En langue Maâ, Nairobi signifie " le commencement de toute beauté, la source de toute fraîcheur". Par elle-même la ville n'a pas grand intérêt. Si on l'apprécie, c'est surtout pour ses jardins que les Anglaises - probablement parce qu'elles s'ennuyaient en l'absence de leurs époux requis par leurs affaires et la chasse - ont su cultiver autour de leurs demeures. Si bien que la verdure a pénétré jusqu'au coeur des quartiers administratifs et qu'une débauche d'arbres, de plantes et de fleurs adoucit et éclaire cet univers de pierre et fait de Nairobi, peut-être la capitale la plus riante du continent africain.
Au début du siècle, le lieu était cependant inhospitalier, marécageux et infesté de bêtes sauvages. Mais il avait l'avantage d'être le dernier site plat avant l'escarpement du Rift. Aussi, est-ce en raison de cette commodité qu'il fût choisi pour établir le camp où vivraient en permanence les ingénieurs et les responsables du chemin de fer que les Anglais avaient entrepris de construire entre Mombasa et les rives du lac Victoria, afin de protéger les sources du Nil, d'en finir avec les caravanes des marchands d'esclaves et, par la même occasion, affirmer leur présence en Afrique de l'Est. Si les travaux pharaoniques nécessités par l'installation de la voie ferrée avaient coûté la vie à 2 500 ouvriers et fait 6 500 blessés, ils avaient permis très vite à Nairobi de se développer au point de détrôner l'antique Mombasa, d'affecter la ville neuve d'airs de plus en plus citadins au fur et à mesure qu'elle grandissait, s'imposait, voyait venir à elle industriels, hôteliers, marchands, négociants de tous poils et que s'implantaient les structures indispensables qui assureraient sa vie financière de grande cité. Mais si cette ville se proposait d'être un carrefour des religions, un centre urbain important où se côtoierait une société bigarrée, se signeraient des traités, délibéreraient des gouvernements, ce n'est pas là que se dévoile l'Afrique, ce n'est pas ici que bat son coeur. Pour l'atteindre et l'entendre, il est urgent d'emprunter le boulevard qui file vers l'ouest. Alors, soudain, s'ouvre devant nos yeux la grande Afrique, apparait le commencement de toute beauté.
On ne peut nier que la nature a façonné ce continent à une échelle monumentale où se découvrent aussi bien des prairies archaïques, qui semblent nous restituer les images fondamentales des grands espaces nourriciers, que des lacs vastes comme des mers, que l'on y baigne tantôt dans l'atmosphère mélancolique et étouffante des forêts, tantôt dans l'univers figé des neiges éternelles. Oui, les paysages les plus extrêmes s'y succèdent, depuis la savane quasi désertique à la végétation rare, que griffent ici et là quelques rus asséchés, jusqu'à la jungle équatoriale écrasée sous sa masse de feuillages parasites enlacée dans les noeuds de ses plantes rampantes et comme étouffée par la prolifération de ses végétaux. Rien ne semble apaiser l'appétit dévorant de la grandeur. Elle y est maîtresse de l'espace. Elle le conditionne selon le seul parti pris qui ait droit d'asile à ses yeux : le hors mesure. Non seulement elle est ici à son aise, mais elle y est sans rivale. Elle joue cavalier seul et ne se prive d'aucun excès. En ce pays où le fantastique rime avec quotidien, tout est disproportionné : les papillons sont gros comme des oiseaux, les montagnes, bien que situées à l'équateur, possèdent plusieurs glaciers et on traverse des régions désertiques comme des immensités sans confins. Rien en semble avoir changé depuis le commencement du monde. La lumière, l'eau, les nuages, les arbres ont conservé quelque chose de virginal, semblent se mouvoir dans leur fraîcheur native.
Au Kenya, qui se découvre au visiteur comme une terre promise, on peut à tout instant se croire revenu au commencement des Temps, quand rien encore n'avait changé, pas même le coeur de l'homme, et que le monde ouvrait les yeux à un avenir qui faisait encore la part belle à l'espérance, aucun danger ne paraissant être en mesure de le menacer. La splendeur, qui nous entoure, ne cesse d'émerveiller, d'inspirer un sentiment de reconnaissance et on se surprend à noter sur des petits carnets des descriptions de paysages qui vont des montagnes, dont les neiges éternelles alimentent des lacs couleur émeraude, font croître des forêts de camphriers et de conifères et tapissent les cratères d'une végétation de fougères géantes, de bambous et de lobélies, jusqu'aux rivières qui, après avoir dévalé dans un enchevêtrement de racines, se prélassent ensuite en déroulant, au long de leur cours devenu tranquille, une longue traînée arborescente, si bien que l'on est très vite gagné par une ivresse jubilatoire.
Nous sommes ici au pays des Kikuyus, des gens de petite taille qui descendent des Bantous et dont on trouve les traces dès le troisième millénaire. Aucun détail ne permet cependant de situer les Kikuyus hors de la zone de collines qui entoure les flancs du mont Kenya où ils demeurent depuis le XVIe siècle, cultivant le café et le sisal et que, pour toutes sortes de raisons, on appelle "le pays Kikuyu". Et, il est vrai qu'aucune région n'est peut-être plus belle que la leur. Lorsque l'on vient de Nairobi, on traverse une succession de collines pressées les unes contre les autres, dans un paysage plein de mesure, dont les cultures les plus odorantes sont celles des caféiers aux poudreuses fleurs blanches et au parfum sucré. Puis, brusquement, tout change et s'entrechoque ; après les champs soignés et les forêts, on débouche sur l'escarpement du Rift et on s'engage dans des sentiers qui longent des failles abruptes pour atteindre un plateau au milieu de buissons de jasmin, d'arbres candélabres et d'épineux. Par la suite, on pénétrera dans d'épaisses forêts de cèdres entremêlés de lianes et de mousses aériennes, sous lesquelles poussent des orchidées et où abondent les éléphants, les buffles et les panthères, avant de gagner, après une longue et épuisante ascension, les sommets de cristal. Là, les sons eux-mêmes deviennent fragiles et tout est beau de la clarté bleue des glaciers aux pentes hérissées de séneçons. La légende Kikuyu veut que leur ancêtre Gekoyo eut un jour la visite de leur dieu et que celui-ci le transporta en haut de la montagne voilée devenue le Mont Kenya. Lui montrant l'ensemble du panorama composé de collines et de pâturages, de torrents et de troupeaux, il lui dit que désormais cet Eden lui appartenait parce qu'il en avait décidé ainsi. Dès lors, les Kikuyus se fixèrent en ces lieux et devinrent cultivateurs.
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
Suite de cet article en cliquant ICI
Et pour consulter la lite des articles "ESPRIT DES LIEUX ", cliquer LA