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3 mars 2021 3 03 /03 /mars /2021 10:16
Marcel Proust, lecteur

Difficile d’imaginer qu’un grand écrivain n’ait pas été d’abord un grand lecteur. Il en fut ainsi pour l’enfant Proust qui découvrit, grâce à la lecture, sa vocation, de même que son attirance irrésistible pour la chose écrite. Il eut la chance d’avoir en sa mère et sa grand-mère maternelle deux initiatrices de tout premier ordre, l’une et l’autre férues de lecture considéraient comme absurde de ne pas proposer à un enfant des œuvres de réelle qualité. Elles lui laissèrent par conséquent une totale liberté dans le choix des ouvrages et Proust eut d’instinct une attirance pour les écrivains qui avaient du style et étaient fidèles à leur réalité intérieure. Le petit Marcel fut un lecteur attentif et passionné, d’une curiosité insatiable, d’une réceptivité peu commune et il a d’ailleurs décrit dans son texte sur la lecture les moments inoubliables que celle-ci lui aura permis de vivre. "Il n'y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré"

 

Proust fut un enfant qu’il fallait sans cesse consoler. Sa mère s’y est employée avec ferveur et entre eux se tissera un lien privilégié que la lecture ne fera que renforcer et que l’écrivain raconte dans « Un amour de Swann », choisissant curieusement  « François le Champi » de George Sand, qui n’est probablement pas le meilleur ouvrage cet auteur, mais a l’avantage de nous dévoiler le sentiment excessif, quasi incestueux, que Marcel éprouvait pour sa mère, puisque le récit de Sand raconte l’amour d’un petit garçon pour la femme d’un meunier qui l’a adopté et qu’il épousera plus tard, étant donné qu’il n’y a pas entre eux de lien de parenté. Il y a là l’ambiguïté qu’aime à susciter Proust et que l’on retrouvera plus tard dans La Recherche lors de la scène à la piscine Deligny, où sa mère en maillot de bain lui apparaîtra alors comme une déesse désirable, hantise probable du désir oedipien et culpabilité permanente qu’il entretint avec un certain masochisme. Dans « Le Temps Retrouvé », il apercevra un exemplaire de « François le Champi » dans la bibliothèque du duc de Guermantes et la vue de l’ouvrage sera comme la madeleine ou le pavé inégal de la cour des Guermantes, un rappel émouvant et un instant vécu à l’état pur, grâce au phénomène de la mémoire involontaire.

 

 Il n’en reste pas moins étrange que George Sand soit le seul auteur que Proust cite dans « La Recherche » à propos de ses lectures enfantines, alors qu’il en avait de nombreuses dans la réalité. Ainsi il se passionnera pour « Le capitaine Fracasse » de Théophile Gautier, une histoire de cape et d’épée comme les aiment en général les garçons  et il le dira dans « Jean Santeuil » : «  Un auteur que l’on aime devient une sorte d’oracle que nous aimons à consulter » - ainsi la littérature a-t-elle eu dans sa vie et dans son œuvre un attrait considérable, illustré, entre autre, par le personnage de Bergotte, mais il sut, néanmoins, à propos de la lecture en limiter l’importance. Adolescent, Alexandre Dumas sera également l’un de ses auteurs de prédilection, enfin la lecture des « Mille et une nuits », qu’il lût dans une traduction de Galland, l’impressionnera à un point tel qu’il lui réservera une place importante dans « La Recherche », tout en veillant à bien signifier sa différence.

