Laure Hillerin a consacré la plupart de ses ouvrages à des personnages considérés comme des aristocrates épris de frivolités et dont les existences ne seraient qu’une suite de mondanités sans intérêt, alors que, plongeant dans les archives, elle redonne à ceux-ci leur juste dimension sociale et intellectuelle. Ses livres précédents sur la duchesse de Berry et la comtesse Greffulhe étaient déjà une immersion dans un historique passionnant que nous survolions jusqu’alors sans tenter de l’approfondir et voilà qu’elle nous propose aujourd’hui la biographie de deux personnages hauts en couleur : Boni de Castellane et son épouse américaine Anna Gould*. Cet ancien monde, tant décrit par Marcel Proust, prend ainsi un nouveau et surprenant relief et la chronique consacrée à ce ménage si mal assorti nous offre une suite de rebondissements inattendus, des heures fastueuses aux lendemains qui déchantent, qui capte notre curiosité et notre intérêt de bout en bout.
Je me souviens du palais rose qui me faisait rêver dans les années 69. Ce gracieux monument en plein cœur de Paris, c’était le grand siècle ressuscité par un homme au goût incomparable qui, grâce à l’argent de sa femme, en avait fait un lieu d’enchantement. Les fêtes s’y succédaient et la dernière soirée mémorable était donnée le 12 janvier 1905 en l’honneur du roi Don Carlos du Portugal. « Ce soir-là, un brouillard d’hiver enveloppe Paris et le Trianon nimbé de lumière émerge de la brume comme un songe ». Ce personnage hors du temps, la roche Tarpéienne va bientôt le précipiter dans le vide. Anna Gould a décidé de divorcer et d’aller porter son argent ailleurs. Boni le magnifique a tout perdu, mais ces événements seront l’occasion de faire apparaître l’autre face de lui-même : derrière l'homme trop gâté par le sort se révèle soudain un Don Quichotte qui vivra son crépuscule avec autant de panache que d’élégance, d’intelligence que d’humour. « Qu’un homme ait retrouvé la bonne humeur et l’équilibre de sa vie après avoir été secoué par tant de succès et tant de revers, cela n’est pas une chose tellement commune. M. Boni de Castellane s’est plu à vivre une vie personnelle après avoir goûté au mirage d’une vie factice. Il aura eu l’esprit de ne vouloir ni la fin de Brummell ni celle de Pétrone. » - écrira le journaliste de l’Illustration Albéric Cahuet lors de la sortie en librairie de ses" Mémoires".
Homme de grande culture et excellent père de ses trois fils, Boni s’intéressera à tout : les arts bien sûr, mais également l’histoire et la politique qu’il pratiquera avec lucidité, transformant ces divers lieux de vie en véritable salon diplomatique où se croisaient les hommes et femmes qui comptaient à l’époque : Arthur Balfour, Aristide Briand, le maréchal Joffre, la reine de Roumanie, le shah de Perse, Clémenceau, ainsi que des écrivains comme Barrès et Claudel ou l’historien Jacques Bainville qui disait de lui : "Son goût était à lui seul une richesse". Atteint d’une maladie rare, Boni vivra sa dernière croisade sans rien perdre de sa gaieté et de sa formidable curiosité d’esprit et partagera avec Marcel Proust ce que Laure Hillerin nomme « un ballet épistolaire de séduction mutuelle ». Nous n’avons, hélas ! - que quelques lettres adressées par Proust à Boni entre juin 1919 et décembre 1920 et deux réponses de ce dernier qui prouvent les unes et les autres qu’ils s’appréciaient. La vie de Boni va bientôt ralentir son rythme au point qu’il notera non sans humour « qu’il surveille son agonie ». "Il a l’héroïsme de la gaieté" – souligne l’auteure. Il meurt le 20 octobre 1932 entouré de sa mère, de ses fils et de ses frères, à l'âge de 65 ans.
Quant aux tribulations d’Anna Gould, elles n’ont pas cessé depuis le divorce. Mariée en secondes noces avec un cousin de Boni, elle est devenue duchesse de Talleyrand et continue à mener grand train. Elle aura deux enfants de ce second mariage et sera aussi trompée par son nouveau mari que par l’ancien, mais elle peut assouvir, selon sa fantaisie, sa fringale de luxe et de mondanités. Cette femme sans charme, sans beauté, sans talent deviendra bientôt un despote en chaise roulante, enterrera ses deux époux et ses quatre fils avant de disparaître à l’âge de 86 ans en 1961. « Toute sa vie, elle aura été « la fille de », « l’héritière de », « l’épouse de », riche de dollars qu’elle n’avait pas gagnés, fière de porter un nom et un titre qu’elle arborait comme des bijoux achetés à prix d’or, mais dont elle ne parvint jamais à incarner la noblesse et la grandeur, transposées chez elle en vulgaire despotisme. »
Ce livre se lit avec d’autant plus de curiosité qu’il brosse de façon détaillée le portrait d’une époque qui a vu le monde changer d’octave, où le marbre du palais Rose s’est transformé en béton gris de deux immeubles, « triste épilogue de cette longue histoire où le rêve souriant d’un esthète raffiné et munificent s’est mué en un austère bunker pour ultras nantis. » Boni est mort et il a bien fait, lançait un chroniqueur en 1932 en guise d’oraison funèbre, « un homme de cette élégance et d’un ton aussi délicat ne pouvait vivre dans l’époque où nous sommes. »
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
* Chez Flammarion
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Anna Gould, fille de Jay Gould magnat des chemins de fer américains, devenue comtesse de Castellane puis duchesse de Talleyrand