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4 décembre 2020 5 04 /12 /décembre /2020 09:57
Marcel Proust et l'Eau-mère

 

Pour le jeune Proust, les premières eaux contemplées sont celles du pays d’enfance, cette terre d’Illiers-Combray où il se rend chaque été avec ses parents et son frère dans la demeure familiale, une modeste maison de bourg où règnent la fameuse tante Léonie et la servante Françoise. Les eaux de la Vivonne ( en réalité le Loir ) et des étangs avoisinants se font tantôt chimériques, silencieuses, immobiles, lumineuses, tantôt maternelles et féminines. On sait combien l’écrivain était attaché à sa mère dont il attendait chaque soir le baiser. Ce rite, institué entre eux, s’il n’était pas accompli pour une raison ou une autre – la visite de M. Swann par exemple – plongeait le petit Marcel dans le désespoir.

 

On sait aussi que la mort de sa mère en 1905 créera la fracture décisive qui partagera son existence en deux parties presque antinomiques : celle de la vie mondaine et apparemment futile et oisive de sa jeunesse et celle de l’enfermement quasi monacal et ascétique auquel il se contraindra pour rédiger son œuvre. Il est vrai que toutes les formes d’amour reçoivent une composante de l’amour maternel et que l’unité imaginaire n’est envisageable que s’il y a fidélité à un souvenir. La rêverie initiale est d’abord cette image maternelle, cette eau nourricière que certains poètes ont comparée au lait comme le fit Saint-John-Perse dans « Eloges » : «  Or ces eaux calmes sont le lait et tout ce qui s’épanche aux solitudes molles du matin ». La valorisation de l’eau en fait un lait intarissable, le lait de la nature-mère qui marque celle-ci d’un caractère féminin, ce qui n’a pas échappé à l’enfant Proust.

 

Ce sont dans ces eaux printanières, ruisselantes ou tendrement assoupies, que parle le mieux la nature-enfant, qui n’a pas encore pris conscience que tout être est mortel. Ces eaux ne sont-elles pas comme les gardiennes des mirages ? A l’eau présente succède l’eau prochaine, si bien qu’elle s’approprie le temps qui, comme elle, semble ne pas connaître de fin. C’est la puissance et l’allégresse enfantine qui transforme l’eau vivante en eau de jouvence, chargée de rêves féconds, celui de la naissance de l’eau qui fait vivre et rénove. Elle devient ainsi une matière primordiale qui rassemble, ce que Paul Claudel illustre par cette phrase : « Ce que le cœur désire peut toujours se réduire à la figure de l’eau ». Nous voyons combien l’amour filial, principe actif de la projection des images, fait en sorte de les placer dans la perspective humaine la plus sécurisante : la perspective maternelle. L’enfant Proust, retenu dans ce royaume des eaux, ne voit pas seulement éclore à leur surface la beauté des fleurs aquatiques, mais trouve dans leur présence des accompagnatrices silencieuses, des eaux claires au doux murmure, une nature en train de se contempler. Ces eaux sont devenues son double. Elles renvoient le penseur à sa pensée, alors que le penseur retourne à l’eau ses propres chimères et, qu’en ces moments rares, il perçoit, dans cette intimité recueillie, le long plaidoyer des choses qui se sont tues.

 

Le reflet peut devenir, grâce à l’imagination, plus réel que le réel, plus vrai que lui, parce qu’il est pur, de cette pureté qui est lumière. En immobilisant l’image, l’étang crée un ciel en son sein, il capte l’immensité. L’onde, en sa fraîche limpidité, est un ciel renversé, un double miroir qui s’absorbe. Ce rêve donne à l’eau le sens de « la patrie la plus lointaine », de la patrie céleste. Ainsi, par ses reflets, elle double le monde, elle double les choses. Elle engage le rêveur dans une expérience onirique : une flaque contient à elle seule un univers, un instant de rêve s’apparente à l’éternité, l’ineffable s’apparaît. 

 

On a dit Proust entre deux siècles, je dirai plutôt – comme ce le fut pour Chateaubriand – entre deux mondes. Ces écrivains auront vu mourir chacun le leur, comme l’astronome voit s’éteindre les étoiles. Pour l’un ce sera le XIXe que la guerre de 14-18 va ensevelir dans les tranchées ; pour l’autre, l’Ancien Régime que la Révolution  se chargera de décapiter.  Pour tous deux, ce fut ici et ailleurs ; leurs vies, comme leurs œuvres, ont balancé entre ces pôles. En ce qui concerne Proust, il faut ajouter les deux côtés que furent celui de Swann et celui de Guermantes séparés par le cours de la Vivonne, et les deux milieux familiaux, celui se son père d’origine provinciale, et celui de sa mère issue d’une riche bourgeoisie juive et citadine. Le jeune Proust ne cessera de subir leurs séductions alternées, ce qui ne facilitera pas son épanouissement. Dans un mouvement affectif continuel, il en supportera difficilement le jeu de balancement, mais saura l’utiliser, lorsque après avoir volontairement quitté le monde, il s’isolera dans une chambre tapissée de liège pour le recréer autrement. Alors, ce qu’il avait accumulé dans la douleur, il le restituera dans la plénitude de son génie.

 

Au moment de la naissance de Marcel le 10 juillet 1871, les derniers soubresauts de la guerre et de la Commune agitaient encore Paris et il n’était pas rare que l’on conduisit l’enfant à Auteuil, où il était né d’ailleurs. Auteuil n’était alors qu’un gros bourg hors les murs de la capitale, où l’on goûtait encore aux bienfaits de la campagne et où l’on se promenait dans des allées bordées de jardins. Près de la maison de l’oncle Louis Weil, il y avait une source commercialisée pour ses vertus ferrugineuses, sous l’appellation de « Source Quicherat ». Cette source, jaillie des profondeurs après qu’elle y eût peut-être erré longtemps, fut, on peut le supposer, la musique qui berça ses premières rêveries, musique d’humanité disait Wordsworth, paroles rondes et fraîches qui ne sauraient tarir. Toujours est-il que la voix cristalline de l’eau ne va plus guère cesser de l’accompagner.