 

Proust fut, par ailleurs un oiseau de nuit. On sait l’importance qu’il accorde à ce royaume de la transposition et du rêve où l’on envisage le monde autrement en consacrant davantage de place à l’imagination. Très tôt aussi, il se plaira à parodier les auteurs qu’il aimait. Il avait un don pour l’imitation vocale mais également pour le pastiche littéraire. D’ailleurs, il s’en méfiera par la suite et, passé le temps des pastiches qu’il publiera dans le Figaro, il trouvera sa voix car, disait-il, « chaque écrivain est obligé de faire sa langue, comme chaque violoniste est obligé de faire son son ». Il s’est d’ailleurs toujours attaché à analyser le style et la technique des écrivains mais, prudent, fera en sorte de n’en extraire que ce qui pouvait le servir – chaque écrivain ayant ses sources – et Dieu sait que Proust eut les siennes avant de devenir source à son tour pour ses successeurs nombreux à venir s’y désaltérer - et n’en usera qu’avec intelligence et en donnant une vie comme revisitée, réinventée, aux techniques diverses de ses prédécesseurs. Il connaissait trop le danger d’annihiler ses propres facultés créatives au contact de ses auteurs favoris, faute menaçante et grave qu’il dénoncera à plusieurs reprises : - «  la capacité de lecture profitable, si l’on peut ainsi dire, est beaucoup plus grande chez les penseurs que chez les écrivains d’imagination. Schopenhauer, par exemple, nous offre l’image d’un esprit dont la vitalité porte légèrement la plus énorme lecture, chaque connaissance nouvelle étant immédiatement réduite à la part de réalité, à la portion vivante qu’elle contient ». Et encore : «  Un esprit original sait subordonner la lecture à son activité personnelle ».

 

Etudiant en propédeutique, il se passionnera pour les traductions d’Homère par Leconte de Lisle qui fondent le mythe du premier écrivain. Il interprétera d’ailleurs la cécité d’Homère comme une cécité métaphysique, le regard se fermant au monde extérieur pour mieux s’ouvrir à l’essentiel : monde intérieur délivrant un message selon lequel le véritable artiste doit fermer ses yeux au monde pour entrer en résonance avec lui-même. Dans « Essais et Articles », on lit d’ailleurs ceci à propos d’Homère représenté dans une toile de Rembrandt, toile qui sert ainsi à illustrer la métaphore du regard visionnaire : Voilà  - ce regard qui a compris et doux, du Christ devant la femme adultère,  ce regard du poète qui se redit les vers avec tout leur sens, de l’Homère, ce  regard qui voit toutes les misères, du Christ des pèlerins d’Emmaüs et qui, Christ près des femmes adultères, Homère, Christ des Pèlerins d’Emmaüs, ont le corps étriqué, le geste détendu, dont tout le corps est attentif à leur pensée, et dont les yeux non pas droits et fiers, mais fixes, remplis d’une pensée que c’est notre pensée qui recueille et reconnaît dans leurs orbites respectueuses de ce qu’ils contiennent, et tendus à ne pas la laisser échapper, et le dos voûté volontiers et l’air humble, comme si toute grande pensée, d’Homère ou du Christ, était plus grande qu’eux-mêmes, comme si penser grandement, profondément, c’était justement penser avec un tel respect qu’on ne laisse rien échapper de la pensée.

 

