Marcel Proust dans sa "Recherche" a su réunir magnifiquement tous les arts comme expression et finalité de l’être humain. Il n’a pas manqué d’y représenter des figures d’artistes et d’ériger en un personnage les qualités et talents d’artistes vivants que ce soit à travers Elstir le peintre, Vinteuil le musicien et Bergotte l’écrivain. Ainsi retrouve-t-on en eux un peu de Monet, de Sisley, de Helleu, de Satie, de Reynaldo Hahn, de Fauré, de César Frank ou encore d’Anatole France, ses contemporains. Par ailleurs, Proust a pris soin d’évoquer à maintes reprises dans la "Recherche" Racine, Baudelaire, Chateaubriand, Nerval, Saint Simon, se plaçant lui-même dans la succession d’un Balzac, d’un Barbey d’Aurevilly, d’un La Rochefoucauld, voire même d’un Buffon. Ceci dans une tension de la volonté rendue visible dans l’œuvre par la multiplicité des éléments qui la composent et reprenant le mythe de l’écrivain "total" puisque chaque œuvre a vocation à vous nourrir dans une évolution créatrice.
Tout au long de la "Recherche" se murmure en leitmotiv la petite phrase de Vinteuil et une relation s'établit spontanément entre la musique et le phrasé proustien qui ont en commun l’expression artistique la plus harmonieuse. C’est également l’écoute d’une oeuvre à travers le temps, sa mutation permanente qui suscite presque fatalement notre réflexion et notre mélancolie. Et n’est-ce pas la mémoire et son pouvoir de réactualisation qui crée ce phénomène d’une restitution d’un temps … à l’état pur comme l'entendait Marcel Proust ? Toute recherche artistique est une quête de communication. Rappelons-nous que pour l'écrivain tout peut devenir musical. Ainsi le souffle d’Albertine comparé au «pur chant des anges». Et encore, la corde de l’affûteur de couteaux, ces bruits habituels de la rue au sortir du sommeil que sont la trompette du rempailleur, le bruit du rideau de fer qu’on lève, la corne du tramway, en quelque sorte l’enchantement des vieux quartiers, la litanie des petits métiers. Evidentes ramifications avec la musique d’un Eric Satie.
Les notes de Wagner, les couleurs d’Elstir constituent l’essence qualitative des sentiments dans leur expression la plus aboutie. L’écrivain se charge en quelque sorte de procéder à l’osmose d’entités différentes afin d’établir des connexions entre ces univers. Seule, selon Proust, la relation avec l’art mène à une relation totale, plus absolue que la relation amoureuse trop souvent entravée et menacée par de multiples ruptures. On voit dans "La Recherche", le narrateur reconquérir progressivement sa liberté à la suite de la fuite d’Albertine.
Marcel Proust trouve toujours dans la musique une joie intense et des moments d’exception. Il dit être dans une situation «magique» et entrevoir un autre monde. Seule solution pour sortir de nos contingences matérielles et physiques. Impressions que nous sommes en mesure de rencontrer là où nous les attendons le moins, alors que la relationnel amoureux nous circonscrit dans de constantes restrictions émotionnelles et affectives qui suscitent très vite, trop vite, l’ennui et la jalousie. Seul l’art nous permet d’atteindre le sublime et de nous élever au-dessus de nous-même. Pour l’écrivain, l’art – et la musique en particulier – sont aptes à nous faire entrevoir un monde extra-temporel. « La musique n’est-elle pas l’exemple unique de ce qu’aurait pu être la communication des âmes » - affirmait-il. Proust, touché par cet universalisme de la pensée, résumait ainsi sa propre métaphysique : « Le monde extérieur existe mais il est inconnaissable ou connaissable partiellement, le monde intérieur est connaissable mais il nous échappe sans cesse parce qu’il change et se transforme. Seul le monde de l’art est absolu. »
Le roman de Proust ajoute, à une peinture d’une société qui s’apprête à disparaître, une analyse nouvelle de la lutte de l’esprit contre le temps, une difficulté à trouver dans l’existence un point d’ancrage, la nécessité de le chercher au-dedans de soi et surtout la possibilité de l’établir et de le stabiliser dans l’œuvre d’art. C’était, d'après lui, la seule façon de le vaincre : le fixer à jamais dans l’éternité de l’œuvre. Le rôle dévolu à l’art réside, par conséquent, à transmettre cette part essentielle qu’est le monde invisible, monde où ce que nous avons vécu dans la hâte et l’urgence, de façon anecdotique, atteint sa plénitude et son véritable sens. L’intérêt de la lecture est de tenter de trouver dans une œuvre, chez un auteur, des perspectives nouvelles, de nous donner à voir ce qui se cache derrière un style, une vision, une atmosphère, une histoire. Avec Proust, les perspectives sont certes quasi infinies car il a écrit avec « La Recherche » une sorte d’évangile où il traite non seulement du monde mais de l’envers des choses, ce qui est enfoui au plus profond du mystère de l’être. Ce n’est certes pas le monde tel qu’il est qui le sollicite, mais tel qu’il le recrée dans une réalité, la seule qui lui soit intéressante : la sienne. Avant Freud, du moins à la même époque que lui et sans qu’il le connaisse, Marcel Proust a eu l’intuition aiguë et étrangement prémonitoire de l’inconscient. D’autre part, juif agnostique, il rejoindra le religieux et la transcendance par le poétique, en quelque sorte une transcendance poétique, tant il est vrai qu’il n'aspire nullement à une quelconque reproduction de quoi que ce soit, mais à une équivalence, une équivalence qui fait de sa recherche une oeuvre absolue, une re-création du monde.