 

Les parents de Marcel habitaient depuis septembre 1870 dans un quartier aéré aux avenues larges et aux immeubles haussmanniens, rue Roy, non loin de l’église Saint Augustin ; mais soucieux qu’il bénéficie de l’air et du calme d’un environnement bucolique l’emmenaient, ainsi que son frère Robert né an mai 1873, à Pâques et aux vacances d’été à Illiers, où la sœur de M. Proust, mariée à Jules Amiot, tenait un magasin de drap. Le village s’unissait autour de son clocher. C’était plus paisible encore qu’à Auteuil avec, à l’entour, des clos, des vergers, des champs, le Loir et quelques autres ruisseaux glissant sous l’abondante chevelure des arbres. Et puis Illiers, ce n’était pas seulement la nature, les eaux murmurantes mais la chambre. La chambre, lieu clos par excellence, loin du monde, intime et enténébrée, où l’imagination pouvait sans fin développer ses thèmes, chambre noire où l’on projetait les images de la lanterne magique, qu’à volonté on ralentissait, et qui vous donnait ainsi l’illusion du temps remonté, mais surtout chambre où le rite sacré du baiser maternel s’accomplissait selon un cérémonial solennel et inchangé. Toute la vie du narrateur sera, en effet, gouvernée secrètement par le souvenir de cette attente passionnée et douloureuse de la présence maternelle venant lui administrer cette communion quasiment religieuse de la tendresse partagée. Plus tard, pour apaiser le manque causé par l’absence, Proust s’enfermera à nouveau dans une chambre pour y vivre une autre sorte de communion ; après celle de l’amour, celle de l’art. La disparition de l’être cher sera le passage obligé qui lui permettra d’aller de la gestation de l’œuvre vécue intimement avec elle, à son accomplissement réalisé loin d’elle et sans elle. Le narrateur annonce ici une quête entièrement déterminée par le moment enfui, perdu, et que seul l’art permet d’éterniser.

 

Proust fut un enfant qu’il fallait sans cesse consoler. Sa mère s’y emploiera avec ferveur, devinant chez ce fils aîné, hypersensible et nerveux, des dispositions rares mais excessives, qu’elle s’emploiera toujours à justifier. Entre eux se forge un lien privilégié, une union telle que la mère n’est pas seulement celle qui donne la vie, mais celle qui légitime l’œuvre. Ainsi sera-t-elle deux fois mère, comme Proust sera deux fois fils, dans la vie et dans cette « autre vie » qu’est l’œuvre d’art. Car fils, Proust l’est au-delà de ce que l’on peut imaginer. D’abord et avant tout fils de sa mère. Il ne peut se passer d’elle. Depuis sa prime enfance, ses terreurs nocturnes, ses angoisses, ses appréhensions le jettent avec fureur dans les bras de celle qui, de sa voix douce, est la seule qui sache le calmer, le bercer, l’endormir. La chambre est cette arche où ils voguent ensemble, étroitement embrassés dans ce monde fusionnel de l’amour passion. Bien qu’elle tente de résister aux exigences de son petit loup, Jeanne Weil ne parvient pas à mettre entre elle et son enfant la distance nécessaire afin de le préparer à sa vie d’adulte, qui sera de vivre sans elle. Elle mourra taraudée par l’inquiétude de le laisser seul. Elle ne peut envisager alors, qu’elle, partie, il s’enfermera à tout jamais dans l’arche pour retrouver le temps qui les unissait. Il n’est pas innocent que La Recherche s’ouvre sur des pages consacrées au sommeil et se termine dans le même décor, la chambre d’Illiers-Combray où, à la lumière déclinante du soir, pour apaiser ses craintes, sa mère lui lisait "François le Champi" et où le tintement de la petite sonnette lui apprenait que M. Swann venait d’arriver et que sa mère devrait le quitter pour vaquer à ses devoirs de maîtresse de maison. Ainsi l’œuvre tient-elle entre ces deux moments qui raccourcissent le temps et, du même coup, le distendent indéfiniment et où l’auteur affirme l’une de ses convictions : que l’acte créateur est le seul en mesure de nous arracher à l’ensommeillement de la vie pour faire de nous des êtres éveillés. Ainsi le livre se referme-t-il sur lui-même, volute de l’escargot ou de la petite madeleine, cercle romanesque qui clôt ce retour au point de départ, ce renversement du temps qui, grâce à la réminiscence causée par une impression miraculeuse, fait coïncider le présent et le passé, ce « quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu’eux deux ». Et il est vrai que le roman se réfléchit en se racontant, que La Recherche n’est autre que la recherche en train de se faire, le roman en train de s’écrire. Après la chambre, ce sont la nuit et les terreurs nocturnes qui font leur apparition. La nuit est substance à l’égal de l’eau et, à travers les pages du roman, l’une se mêle à l’autre pour donner son ombre au lac ou au ruisseau. Aux eaux claires et printanières  fleuries de nénuphars, si familières à Mallarmé, à Goethe et à Pierre Louÿs, qui les peuplent volontiers de nymphes et de cygnes, Proust semble leur préférer les eaux dormantes, insondables et silencieuses, qui vous attirent vers des profondeurs énigmatiques. On y plonge pour s’y réfugier à l’abri des remous, pour vivre dans l’étreinte d’un élément matériel. L’eau devient une substance psychique qui dispense le calme, la douceur et agit ainsi qu’un puissant narcotique. Le rêve se forme selon le schème d’une eau capable d’abriter et d’engourdir en procurant bien-être et quiétude. A la suite de Novalis, Proust s’attache à l’eau qui berce. C’est l’arche, bien sûr, qui épouse le mouvement rythmé et sans heurt d’une onde pacifique, apaise et endort, comme si vous étiez blotti contre le sein maternel.  L’homme est gagné par la béatitude, parce qu’il est porté comme l’enfant l’est dans les bras maternels. Il vit par elle et avec elle cette rêverie bienheureuse. Pour nombre de poètes, et Proust en particulier, la nuit a le mérite de nous rendre la vue intérieure, de nous protéger de l’inévitable frustration engendrée par nos expériences concrètes et fatalement dérisoires. C’est lorsqu’il ferme les yeux sur la réalité que l’écrivain peut les ouvrir librement sur le monde de l’art, le seul capable de ne pas décevoir son attente. Ainsi la nuit peut porter – comme l’eau – maternellement. Voici donc deux thèmes proustiens qui se rejoignent dès les premières pages : l’eau et la nuit, car l’une et l’autre sont maternelles. Et comme la nuit est peut-être l’élément qui s’offre le mieux au mélange, elle pénètre les eaux qui deviennent lourdes et tragiques, chargées de menaces. Le rêveur s’enfonce alors dans une méditation grave ; la nuit n’est plus simplement celle qui voile, cache et absorbe, elle s’est métamorphosée en une eau ténébreuse. Mais l’enfant Proust n’est pas encore ce promeneur inquiet. A Illiers, il est un petit garçon sujet aux terreurs nocturnes, mais qui n’en reste pas moins joyeux et curieux de ce qui l’entoure. La nature offre un terrain inépuisable à ce quêteur de délices pour qu’il y fasse provisions de merveilles, pour qu’il emmagasine son miel. Et Dieu sait qu’il ne va pas s’en priver ; son œil est infaillible à déceler la moindre beauté susceptible de déclore ses yeux, de lui révéler un peu du sens caché des choses. Il ne se lasse pas de parcourir cette campagne aux lointains horizons, rythmée par les clochers de Martainville et de Vieuxvicq « qui seraient allés à jamais rejoindre tant d’arbres, de toits, de parfums, de sons, que j’avais distingués des autres à cause de ce plaisir obscur qu’ils m’avaient procuré et que je n’ai jamais approfondi ». ( Du côté de chez Swann )