Un peu plus âgé, encouragé en cela par sa grand-mère, il se plonge dans l’œuvre  de Balzac qui ne lui plaît que modérément car son obsession pour la fortune l’agaçait, de même que certaines négligences de style, mais il admirait la puissance de son imagination et le trait de génie du retour de certains des personnages comme Vautrin et Eugène de Rastignac dans plusieurs de ses livres, ainsi que d’avoir parlé de l’homosexualité sans proférer de jugements moraux à cet égard. D’ailleurs les rapprochements entre Charlus et Vautrin sont très significatifs et prouvent l’influence que l’auteur de la « Comédie humaine » eut sur celui de « La Recherche du temps perdu ». Néanmoins, à son sujet, il avoue lors d’une visite à Bernard Fay : « Croyez-vous que ces interminables descriptions, placées au début de la plupart de ses romans, soient distrayantes ou faciles à lire Pourtant le lecteur averti discerne que là réside le nœud de l’intrigue, la solution de tous les problèmes qui seront posés au cours du récit ». Cela, avant de s’enthousiasmer pour Baudelaire, Leconte de Lisle, dont il appréciait la précision de langage et la richesse des références classiques, puis pour Tolstoï, Dickens et George Eliot. Enfin ce seront Racine et Saint-Simon qui l’encouragèrent à ne point se plier aux règles habituelles de la grammaire afin d’obtenir plus de force dans l’expression. Mais si Proust considère qu’un écrivain n’a pas à se soumettre aveuglément aux règles de grammaire, il entend respecter scrupuleusement le sens exact des mots, les mots communs devant être utilisés avec la plus grande précision. Toutefois, si le style le préoccupait, la mémoire, et plus particulièrement le phénomène de la mémoire involontaire et son rôle dans la création artistique, l’obsédait littéralement. Trois écrivains, qu’il appréciait, Chateaubriand, Nerval et Baudelaire y attachaient eux aussi une semblable importance. Ces prédécesseurs lui donnèrent ainsi le sentiment qu’il était sur la bonne voie et qu’il devait s’y engager et en analyser les ressources immenses. Le passage de la madeleine n’est pas sans rappeler le chant de la grive dans les bois de Combourg dont usa le vicomte. Proust ne manqua pas de reconnaître, à sa façon, sa dette envers son aîné : « N’est-ce pas à une sensation du genre de la madeleine qu’est suspendue la plus belle partie des Mémoires d’Outre-Tombe ? » - écrira-t-il avec une certaine mauvaise foi, car c’est le contraire qu’il aurait dû dire : «  N’est-ce pas à une sensation du genre du chant de la grive qu’est suspendue la plus belle partie de « A la Recherche du Temps perdu » ?

 

Par ailleurs, « Les Fleurs du mal », dont il souligne : « Ce livre sublime mais grimaçant, où la pitié ricane, où la débauche fait le signe de la croix, où le soin d’enseigner la plus profonde théologie est confié à Satan » - l’interpelle à coup sûr. Tout au long de sa vie et de ses écrits, Proust cite Baudelaire et le considère comme le plus grand poète du XIXe siècle. Selon lui, le poète jouit du verbe  « le plus puissant qui ait éclaté des lèvres humaines », un verbe cent fois plus fort  que celui de Victor Hugo et une poésie qui a le mérite de n’avoir d’autre but qu’elle-même. Il souligne que « ressentir toutes les douleurs mais être assez maître de soi pour ne pas se déplaire à les regarder » - éclaire la conception esthétique et morale du poète qui apparaît presque aussi hanté par le mal que Dostoïevski. Comme Proust, Baudelaire avait la nostalgie du paradis perdu de l’enfance et souffrait de son manque de détermination ; comme lui, il aimait passionnément sa mère et s’adonnait aux narcotiques. Ces écrivains étaient sa véritable parentèle. Il s’inscrivait déjà dans leur lignée prestigieuse.

 

Depuis sa plus tendre enfance, Marcel Proust a été sensible à la poésie et lui-même écrivit quelques poèmes qui ne sont pas mémorables, du moins la poésie aura-t-elle inspiré sa prose et, le lire à voix haute, est l’assurance qu’il fût à sa façon, et en prosateur, un grand poète. Oui, la poésie a agi à la manière d’une irradiation. Que ce soit Baudelaire, Vigny, Nerval, Sully Prudhomme, ces poètes lus avec passion et attention auront laissé leur empreinte dans sa sensibilité  et tissé des réseaux thématiques importants, ne serait-ce que dans les fondations et soubassements de son grand-œuvre : La RechercheNous savons, d’autre part, que le fait de trouver sa voix personnelle est survenu tardivement dans sa vie, d’où l’intérêt, la curiosité qu’il a accordé à écouter, entendre, disséquer celles des autres. Ainsi ses lectures ont-elles participé au dynamisme permanent de son évolution créatrice, sans qu’il ne cède jamais à la tentation de les imiter. Sa formidable culture littéraire est un des éléments constitutif de son génie, de cette structure interne qui lui a permis d’élever son œuvre à la hauteur de ses aspirations.  Aurait-il été l’écrivain qu’il fût s’il n’avait pas été un pareil lecteur ? Probablement pas ! C’est d’ailleurs grâce à ses lectures, nombreuses et attentives, qu’il a pu truffer de citations les dialogues de ses personnages et donner à chacun une voix particulière et étonnement personnelle. Ses amis prétendaient qu’il avait tout lu et rien oublié.

