Je me souviens d'une journée de printemps où, me trouvant à Illiers-Combray, je marchais dans les chemins creux, qu'enfant, l'écrivain avait parcourus seul ou avec sa famille. Dans cet environnement miraculeusement épargné, où tout semble en place pour que le temps retrouvé vienne refermer la boucle parfaite du temps perdu, je découvrais intacts la mare de Montjouvain, les sources de la Vivonne, l'église de St Ayman, le Pré Catelan de l'oncle Amiot, la plaine bornée d'arbres, enceinte végétale qui propose aux moissons son ombre tutélaire. Sans oublier les fleurs qui abondent en cette saison : les lilas, les rhododendrons, les pivoines, les luxueux candélabres des marronniers, les pommiers et leurs boutons tendrement roses, les glycines qui s'épandent au-dessus des tonnelles et surtout les aubépines et leur parfum enivrant.
C'est un chemin semblable qui musarde au-dessus de chez moi à Trouville. Depuis le manoir des Finaly, où Proust séjourna à deux reprises, il borde le plateau en surplomb sur la mer. Le soir, il est agréable de l'emprunter quand la tiédeur vespérale exhale les parfums multiples et que les oiseaux, les merles, les grives musiciennes, les rouges-gorges célèbrent à leur façon la fin du jour. En évoquant l'écrivain qui, sans nul doute, s'y promena lorsqu'il vint en 1891 et 1892 aux Frémonts chez son ami Jacques Baignières d'abord, chez les Finaly ensuite. Ce seront pour lui des moments inoubliables où, en leur compagnie, il se promenait dans la campagne ou bavardait sur les terrasses, tandis que la nuit posait sur le paysage sa beauté crépusculaire. Presque rien n'a changé depuis plus de cent ans, alors qu'à l'approche du soir les conversations deviennent plus sourdes, que les oiseaux de nuit émettent leurs cris monotones, que l'air se charge de l'odeur composite de la terre et des arbres. Aux longues traînées rouges qui marquent le ciel, on sait qu'il y a peu d'heures que le soleil s'est allongé sur cette imperceptible ligne d'horizon qui fonde les noces de la mer et du ciel. A gauche, le grand large, à droite, les champs quadrillés de pommiers. La Normandie a ce privilège que la campagne vient y vagabonder jusqu'à l'extrême bord des eaux. On se sent ainsi le familier d'un double paysage : les yeux perdus dans les lointains et proches, à la fois, de la commune ordonnance des choses. Proust m'accompagne depuis si longtemps que mon présent s'éclaire à son passé. Ses phrases rythment de leurs allégros et de leurs andantes les divers temps de ma vie. L'écrivain avait de l'éternité la vision la plus juste : celle que seul le superflu disparaît. De l'essentiel, il s'était fait le chantre. Il avait lancé si loin ses filets que, ce qu'il en avait retiré, était les vestiges de mondes enfouis, les débris de galaxies inconnues, les éclats de mémoires fossiles.
Personne n'a mieux évoqué cette nature printanière que le petit Marcel dans les pages consacrées à son enfance à Illiers et à ses séjours trouvillais, tandis que Jacques-Emile Blanche réalisait de lui un portrait au crayon qui sera suivi, l'année suivante, d'un portrait à l'huile dont le jeune homme était fier, car il y figurait dans la fraîcheur de ses vingt ans. Aussi ne puis-je renoncer au plaisir de vous proposer une flânerie dans les sentiers bordés d'aubépiniers, comme un instant de beauté:
" ... Il me fallut rejoindre en courant mon père et mon grand-père qui m'appelaient, étonnés que je ne les eusse pas suivis dans le petit chemin qui monte vers les champs et où il s'étaient engagés. Je le trouvai tout bourdonnant de l'odeur des aubépines. La haie formait comme une suite de chapelles qui disparaissaient sous la jonchée de leurs fleurs amoncelées en reposoir ; au-dessous d'elles, le soleil posait à terre un quadrillage de clarté, comme s'il venait de traverser une verrière ; leur parfum s'étendait aussi onctueux, aussi délimité en sa forme que si j'eusse été devant l'autel de la Vierge, et les fleurs, aussi parées, tenaient chacune d'un air distrait son étincelant bouquet d'étamines, fines et rayonnantes nervures de style flamboyant comme celles qui à l'église ajouraient la rampe du jubé ou les meneaux du vitrail et qui s'épanouissaient en blanche chair de fleur de fraisier. Combien naïves et paysannes en comparaison sembleraient les églantines qui, dans quelques semaines, monteraient elles aussi en plein soleil le même chemin rustique, en la soie unie de leur corsage rougissant qu'un souffle défait !
... Je poursuivais jusque sur le talus qui, derrière la haie, montait en pente raide vers les champs, quelque coquelicot perdu, quelques bluets restés paresseusement en arrière, qui le décoraient çà et là de leurs fleurs comme la bordure d'une tapisserie où apparaît clairsemé le motif agreste qui triomphera sur le panneau ; rares encore, espacés comme les maisons isolées qui annoncent déjà l'approche d'un village, ils m'annonçaient l'immense étendue où déferlent les blés, où moutonnent les nuages, et la vue d'un seul coquelicot hissant au bout de son cordage et faisant cingler au vent sa flamme rouge...
...Au haut des branches, comme autant de ces petits rosiers aux pots cachés dans des papiers en dentelle dont aux grandes fêtes on faisait rayonner sur l'autel les minces fusées, pullulaient mille petits boutons d'une teinte plus pâle qui, en s'entrouvant, laissaient voir, comme au fond d'une coupe de marbre rose, de rouges sanguines, et trahissaient, plus encore que les fleurs, l'essence particulière, irrésistible, de l'épine, qui, partout où elle bourgeonnait, où elle allait fleurir, ne le pouvait qu'en rose. Intercalé dans la haie, mais aussi différent d'elle qu'une jeune fille en robe de fête au milieu de personnes en négligé qui resteront à la maison, tout prêt pour le mois de Marie, dont il semblait faire partie déjà, tel brillait en souriant dans sa fraîche toilette rose l'arbuste catholique et délicieux."
Du côté de chez Swann ( Combray )
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
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