 

Bien que Proust ait été long à trouver la forme définitive de son roman, qu’il l’ait à maintes reprises remanié, enrichi d’innombrables ajouts, et qu’il soit mort avant d’en avoir terminé les corrections, surtout en ce qui concerne "Le Temps Retrouvé", enfin qu’il n’ait jamais connu les jeux d’épreuves des derniers volumes qui ne furent publiés qu’après sa disparition, il n’avait cessé depuis sa plus tendre enfance d’accumuler les matériaux qui lui permettraient, en échappant aux conventions narratives, d’envisager son œuvre comme l’architecte sa cathédrale, arche renversée pour qu’elle vous porte, en vouant ses efforts à sa structure secrète, initiant un rapport nouveau entre contenant et contenu, contrairement à ses prédécesseurs qui s’étaient contentés de développer et d’enjoliver un sujet selon une trame événementielle précise. Proust n’a pas choisi au hasard pour forme romanesque le cercle, synonyme de tout ce qui est circulaire et indéfiniment recommencé ; non, il l’a délibérément voulu pour signifier à ses lecteurs qu’il n’y a pas de fatalité, que l’on peut échapper à la lente érosion du devenir en inscrivant son existence dans la pérennité de l’art, puisque la réponse que le narrateur avait vainement attendue de la vie, il n’a pu la recevoir que de la littérature, ce qui, selon lui, prouve bien qu'elle est bien la seule « vraie vie », la vie enfin « découverte et éclaircie ». L’art ne consiste pas à reproduire la réalité mais à la déchiffrer « à travers les signes inconnus de notre livre intérieur » ; ce serait la réduire et l’appauvrir si on se limitait à écrire un livre de plus, au lieu de se consacrer à déchiffrer celui qui existe déjà en nous depuis toujours, si on ne tirait pas des lois générales de nos expériences particulières et si on ne tentait pas d’aller au plus près de tous les hommes.

 

(...)

 

C’est ainsi que ce monde de l’enfance où régnait sa mère, ce paradis composé par le jardin familier de la tante Léonie, les berges de la Vivonne, la forêt triangulaire qui veloutait d’un vert sombre la pente des collines, la chambre provinciale encore imprégnée de l’odeur des fruits de l’année qui quittaient le verger pour l’armoire, l’air saturé de la fine fleur du silence, la couleur du soleil sur la place, ce monde qu’il avait aimé, sorti brusquement tout entier d’une tasse de thé, mais comme chargé, embelli, dans une lumière de résurrection, donne-t-il à l’écrivain, qui s’apprête à lui rendre vie – car ce qui finit est contre nature -  le sentiment d’avoir vaincu le temps et de s’être approprié une part d’éternité. Désormais, la mort lui sera indifférente, même la mort de sa mère, puisque ce qu’il  a vécu près d’elle et avec elle, il ne l’a perdu que pour mieux le retrouver, ainsi que renaît à la surface de l’eau une image qu’un incident, faisant irruption dans le réel, a momentanément brouillée. Mieux que la beauté, mieux que l’amour, la création est seule apte à nous sauver, car elle est liée à ce qu’il y a en nous de plus individuel et d’unique.

 

Pour conforter sa thèse et l'amplifier, Proust démontre avec des arguments convaincants que la réalité ne se forme que dans la mémoire, que les choses ne sont vraies que dans le souvenir qui a su décanter et ne retenir que l'essentiel. De même qu'une usine d'épuration rend à l'eau sa pureté d'origine, sa vraie nature d'eau, après qu'elle l'ait débarrassée des corps étrangers qui la souillaient, de même la mémoire lave le souvenir des scories inutiles, de ce qui, dans le temps matériel, sous l'influence de nos passions et de nos illusions, avait pu le modifier, l'altérer, le corrompre. Il est d'ailleurs curieux de constater que l'invisible marque notre mémoire plus profondément que le visible, phénomène qui ne fut pas sans surpendre l'écrivain qui note, à ce propos, que ce sont les saveurs et les odeurs qui nous restituent le plus authentiquement les contours précis d'un événement si éloigné dans le temps que nous le supposions à jamais englouti, et dont la réminiscence opère en nous un véritable séisme.