 

Parmi les grands textes qui l’ont forgé et ont fait de lui un héritier, il faut citer les incontournables : Racine, Madame de Sévigné, Ruskin, Edgar Poe et Dostoïevski. A Edgar Poe, par exemple, il empruntera ni plus, ni moins, sa méthode de composition, celle-ci étant capitale pour tout écrivain et elle le sera d’autant plus que celle de Poe est originale : commencer par la fin. Proust n’hésitera pas à suivre ce conseil après avoir lu Poe et écrira, dans une lettre à Mme Straus, cette phrase énigmatique à l’époque : « Je viens de commencer – et de finir – tout un long livre. » La suggestion d’Edgar Poe vient de rencontrer un émule. On voit qu’aucun acquis théorique n’est perdu pour Marcel et qu’il récolte son miel au fur et à mesure de ses lectures, sachant les sucs des fleurs qui lui sont les plus favorables. Et il poursuit : « Ce n’est qu’à la fin du livre, et une fois les leçons de la vie comprises, que ma pensée se dévoilera. » Ainsi obéit-il aux impératifs d’un plan secret, transposant une construction en un parcours de vie, la vie étant le symbole incarné d’une existence.  Que faisait d’autre Baudelaire en notant à son tour : « Un bon auteur a déjà sa dernière ligne en vue quand il écrit les premières. », sinon de paraphraser Poe qui considérait toute œuvre comme une « totalité préconçue ». Chez Madame de Sévigné, ce que Proust admirera le plus, à la suite de sa grand-mère et de sa mère, sera l’élégance du style, et à ces deux êtres indissociables de sa vie réelle, il ajoutera le personnage fictif de Mme de Villeparisis qui aura, au sujet de l’épistolière, une longue discussion avec le baron de Charlus dans « A l’ombre des jeunes filles en fleurs » ; ainsi Proust se plaît-il à nous plonger dans le Grand-Siècle avec ses formules et gestes de politesse inculqués comme un art.

 

Par ailleurs, le fait que John Ruskin, Stevenson, George Eliot ou Thomas Hardy soient peu mentionnés dans La Recherche ne signifie nullement qu’ils ont eu peu d’influence auprès du lecteur Proust. Comme Baudelaire, peu cité également, ils ont été entièrement intériorisés. Dans une lettre à Robert de Billy, Proust s’en explique : « C’est curieux que dans tous les genres les plus différents, de George Eliot à Hardy, de Stevenson à Emerson, il n’y a pas de littérature qui ait sur moi un pouvoir comparable à la littérature anglaise et américaine. L’Allemagne, l’Italie, bien souvent la France me laissent indifférent. Mais deux pages du « Moulin sur la Floss »  (d’Eliot) me font pleurer. » Et dans cette lettre, Proust ne fait même pas allusion à  Ruskin, pas plus que dans son œuvre d’ailleurs, alors que son influence fut, à maints égards, déterminante. Voilà un auteur qu’il a traduit avec l’aide de sa mère et qui l’a ouvert à la beauté de l’art médiéval, tout en lui inspirant nombre des propos qu’il placera dans la bouche du peintre Elstir. Proust passera neuf années dans l’obsession de Ruskin et finira par s’éloigner, car il lui fallait désormais – pour exister lui-même – se détacher du vieux maître, tuer le père, de façon « à renoncer à ce qu’on aime pour le recréer ». Du moins le chroniqueur anglais aura-il eu le mérite d’ouvrir les yeux du jeune Marcel sur l'art en général : peinture, architecture, littérature, mais également géologie, botanique, ornithologie, économie politique, il semble que presqu’aucun sujet n’ait échappé à la curiosité et à l’esprit d’analyse de Ruskin. Proust le découvrit grâce à Robert de la Sizeranne et à son étude « Ruskin et la religion de la beauté », dont le titre ne pouvait manquer de retenir son attention. Pour Ruskin, l’artiste était le lien entre la nature et l’homme et, son obligation, celle de ne dépeindre que ce qu’il voit, considération qui confortait Proust, celui-ci estimant ne pas avoir d’imagination. Sa passion naissante pour le philosophe anglais sera si totale qu’il abandonnera la rédaction un peu brouillonne de «Jean Santeuil» pour s’atteler à la traduction de «La bible d’Amiens». Cette traduction se fera avec l’aide de sa mère, qui maîtrisait parfaitement l’anglais, contrairement à son fils, et les rapprochera d’autant plus qu’Adrien Proust venait de mourir. Mais le traducteur de Ruskin cherchait déjà la forme d’une œuvre personnelle et celle-ci avait le mérite de lui révéler une structure dont il recueillait précieusement les éléments constitutifs pour se les appliquer à lui-même. Ainsi Ruskin et Poe auront-ils largement contribué à forger la technique de la construction de La Recherche. Ce qui n’est pas une mince influence !
 