Alors que l’impressionnisme est fondamentalement existentiel, Proust se retranche de cet existentiel et soustrait au lieu d’ajouter afin d’atteindre l’essence des choses. En soustrayant, il vise une cible précise et s’y tient. Marcel Proust l’admettait volontiers : je ne sais pas regarder. Certes, il ne regardait pas vraiment ce qui était devant lui, il faisait davantage, il voyait, parce que voir, c'est interpréter et édifier l'invisible au-delà du visible avec le secours de l'intelligence et de la sensibilité. Ainsi sa pensée avait-elle le pouvoir de recréer le monde à chaque instant grâce à son intuition cosmique. Incontestablement, le petit Marcel était un précurseur. N’est-ce pas l’un des pouvoirs de l’art de permettre à l’intemporel d’entrer dans le quotidien et au quotidien de s’introduire dans l’intemporel, si bien que la vie est reçue comme sacrée et que les métaphores, dont use l’écrivain, sont des transfigurations.
La musique, comme tous les arts d’ailleurs, lui était essentielle. Sa mère jouait joliment du piano et, adolescent, il assistait fréquemment à des concerts. Il faut reconnaître que son époque a vu en France une éclosion musicale d’une rare qualité avec des compositeurs comme Debussy, Saint-Saens, Massennet, Chausson, Satie, Ravel, César Franck et Fauré. De plus, Proust eut bientôt comme ami intime Reynaldo Hahn qui était pianiste, chanteur, compositeur et sera un jour directeur de l’Opéra de Paris. Ce jeune prodige initia Marcel à la musique en véritable professionnel, aiguisant son goût et contribuant à former sa culture musicale. Selon lui, la musique avait entre autre pouvoir celui de réveiller nos mémoires assoupies, d'ouvrir dans nos esprits une fenêtre sur l'inconnu. Parmi les morceaux que Proust affectionnait, il y a le « Cantique de Jean Racine » de Gabriel Fauré et le « quatuor en ut mineur opus 15 » qu’il fit jouer dans son appartement parisien parce que cette musique ne se contentait pas de l’inviter à une douce rêverie mais nourrissait son imagination. L’alliance du piano et du violon lui apparaissait comme la plus émouvante, celle qui plonge l’âme dans une forme de béatitude et éveille le cœur solitaire. César Franck fut également un musicien qu’il appréciait. Lorsqu’il découvre, lors d’un concert, le quatuor de César Franck, il invite le quatuor Poulet à venir l’interpréter Boulevard Haussmann et l’écoute de façon quasi religieuse. Il est probable que César Franck et Fauré ont contribué à lui inspirer la fameuse petite phrase de Vinteuil qui se caractérise par une nostalgie poignante et une grande élévation spirituelle.
Pour Marcel, les mots devaient avoir cette même légèreté et le phrasé littéraire être à son tour musical avec une succession de mouvements lents et suspendus. Il est certain que la musique de chambre était sa préférée bien qu’il ait été sensible à la musique wagnérienne, mais la française lui correspondait davantage, elle possédait cette fluidité qu’il s’efforçait lui-même d’employer dans son écriture. Proust a tenté avec succès de faire de « La Recherche » une œuvre qui englobe à la fois la face lumineuse et la face sombre de l’humain aux prises avec la réalité des choses. Les arts y tiennent une place d’autant plus essentielle qu’ils assurent, en quelque sorte, le salut de l’homme, qu’ils sont la voie royale qui mène à une élévation constante, une sorte de transgression spirituelle, et témoignent ainsi de la part intime du divin. Chaque artiste ne se propose-t-il pas de recréer le monde selon sa subjectivité et l’impression n'appartient-elle pas à chacun de nous ? Si bien que l’impression balaye l’esprit d’observation puisque ce dernier est sans cesse abusé par le brouillard des identités et les illusions permanentes. D'autre part, la réalité n’est-elle pas constamment improbable ? Il ne s’agit pas seulement de se souvenir mais de saisir les choses dans une réalité orchestrée, à un moment précis du temps, tellement les choses autour de nous sont mutables. Un peintre a eu récemment cette jolie phrase : « Peindre, c’est éliminer tout ce qui gêne la lumière. » Marcel Proust a agi de cette façon en se référant à sa lumière intérieure et aux variations perpétuelles occasionnées par le temps. Avec lui, nous sommes dans la concomitance des substances, un champ d’expérience qu’il scrute en tournant son regard vers l’intérieur, là où l’impression devient… empreinte. Y a-t-il une cause, y a-t-il une conséquence ? Voilà la question qu’il pose dans un roman qui est celui des paradoxes et qu’il rédige d’une écriture charnelle, foncièrement égocentrique, dans laquelle il infuse toute son âme. D’un style simple, merveilleusement fluide, d’une oralité poétique admirable, l’auteur joue de sa présence en étant toujours au plus près de ce qu’il écrit, sans jamais perdre de vue ce qui lui semble approcher l'art absolu.
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
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