"Mais quand d'un passé ancien rien ne subsiste après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir.Du côté de chez Swann

 

Parce que chaque lieu a également quelque chose d’unique, aucun paysage ne pourra remplacer ceux de son enfance, de même qu’aucune femme ne lui donnera la paix sans trouble que lui apportait, le soir, le baiser maternel. Cet enfermement auquel il va se contraindre pour que l’éphémère de la vie devienne l’éternité de l’art, pour que «le grain meure afin de porter de beaux fruits», cette mort au monde des apparences et des mensonges à laquelle il va consentir ne sera rien de moins qu’une libération, une délivrance. Ce que la vie et l’usure du temps ont détruit, l'écriture va le reconstruire. Il ne sera jamais davantage l’enfant émerveillé que dans ce monde reconstitué, dans ce monde réfléchi comme l’est la nature dans l’eau tranquille. Nulle part les aubépines ne seront plus odorantes, la brioche plus dorée, plus rougissante comme une fraise la fleur de nénuphar, plus mélancolique l’effeuillement des roses, que dans ce temps revenu à lui comme la belle au bois dormant, s’étonnant que chaque chose soit à sa place et cependant intemporelle. Le travail, auquel il n’avait pas su se résoudre jusqu’alors, pris dans l’engrenage d’une vie facile, cédant aux sollicitations du monde, de l’amour et du plaisir, il comprend qu’il faut s’y atteler, tout sacrifier à cette quête du salut par l’art et faire jaillir de la pénombre ce qu’il avait pressenti, de façon à le transmuer en un équivalent spirituel, comme l’alchimiste change le plomb en or.

« Ce que nous n’avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous, n’est pas nous. Ne vient de nous-même que ce que nous tirons de l’obscurité qui est en nous et que ne connaissent pas les autres ». ( Le Temps Retrouvé )

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE  ( Extraits de mon essai :  Proust et le miroir des eaux )

 

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Liste des articles de la rubrique : DOSSIER MARCEL PROUST

 

Et pour prendre connaissance des chapitres suivants, cliquer sur leurs titres :

 

Proust et les eaux familiales

 

Proust et les eaux marines

 

Proust et les eaux frontalières - les deux côtés de La Recherche

 

Marcel Proust et les eaux troubles

 

Proust et les eaux réfléchissantes

 

 

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Marcel Proust et l'Eau-mère
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20 novembre 2020 5 20 /11 /novembre /2020 10:53
Reynaldo Hahn

Reynaldo Hahn

Marcel Proust dans sa Recherche a su réunir magnifiquement tous les arts comme expression et finalité de l’être humain. Il n’a pas manqué d’y représenter des figures d’artistes et d’ériger en un personnage les qualités et talents d’artistes vivants que ce soit à travers Elstir le peintre, Vinteuil le musicien et Bergotte l’écrivain. Ainsi retrouve-t-on en eux un peu de Monet, de Sisley, de Helleu, de Satie, de Reynaldo Hahn, de Fauré, de César Frank ou encore d’Anatole France, ses contemporains. Par ailleurs, Proust a pris soin d’évoquer à maintes reprises dans la "Recherche" Racine, Baudelaire, Chateaubriand, Nerval, Saint Simon, se plaçant lui-même dans la succession d’un Balzac, d’un Barbey d’Aurevilly, d’un La Rochefoucauld, voire même d’un Buffon. Ceci dans une tension de la volonté rendue visible dans l’œuvre par la multiplicité des éléments qui la composent et reprenant le mythe de l’écrivain "total" puisque chaque œuvre a vocation à vous nourrir dans une évolution créatrice.

 

Tout au long de la Recherche se murmure en leitmotiv la petite phrase de Vinteuil et une relation s'établit spontanément entre la musique et le phrasé proustien qui ont en commun l’expression artistique la plus harmonieuse. C’est également l’écoute d’une oeuvre à travers le temps, sa mutation permanente qui suscite presque fatalement notre réflexion et notre mélancolie. Et n’est-ce pas la mémoire et son pouvoir de réactualisation qui crée ce phénomène d’une restitution d’un temps … à l’état pur comme l'entendait Marcel Proust ? Toute recherche artistique est une quête de communication. Rappelons-nous que pour l'écrivain tout peut devenir musical. Ainsi le souffle d’Albertine comparé au «pur chant des anges». Et encore, la corde de l’affûteur de couteaux, ces bruits habituels de la rue au sortir du sommeil que sont la trompette du rempailleur, le bruit du rideau de fer qu’on lève, la corne du tramway, ce sont en quelque sorte l’enchantement des vieux quartiers, la litanie des petits métiers. Evidentes ramifications avec la musique d’un Eric Satie.

Les notes de Wagner, les couleurs d’Elstir constituent l’essence qualitative des sentiments dans leur expression la plus aboutie. L’écrivain se charge en quelque sorte de procéder à l’osmose d’entités différentes afin d’établir des connexions entre ces univers. Seule, selon Proust, la relation avec l’art mène à une relation totale, plus absolue que la relation amoureuse trop souvent entravée et menacée par de multiples ruptures. On voit dans "La Recherche", le narrateur reconquérir progressivement sa liberté à la suite de la fuite d’Albertine.
 

 « Par l’art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et, autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini et, que bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial.

(…)

Ce travail qu’avaient fait notre amour-propre, notre passion, notre esprit d’imitation, notre intelligence abstraite, nos habitudes, c’est ce travail que l’art défera, c’est la marche en sens contraire, le retour aux profondeurs où ce qui a existé réellement gît inconnu de nous, qu’il nous fera suivre ».

 Le temps retrouvé

 