Sa relation avec la littérature russe est différente. D’abord Tolstoï, « ce dieu serein » qu’il place très haut dans le panthéon de ses artistes, bien au-dessus de Balzac, pour la simple raison qu’il considérait sa conception romanesque proche de l’idéal littéraire. Il écrira dans « Contre Sainte-Beuve » :
« L’impression de puissance et de vie chez Tolstoï vient précisément de ce qui n’est pas observé, mais que chaque geste, chaque parole, chaque action n’étant que la signification d’une loi, on se sent mouvoir au sein d’une multitude de lois. »
Quant à Dostoïevski, c’est l’obsession du crime qui le fascinait : « Tout cela me semble aussi loin de moi que possible, à moins que j’aie en moi des parties que j’ignore, car on ne se réalise que successivement. » Un jour, alors qu’un journaliste lui demandait quel était le plus beau roman du monde qu’il ait lu, Proust avait répondu : L’idiot de Dostoïevski. Il avouera même à Gaston Gallimard qu’il y a beaucoup de Dostoïevski dans la conception de « Du côté de Guermantes ». Dans « La Prisonnière », il s’en explique longuement à Albertine qui devait trouver cela bien ennuyeux :

 

Mais est-ce qu’il a jamais assassiné quelqu’un, Dostoïevsky ? Les romans que je connais de lui pourraient tous s’appeler l’Histoire d’un Crime. C’est une obsession chez lui, ce n’est pas naturel qu’il parle toujours de ça. – Je ne crois pas, ma petite Albertine, je connais mal sa vie. Il est certain que comme tout le monde il a connu le péché, sous une forme ou sous une autre, et probablement sous une forme que les lois interdisent. En ce sens-là il devait être un peu criminel, comme ses héros, qui ne le sont d’ailleurs pas tout à fait, qu’on condamne avec des circonstances atténuantes. Et ce n’était même peut-être pas la peine qu’il fût criminel. Je ne suis pas romancier ; il est possible que les créateurs soient tentés par certaines formes de vie qu’ils n’ont pas personnellement éprouvées. Si je viens avec vous à Versailles comme nous avons convenu, je vous montrerai le portrait de l’honnête homme par excellence, du meilleur des maris, Choderlos de Laclos, qui a écrit le plus effroyablement pervers des livres, et juste en face de celui de Mme de Genlis qui écrivit des contes moraux et ne se contentera pas de tromper la duchesse d’Orléans, mais la supplicia en détournant d’elle ses enfants. Je reconnais tout de même que chez Dostoïevsky cette préoccupation de l’assassinat  a quelque chose d’extraordinaire et qui me le rend très étranger. Je suis déjà stupéfait quand j’entends Baudelaire dire :

Si le viol, le poison, le poignard, l’incendie…

C’est que notre âme, hélas ! n’est pas assez hardie.

