S'il fut un écrivain discret et solitaire, c'est bien Julien Gracq, mort à l'âge de 97 ans en décembre 2007 à Angers, non loin du village de Saint-Florent-le-Vieil où il était né et s'était retiré depuis plusieurs années, loin des vanités du monde. Cet écrivain, d'abord classé parmi les surréalistes, n'était, en définitive, d'aucune école, sinon la sienne, et eut l'honneur, de son vivant, d'entrer dans la célèbre collection de la Pléiade qui est mieux encore que l'Académie française, l'assurance d'une immortalité dans l'ordre de l'art et des lettres. Personnellement, je lui étais reconnaissante de m'avoir encouragée, en ma toute jeunesse, à poursuivre mon travail en poésie et j'appréciais qu'il fût issu de cette terre, à la frontière de la Vendée et de l'Anjou, ces Mauges qui servirent de décor aux Chouans de Balzac, et dont est originaire également une partie de ma famille, terre proche de Nantes, dont il brossa dans " Forme d'une ville" un portrait topographique fortement lyrique et évocateur. Par ailleurs, il fut un portraitiste élégiaque et incomparable de la nature, sachant mieux qu'aucun autre écrivain décrire d'une voix nette, égale et confidentielle qui envoûte le lecteur, les forêts, les ruisseaux, les fleuves. En familier des paysages champêtres, des lisières, des frontières, ce géographe, épris des lieux, se plaisait aux voyages immobiles. Que l'on songe, à ce propos, à l'interrogation qui ouvre " Les eaux étroites ".
" Pourquoi le sentiment s'est-il ancré en moi de bonne heure que si le voyage seul - le voyage sans idée de retour - ouvre pour nous les portes et peut changer vraiment notre vie, un sortilège caché, qui s'apparente au maniement de la baguette du sourcier, se lie à la promenade entre toutes préférée, à l'excursion sans aventure et sans imprévu qui nous ramène en quelques heures à notre point d'attache, à la clôture de la maison familière ? "
A l'étendue, il préférait la profondeur, remontant sans cesse à ses sources, revenant sans se lasser aux mêmes livres, aux mêmes auteurs, aux mêmes paysages, aux mêmes souvenirs, aux mêmes questions. Il y avait en lui cette assurance qu'une oeuvre s'élabore autour d'un axe intangible et que plus l'on creuse, plus l'assise sera inébranlable.
Né en 1910, Julien Gracq s'appelait en réalité Louis Poirier, nom banal qu'il eût à coeur de changer, afin d'entrer en littérature en devenant autre, paré d'un pseudonyme qu'il s'appliquerait à faire vivre d'une vie différente car imaginaire. Cet Alceste des bords de Loire était le fils d'un représentant de commerce et d'une employée aux écritures dans une mercerie en gros. Elève de khâgne au lycée Henri IV, où il aura pour professeur le philosophe Alain, il est reçu à Normale supérieure en 1930 en même temps qu'Henri Queffélec et, après avoir passé l'agrégation de géographie, enseigne à Quimper, Nantes, Amiens et Paris. Il quittera l'Education nationale en 1970, vivant de sa retraite de professeur et de ses droits d'auteur et partageant le plus clair de son temps entre lecture, écriture et promenade. A la fréquentation des gens, l'écrivain préférait l'intimité des livres et de quelques-uns de ses auteurs de prédilection : Chateaubriand, Balzac, Nerval, Saint-John Perse, Francis Ponge, André Pieyre de Mandiargues et Ernst Jünger. Il devint l'ami de ce dernier après avoir acheté, par hasard, au kiosque de la gare d'Angers " Sur les falaises de marbre ". Amitié d'autant plus compréhensible que Gracq reconnaissait volontiers l'influence qu'avaient eu sur lui le romantisme allemand et la littérature fantastique, son oeuvre se plaçant infailliblement à la lisière où chacun s'éprouve à définir sa propre énigme. On peut dire qu'en tant qu'écrivain, il est insurpassable dans deux domaines : le commentaire des chefs-d'oeuvre (Lettrines, La littérature à l'estomac, En lisant, en écrivant, Carnets du grand chemin) - et la description minutieuse des lieux, comme je le soulignais au début de cet article, sans oublier qu'il est un de ceux qui ont su le mieux parler de la guerre, entre autre dans Un balcon en forêt, où veille, dans des paysages crépusculaires, un soldat anxieux et égaré, situation décrite d'une plume précise, économe et néanmoins diamantée. Le roman était pour lui la prise de possession d'un univers à définir, d'un espace à transmuer et à métamorphoser car, écrivait-il - la temporalité qui règne dans la fiction est beaucoup plus inexorable que celle qui s'écoule dans la vie réelle ". Pessimiste de nature, il n'avait pas de l'avenir de la littérature une vision rassurante. Il craignait que celle-ci ne finisse par se démoder... peut-être à force d'être décriée ou mal servie et se désolait de la capitulation des critiques. L'avenir nous dira s'il avait raison ou non. Dans l'immédiat, il nous reste ses livres à lire et à relire.
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
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