Proust a souvent repris certaines métaphores utilisées par les poètes antiques. Enfin et surtout, sous les choses, l’écrivain décèle ce que Jung nomme les archétypes. Au-delà d’Oriane de Guermantes, n’y a-t-il pas Geneviève de Brabant, au-delà des Trois arbres, le vague souvenir des sortilèges anciens, de sorte que leurs branches semblent des bras qui se tendent en une mystérieuse supplication ? Il est vrai que l’écrivain use de l’image en virtuose et qu’il  ne s’est pas contenté de rédiger ses textes en musicien soucieux de l’harmonie des mots, mais qu’il les a conçus en peintre qui sait que, ce qui compte, ce n’est pas le modèle tel qu’il est, mais tel que le voit le regard de l’artiste. L’art permet à l’intemporel d’entrer dans le quotidien et au quotidien de s’introduire dans l’intemporel. C’est pour cette raison que Marcel Proust s’est plu à évoquer le réel par le biais de l’œuvre d’art afin que, ce qu’elle a magnifié, vienne se réincarner à nouveau, cycle accompli des métamorphoses que Proust a su traiter avec une indéniable maîtrise. Il est amusant aussi de relever les passages où une foule de Paris lui évoque les cortèges de Gozzoli, où le nez de M. de Palancy lui rappelle un portrait de Ghirlandajo et, ce qui semblait s’être absenté du réel pour exprimer un réel différent, s’y replonge afin de mieux traduire les correspondances de l’intemporel et du quotidien. Néanmoins, l’auteur de La Recherche tenait Ver Meer pour le plus grand des peintres : « Depuis que j’ai vu à La Haye « La vue de Delft », j’ai su  que j’avais vu  le plus beau tableau du monde » - écrivait-il à Vaudoyer. « Dans Du côté de chez Swann,  je n’ai pu m’empêcher de faire travailler Swann à une étude sur Ver Meer » – précise-t-il et il ajoute : « Je ne connais rien de Ver Meer. Cet artiste de dos, qui ne tient pas à être vu de la postérité et qui ne saura pas ce qu’elle pense de lui, est une idée poignante. »

 

Cette prédilection de Proust pour Ver Meer s’explique d’autant mieux que le peintre hollandais utilise les mêmes moyens que l’écrivain pour donner aux choses les plus courantes une importance sensible et un pouvoir tel qu’un petit bout de mur jaune ou une perle se chargent d’une condensation particulière : ainsi Proust fait-il jaillir d’une tasse de thé ou d’un bouquet d’aubépines, ou encore d’un simple pavé, des mondes abîmés dans l’oubli et remonter des profondeurs des pans de vie intacts. René Huyghe, qui a étudié leurs affinités, note : « Du réalisme Ver Meer et Proust s’éloignent par cette commune conviction que l’on peut remplacer l’imaginaire par la sensibilité. Ils ont tous deux une vision vraie, c’est-à-dire ressentie et non imaginée et pourtant distincte de la vision commune collective qui, pour la plupart, constitue le réalisme ». Proust se sentait également proche des impressionnistes qui, en tant que peintres, avaient tenté une expérience similaire, comme il l’était d’un Gabriel Fauré ou d’un César Franck qui, en musique, avaient su atteindre l’originalité native des sons. « La musique n’est-elle pas l’exemple unique de ce qu’aurait pu être la communication des âmes » - se plaisait-il à dire. Par ailleurs, il est intéressant de souligner, à propos de son œuvre, que Proust a poussé certains traits de ses personnages au-delà de la caricature, jusqu’aux limites d’eux-mêmes, c’est-à-dire jusqu’à une forme de monstruosité. C’est le cas de Charlus. Les monstres, il est vrai, nous découvrent d’étranges perspectives sur des abîmes insondables que nous ne pourrions soupçonner sans eux.  Ces allégories, ces images qui s’achèvent en bouffonnerie, ces jeux de lumière et de perspective, ces liens tissés entre les êtres et les choses évoquent une atmosphère quasi shakespearienne.  Les Guermantes et les Verdurin se sont évanouis, tandis que dans la mémoire du narrateur tinte encore, à la porte du jardin de l’enfance qu’il n’a point refermée, la petite cloche qui annonçait la visite de Swann et que ce passé, qui descendait si loin, est enfin retrouvé :

 

« Si la vie m’était laissée assez longtemps pour accomplir mon œuvre, ne manquerais-je pas d’abord d’y décrire les hommes (cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux) comme occupant une place si considérable, à côté de celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place au contraire prolongée sans mesure - puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants plongés dans les années, à des époques vécues par eux si distantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le temps » - écrit-il à la fin du Temps Retrouvé.

 

Marcel Proust trouvera toujours dans la musique et la peinture une joie intense et des moments d’exception. Il dit être alors dans une situation « magique » et entrevoir un autre monde. Seule solution pour sortir de nos contingences matérielles et physiques. Et ces impressions, nous sommes en mesure de les rencontrer là où nous les attendons le moins, alors que la relation amoureuse nous circonscrit dans de constantes restrictions émotionnelles et affectives qui suscitent très vite, trop vite, l’ennui et la jalousie. Seul l’art nous permet d’atteindre le sublime et de nous élever au-dessus de nous-même. Pour l’écrivain, seul l’art est apte à nous faire entrevoir un monde extra-temporel. « La musique n’est-elle pas l’exemple unique de ce qu’aurait pu être la communication des âmes »  - affirmait-il. Proust, touché par cet universalisme de la pensée, résumait ainsi sa propre métaphysique : « Le monde extérieur existe mais il est inconnaissable ou connaissable partiellement, le monde intérieur est connaissable mais il nous échappe sans cesse parce qu’il change et se transforme. Seul le monde de l’art est absolu. »

 

Le roman de Proust ajoute à une peinture d’une société qui s’apprête à disparaître une analyse nouvelle et plutôt pessimiste de l’amour ou, plus exactement, une lutte de l’esprit contre le temps, une difficulté à trouver dans l’existence un point d’ancrage, la nécessité de le chercher au-dedans de soi et surtout la possibilité de l’établir et de le stabiliser dans l’œuvre d’art. C’était, d'après lui, la seule façon de le  vaincre : le fixer à jamais dans l’éternité de l’œuvre. Le rôle dévolu à l’art réside, par conséquent, à transmettre cette part essentielle qu’est le monde invisible, monde où ce que nous avons vécu dans la hâte et l’urgence, de façon anecdotique, atteint sa plénitude et son véritable sens. L’intérêt de la lecture est de tenter de trouver dans une œuvre, chez un auteur, des perspectives nouvelles, de nous donner à voir ce qui se cache derrière un style, une vision, une atmosphère, une histoire. Avec Proust, les perspectives sont certes quasi infinies car il a écrit avec « La Recherche » une sorte d’évangile où il traite non seulement du monde mais de l’envers des choses,  ce qui est enfoui au plus profond du mystère de l’être. Ce n’est certes pas le monde tel qu’il est qui le sollicite, mais tel qu’il le recrée dans une réalité, la seule qui lui soit acceptable : la sienne. Avant Freud, du moins à la même époque que lui et sans qu’il le connaisse, Marcel Proust a eu l’intuition aiguë et étrangement prémonitoire de l’inconscient. D’autre part, juif agnostique, il rejoindra le religieux et la transcendance par le poétique, en quelque sorte une transcendance poétique, tant il est vrai qu’il n'aspire nullement à une quelconque reproduction de quoi que ce soit, mais à une équivalence, une équivalence qui fait de sa recherche une oeuvre absolue, une recréation du monde.