Mais je peux au moins croire que Baudelaire n’est pas sincère. Tandis que Dostoïevsky … Tout cela me semble aussi loin de moi que possible, à moins que j’aie en moi des parties que j’ignore, car on ne se réalise que successivement. Mais c’est un grand créateur. D’abord, le monde qu’il peint a vraiment l’air d’avoir été créé pour lui. Tous ces bouffons qui reviennent sans cesse, tous les Lebedev, Karamazov, Ivolguine, Segrev, cet incroyable cortège, c’est une humanité plus fantastique que celle qui peuple la ronde de Nuit de Rembrandt. Et peut-être pourtant n’est-elle fantastique que de la même manière, par l’éclairage et le costume, et est-elle au fond courante. En tout cas elle est à la fois pleine de vérités, profonde et unique, n’appartenant qu’à Dostoïevsky.
 

 

Proust s’insérait ainsi dans une lignée en digne héritier de la littérature, celle qui a façonné son art puisqu’il sut toujours s’abreuver aux sources les plus pures. Racine, en particulier, tient un rôle capital dans « La Recherche », car de tous les écrivains qui ont accompagné, nourri l’imaginaire proustien, aucun n’occupe la place dévolue à Racine, essentielle pour la compréhension du personnage du narrateur. Lors de ses études, Proust avait rédigé une composition française qui consistait à comparer Corneille et Racine et l’élève Proust, sans chercher à dissimuler un penchant évident pour l’auteur de Bérénice, « le poète de la rébellion farouche », soulignait honnêtement les évidentes qualités du « précurseur génial ». « Aimer passionnément Racine, ce sera simplement aimer la plus profonde, la plus tendre, la plus douloureuse, la plus sincère intuition de tant de vies charmantes et martyrisées, comme aimer passionnément Corneille, ce serait aimer dans toute son intègre beauté, dans sa fierté inaltérable, la plus haute réalisation d’un idéal héroïque » - écrira-t-il plus tard dans « Contre Sainte-Beuve ». Dans « La Recherche », il faut avouer que Corneille est passablement oublié au profit de Racine, présent et même omniprésent depuis l’enfance du narrateur à Combray. Il saura, comme le souligne finement Mme Muhlstein dans son ouvrage « La bibliothèque de Marcel Proust », fausser le sens de certaines tirades et créer une lecture homosexuelle d’un comique inégalable d’ « Athalie » ou d’ « Esther » et utiliser « Phèdre » afin d’illustrer les tragiques ravages provoqués par la jalousie et l’amour repoussé dans « La Fugitive », Phèdre étant pour Proust le symbole même de l’amour maladie.

 
Ainsi, dans l’ensemble de « La Recherche », les citations de Racine sont-elles nombreuses et diverses pour souligner les sentiments éternels ou particuliers éprouvés par les personnages. L’auteur ne cessera d’avoir recours aux vers d’ « Athalie » pour décrire la chute de Nissim Bernard, l’oncle de Bloch, qui se plaît à débaucher un commis du Grand Hôtel ou un garçon de ferme et use de sa majestueuse sévérité pour pointer du doigt les manœuvres de ce vieux vicieux vantard et sans scrupules. Cette symbiose entre deux écrivains de génie permet au plus moderne des deux d’oser utiliser le langage classique de l’aîné avec aisance et une indiscutable audace. Nous voyons que la lecture a non seulement contribué à élaborer la culture de l’enfant, puis de l’adolescent Proust, mais qu’elle l’a éveillé à des mondes divers dont celui très vaste des idées, a provoqué en lui des émotions nombreuses et l’a éclairé intellectuellement, tout en façonnant ses goûts. Le lecteur qu’il a été, si attentif, si curieux, si avide, si exigeant,  se retrouve dans l’écrivain qu’il sera tout aussi attentif et soucieux de s’insérer dans une filiation et de n’accepter l’héritage qu’en veillant à l’élargir,  l’approfondir, le renouveler. Si, dans un premier temps, il se consacre aux livres des autres comme ce sera le cas avec la traduction de « La Bible d’Amiens » de John Ruskin et ose des pastiches grâce à son talent d’imitateur, une fois ces étapes franchies, il lui faut se lancer et épouser la grande aventure qui est celle de l’écrivain vivant dans l’impatience, la jubilation, le doute, la douleur de la gestation, consacrant ses ultimes forces «  à la transcription d’un univers qui est à redessiner tout entier » - soulignera-t-il. Mais l’idée de lecteur ne le quittera jamais, conscient qu’il ne travaille que dans le but d’éveiller l’intelligence de milliers de lecteurs à venir, afin, qu’à leur tour, ils se penchent sur «  le grand miroir de l’esprit (qui) reflète une réalité nouvelle ».