 

Alors que l’impressionnisme est fondamentalement existentiel, Proust se retranche de cet existentiel et soustrait au lieu d’ajouter afin d’atteindre l’essence des choses. En soustrayant, il vise une cible précise et s’y tient. Marcel Proust l’admettait volontiers : je ne sais pas regarder. Certes, il ne regardait pas vraiment ce qui était devant lui, il faisait davantage, il voyait, parce que voir, c'est  interpréter et édifier l'invisible au-delà du visible avec le secours de l'intelligence et de la sensibilité. Ainsi sa pensée avait-elle le pouvoir de recréer le monde à chaque instant grâce à son intuition cosmique. Incontestablement, le petit Marcel était un précurseur. N’est-ce pas l’un des pouvoirs de l’art de permettre à l’intemporel d’entrer dans le quotidien et au quotidien de s’introduire dans l’intemporel, si bien que la vie est reçue comme sacrée et que les métaphores dont use l’écrivain sont-elles des transfigurations.

 

La musique, comme tous les arts d’ailleurs, lui était essentielle. Sa mère jouait joliment du piano et, adolescent, il assistait fréquemment à des concerts. Il faut reconnaître que son époque a vu en France une éclosion musicale d’une rare qualité avec des compositeurs comme Debussy, Saint-Saens, Massenet, Chausson, Satie, Ravel, César Franck et Fauré. De plus, Proust eut bientôt comme ami intime Reynaldo Hahn qui était pianiste, chanteur, compositeur, et sera un jour directeur de l’Opéra de Paris. Ce jeune prodige initia Marcel à la musique en véritable professionnel, aiguisant son goût et contribuant à former sa culture musicale. Selon lui,  la musique avait entre autre pouvoir celui de réveiller nos mémoires assoupies, d'ouvrir dans nos esprits une fenêtre sur l'inconnu. Parmi les morceaux que Proust affectionnait, il y a le « Cantique de Jean Racine » de Gabriel Fauré et le « quatuor en ut mineur opus 15 » qu’il fit jouer dans son appartement parisien parce que cette musique ne se contentait pas de l’inviter à une douce rêverie mais nourrissait son imagination. L’alliance du piano et du violon lui apparaissait comme la plus émouvante, celle qui plonge l’âme dans une forme de béatitude et éveille le cœur solitaire. César Franck fut également un musicien qu’il appréciait. Lorsqu’il découvre, lors d’un concert, le quatuor de César Franck, il invite le quatuor Poulet à venir l’interpréter Boulevard Haussmann. Il est probable  que César Franck et Fauré ont contribué à lui inspirer la fameuse petite phrase de Vinteuil qui se caractérise par une nostalgie poignante et une grande élévation spirituelle.

 
Pour Marcel, les mots devaient avoir cette même légèreté et le phrasé littéraire être à son tour  musical avec une succession de mouvements lents et suspendus. Il est certain que la musique de chambre était sa préférée bien qu’il ait été sensible à la musique wagnérienne, mais la française lui correspondait davantage, elle possédait cette fluidité qu’il s’efforçait lui-même d’employer dans son écriture. Proust a tenté avec succès de faire de « La Recherche » une œuvre qui englobe à la fois la face lumineuse et la face sombre de l’humain aux prises avec la réalité des choses. Les arts y tiennent une place d’autant plus essentielle qu’ils assurent, en quelque sorte, le salut de l’homme, qu’ils sont la voie royale qui mène à une élévation constante, une sorte de transgression spirituelle, et témoignent ainsi de la part intime du divin. Chaque artiste  ne se propose-t-il pas de recréer le monde selon sa subjectivité et l’impression n'appartient-elle pas à chacun de nous ? Si bien que l’impression balaye l’esprit d’observation puisque ce dernier est sans cesse abusé par le brouillard des identités et les illusions permanentes. D'autre part, la réalité n’est-elle pas constamment improbable ? Il ne s’agit pas seulement de se souvenir mais de saisir les choses dans une réalité orchestrée, à un moment précis du temps, tellement les choses autour de nous sont mutables. Un peintre a eu récemment cette jolie phrase : «  Peindre, c’est éliminer tout ce qui gêne la lumière. » Marcel Proust a agi de cette façon en se référant à sa lumière intérieure et aux variations perpétuelles occasionnées par le temps. Avec lui, nous sommes dans la concomitance des substances, un champ d’expérience qu’il scrute en tournant son regard vers l’intérieur, là où l’impression devient… empreinte. Y-a-t-il une cause, y-a-t-il une conséquence ? Voilà la question qu’il pose dans un roman qui est celui des paradoxes et qu’il rédige d’une écriture charnelle, foncièrement égocentrique, dans laquelle il infuse toute son âme. D’un style simple, merveilleusement fluide, d’une oralité poétique admirable, l’auteur joue de sa présence en étant toujours au plus près de ce qu’il écrit, sans jamais perdre de vue ce qui lui semble approcher  l'art absolu.


 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE


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Marcel Proust et les amitiés électives
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10 novembre 2020 2 10 /11 /novembre /2020 10:07
Marcel Proust, jeunesse et initiation
Marcel Proust, jeunesse et initiation

 

Né un an après le mariage de ses parents le 10 juillet 1871 sous le signe du Cancer, Marcel Proust tenait de sa mère, dont on sait qu’il sera très proche, son goût des arts, son amour des lettres et son respect des cultes. Aussi, tout enfant aimait-il à entrer  dans l’église d’Illiers, avec son frère Robert, pour déposer des gerbes de fleurs et, plus tard, les « Pèlerinages ruskiniens » l’inciteront  à visiter la plupart des églises normandes dont il fera des descriptions savantes et précises et qu’il défendra avec vigueur contre les mesures projetées en 1904 par le ministère Combes, car ces lieux lui apparaissaient comme le reliquaire de précieuses vérités. Il faut  donc relier ce qui sera plus tard le côté de chez Swann et le côté de Guermantes aux milieux sociaux si différents que furent pour l’écrivain le côté de chez Proust et le côté de chez Weil. Ces deux côtés hétérogènes ont nourri son imagination mais ne parvinrent à se rejoindre que dans l’œuvre d’art, dans ce temps retrouvé qui est une renaissance de la vie perdue.
 