 

Si lire, c’est partager, écrire, c’est se donner et, en se donnant, se multiplier, s’universaliser. Il est vrai que pour Proust, la vie est avant tout une recréation de l’intelligence, le vrai réel est celui que notre imagination recompose et transcende, tant il est vrai que l’essentiel – et là il rejoint Saint-Exupéry – est invisible pour les yeux et ne l’est que pour l’œil intérieur, c’est-à-dire le coeur. C’est la force de notre esprit qui est en mesure de surmonter nos tares, c’est la puissance de notre pensée qui nous délivre de notre enfermement psychique (rappelons-nous La Prisonnière) et nous permet de passer outre aux contraintes de l’espace et du temps. Proust a eu le mérite de chercher le salut dans la contrainte. Si, dans un premier temps, il s’est immolé dans la douloureuse gestation de l’œuvre et si, en épuisant ce vécu, il s’est exercé à en vaincre la faiblesse, sa rédemption est avant tout envisagée dans une optique humaine. Proust ne demande pas à un dieu de lui prêter sa force, il s’honore de la trouver en soi. Il ne prie pas les anges et les saints de le délivrer du mal, il s’en délivre seul. Mais là où il diffère de Nietzsche et s’approche de Dostoïevski, c’est que, dans son élan, il entraîne le lecteur, son frère humain. Se sauver ? Sans doute, mais ensemble. Car c’est l’œuvre qui est immortelle, elle qui est sanctifiante et rédemptrice, elle qui se partage. Elle est le lieu de rencontre privilégié, comme l’est le chœur de la cathédrale que Proust s’est plu à édifier afin que l’auteur et le lecteur soient unis dans une semblable communion d’esprit. C’est bien là la seule forme de communion dont il avait rêvé lorsqu’il nous demandait de nous pencher sur nous-mêmes, de nous examiner avec probité afin de déceler en nous des traits communs à tous les hommes. En le lisant, nous devenons les lecteurs de nous-mêmes comme autrefois, en lisant les autres, Proust s’était déjà révélé son propre lecteur.

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

 

*« Proust ou la recherche de la rédemption » Armelle Barguillet Hauteloire  - Editions de Paris

 

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commentaires

J
Superbe blog , passionnant
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A
Merci Jack Dub.
I
Armelle, par vous, je continue à découvrir Proust! Je savais qu'il était un grand lecteur,et je crois que tous les écrivains le sont, mais j'ignorais ses auteurs préférés, et vous me les dévoilez.<br /> Il a été, comme ceux que vous citez, une vie durant habité par l'enfance.<br /> Je n'ai pas vu de ressemblance entre lui et Baudelaire, mais, comme vous le dites, avoir aimé et fréquenté ce poète l'aura marqué quand Même.Et puis il y a des résonances profondes qui nous échappent...<br /> Vous m'apprenez qu'il était obsédé comme Dostoïevski Poe, Baudelaire...par le Mal,mais chez lui c'était plus subtil, moins évident. En revanche un certain mysticisme est dans tous ces auteurs aimantés par le Mal. <br /> Je vous ai confié que pour moi Baudelaire était le plus grand de tous les poètes et qu 'il avait créé à âme découverte, et même déchirée. Je n'ai pas aimé tous ses poèmes, mais son génie d'aller au pire et au meilleur, la force de ses vers...<br /> Merci, Armelle , de m'avoir rendu votre cher Marcel Proust plus intime.<br /> Isabelle
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A
Cela me fait plaisir que vous appréciez, avec votre subtil discernement et votre culture, le meilleur de cet auteur ... toujours en quête lui aussi.
T
Merci pour ce bel article, Armelle.
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A
Merci Tania.

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