Pour Marcel Proust, ce qui se passe dans la création artistique est autrement important et supérieur à ce qui arrive dans la vie courante. Ainsi le côté de chez Swann (qui dans la version première des brouillons est le côté de Méséglise) évoque-t-il son enfance rurale et familiale dans ses années de prime jeunesse où il se rendait à Illiers et où s'expriment les joies de la nature, les haies d'aubépines, les pommiers en fleurs, le Pont Vieux, l'eau de la Vivonne, les paysannes aux  joues rouges, le retour las et mouillé dans une harmonie de toute chose, alors que le côté de Guermantes symbolise la vie mondaine et parisienne de ses parents, les salons où il se plaira à être reçu, l’assise sociale, les joies un peu sèches de l’intelligence, les intrigues et, par voie de conséquence, la découverte du mal. On peut y deviner en sourdine une relation avec les deux versants des amours humaines : le penchant naturel vers les jeunes filles de Méséglise, souvent effrontées et vicieuses, et l’autre, le côté ambigu de chez les Guermantes où évoluent Charlus, Saint-Loup et quelques autres et dont la contamination est perceptible dans toute l’œuvre, layons qui s’entremêlent et, parfois, sont volontairement brouillés tant la fatalité qui conduit l’auteur d’un bord à l’autre ne cesse d’être un sujet de méditation douloureuse.

« C’est sur le côté de Méséglise que j’ai remarqué les rayons d’or du soleil couchant qui passaient entre moi et mon père et qu’il traversait avec sa canne, que j’ai remarqué l’ombre ronde que font les pommiers sur un champ ensoleillé, c’est du côté de Guermantes que j’ai vu dans  les bois où nous nous reposions le soleil tourner lentement autour des arbres et la lune blanche, comme une nuée passer en plein après-midi. C’est du côté de Méséglise que j’ai appris qu’il suffit pour faire naître notre amour dans notre cœur qu’une femme ait fixé son regard sur nous et que nous ayons senti qu’elle pouvait nous appartenir ; mais c’est sur le côté de Guermantes que j’ai appris qu’il suffit quelquefois pour faire naître notre amour qu’une femme ait détourné son regard de nous et que nous ayons senti qu’elle ne pourrait pas nous appartenir » - lit-on dans la version ancienne de La Recherche, celle des premiers Cahiers.

 

Ce qui attache le plus l’écrivain au côté de chez Weil est sans aucun doute l’amour qu’il voue à sa mère, son  besoin d’être  couvé par elle, mis à l’abri par le luxe et l’argent, mais au fond de lui-même, dans les vibrations les plus intimes de son être, c’est le côté de chez Proust, le parfum des aubépines, le jardin mouillé par la pluie de son oncle Amiot qui laisseront l’empreinte la plus vraie et la plus persistante, entre autre celle de la cloche qui tinte lorsque M. Swann venait rendre visite à ses parents et dont le bruit ferrugineux résonne encore après que la dernière phrase du Temps retrouvé ait été écrite. Proust, il est vrai, attachait beaucoup d’importance à l’hérédité ; il nous peindra un certain Bloch lourdement marqué par son ascendance juive et la famille des Guermantes, dans ses innombrables ramifications, portera l’empreinte de l’atavisme, si bien que lorsque le conteur apprend à la fin d’« Albertine disparue » que son ami  Saint-Loup, comme son oncle le baron de Charlus, fait partie de Sodome, il écrit :

« C’est ainsi que le duc de Guermantes, qui n’avait aucunement ces goûts, avait la même manière nerveuse que Monsieur de Charlus de tourner son poignet, comme s’il crispait autour de celui-ci une manchette de dentelle, et aussi dans la voix des intonations pointues et affectées, toutes manières auxquelles chez Monsieur de Charlus on eut été tenté de donner une autre signification, auxquelles il en avait donné une autre lui-même, l’individu exprimant des particularités à l’aide de traits personnels et ataviques qui ne sont peut-être d’ailleurs que des particularités anciennes fixées dans le geste et dans la voix. »

 

Proust fit des études normales au lycée Condorcet où les lettres étaient à l’honneur. Sous les ombrages de la cour, les adolescents férus de style se retrouvaient pour discourir. Ils  avaient  noms : Robert de Flers, Fernand Gregh, Jacques Bizet, Robert Dreyfus qui restèrent, pour la plupart, des amis fidèles. Que lisaient-ils ? Les écrivains considérés alors comme modernes : Barrès, Anatole France, Maeterlinck. Marcel, initié en cela par sa mère et sa grand-mère, vouait également une prédilection aux classiques : Saint-Simon, Chateaubriand dont le style le fascinait, Vigny pour l’ampleur de ses vers, Madame de Sévigné, autre grande styliste, Musset pour la justesse de ses analyses, George Sand, La Bruyère et Flaubert. Par ailleurs, il était grand lecteur des "Mille et une Nuits" et, en traduction, de Dickens, George Eliot et Stevenson. Mais ces admirations ne l’aveuglaient pas. «  Moi, c’était autre chose que j’avais à écrire. (…) Ce serait un livre aussi long que les Mille et Une Nuits peut-être mais tout autre. Sans doute, quand on est amoureux d’une œuvre, on voudrait faire quelque chose de tout pareil, mais il faut sacrifier son amour du moment, ne pas penser au goût mais à une vérité qui ne nous demande pas nos préférences et vous défend d’y songer. »

Par la précocité de son esprit, il étonnait déjà ses camarades. Par contre, son humilité excessive les surprenait, de même que son insatiable besoin d’affection. L’un de leurs professeurs, Maxime Gaucher, ayant décelé le talent du jeune homme, acceptait de lire les écrits qu’il commençait de rédiger avec une acuité d’esprit et une sûreté de style qui laissaient présager, à un juge éclairé, l’écrivain qu’il deviendrait. Chez Proust, au point de départ, l’intelligence se fond avec la recherche des jouissances. Parlant de Proust enfant, Paul Desjardins lui applique l’expression de « quêteur de délices ». Hédoniste, il se jette avec avidité sur les plaisirs d’où qu’ils viennent et, plus particulièrement, sur les plaisirs intellectuels car il veut connaître toutes les formes de satisfaction de l’esprit, qu’elles soient raisonnées ou intuitives. En 1888, les cours du philosophe Darlu, « grand éveilleur d’esprit », inciteront Marcel à incorporer au roman un domaine jusqu’alors réservé aux philosophes. Il est significatif que ce maître, qu’il a beaucoup admiré, soit un dogmatique, c’est-à-dire quelqu’un qui croyait à la métaphysique et, par voie de conséquence, à la morale et  basait son enseignement sur une extrême rigueur de la pensée. Cette leçon ne fut pas perdue et l’élève Proust sut, dans son travail ultérieur, appliquer cette méthode. S’il lui arriva maintes fois de céder à la faiblesse et d’accepter, dans sa vie privée, maintes concessions, il ne consentit jamais, dès qu’il s’est agi de son œuvre, d’avancer une chose qu’il ne pensait pas. Il n’a jamais écrit que pour dire la vérité, la sienne. Incroyant vis-à-vis de ce qu’il y a de révélé dans la religion, il n’était pas pour autant un sceptique et La Recherche, dans sa quête de l’essentiel et parfois de l’obscur, est une œuvre de foi. Aussi, lorsqu’en 1914, il reçoit une lettre de Jacques Rivière, l’un des hommes qui l’avait le mieux compris, il s’écrie : « Enfin je trouve un lecteur qui devine que mon livre est un ouvrage dogmatique ! » Quant à la notion de bonheur, qu’il faut distinguer du plaisir et donc de l’hédonisme, il est chez l’auteur impossible à atteindre aussi bien dans l’amitié que dans l’amour. S’il est parfois accessible, ce ne peut être que dans le laborieux travail du créateur : « Tout compte fait, il n’y a que l’inexprimable, que ce que l’on ne croyait pas réussir à faire entrer dans un livre qui y reste. C’est quelque chose de vague et d’obsédant comme le souvenir. C’est une atmosphère … Seulement ce n’est pas dans les mots, ce n’est pas exprimé, c’est tout entre les mots comme la brume d’un matin à Chantilly » - écrivait-il à une correspondante.

 

Le jeune Proust avait montré, dès l'adolescence, un goût prononcé pour le monde qui allait jusqu’à la gourmandise, comme si le monde était une sorte de drogue qui nourrissait sa curiosité et son désir de côtoyer des gens brillants et souvent étonnants. Lui-même l’était à cette époque du cattleya à la boutonnière, lorsqu’il fréquentait les salons et, dans un premier temps, ceux qu’Abel Hermant nommait avec un brin d’irrévérence « les salons des banquières ». En effet, la carrière mondaine de Marcel débuta dans celui de Madame Halevy, épouse du banquier Straus et amie de sa mère, et de Madame Armand de Caillavet, maîtresse d’Anatole France, dont la fille devait épouser André Maurois, salons où ne venaient jamais, pour les raisons que l’on devine, les gens du faubourg Saint-Germain désignés par l’auteur sous le nom des Guermantes : les Montesquiou, Chevigné, Greffulhe. Il fallut plusieurs années de patience et d’intrigue pour que Robert de Montesquiou accepte de présenter le petit Marcel à son amie la comtesse de Chevigné, puis à sa cousine la comtesse Greffulhe, née Caraman-Chimay. C’est dire qu’il y avait dans le monde un itinéraire à emprunter, des règles à respecter, beaucoup de concessions à faire, tout autant d’humiliations à subir, pour parvenir au sommet convoité et quasi mythique de cette société du noble faubourg. Bien qu’il fût attiré par le monde, Proust, dès le début, était sans illusion et le regard, qu’il leur accordât, prouve qu’il ne fut pas dupe et détecta avec perspicacité les failles de ces personnages séduisants. Le monde était en quelque sorte pour lui ce qu’un laboratoire est pour le chimiste : il y faisait des expériences, il y recevait des révélations, il y vivait dans un état d’initiation permanent. Mais dans ce monde, où la plupart des êtres qu’il croisait se dévoilaient, lui s’avançait masqué. En apparence, les quatre ou cinq années qui suivirent son service militaire semblent avoir été des années perdues. Or Proust ne faisait rien de moins que d’engranger sa moisson, d’emplir sa mémoire d’impressions et d’images. Certes, son roman n’a pas manqué de contribuer à la notion d’un homme mondain oisif, arriviste, dénué de volonté, ayant gaspillé ses années de jeunesse car, avec lui, rien n’est simple : s’il a été long à trouver la tonalité définitive de Sa Recherche, à en concevoir l’architecture, il n’a cessé, dès l’âge de vingt ans, où il rédigea de petits articles pour la revue Le Banquet, jouet littéraire que Madame Straus avait offert à son fils Jacques Bizet et à son neveu Daniel Halévy, de faire ses gammes et quelles gammes !

 

Ce seront ensuite « Les Plaisirs et les Jours », portraits, confidences, contes de tournure précieuse, où se décèle à la pertinence d’un détail, au détour d’une description, au phrasé  long et poétique, le Proust à venir. D’autant que se dégage une morale « que le monde nous éloigne de la vertu et du bonheur par la qualité défectueuse de ses aspirations. » Puis vinrent les milliers de pages d’une première version de  La Recherche  que l’éditeur Bernard de Fallois  retrouva dans une malle en 1952 et qu’avec une piété et une intelligences remarquables il publia sous les titres de « Jean Santeuil » et « Contre Sainte-Beuve », pages écrites dans l’urgence, selon l’humeur et l’inspiration, et qui ne furent jamais relues. On y découvre une version impressionniste d’un roman à l’état de gestation, d’où le génie jaillit des profondeurs comme une eau que l’on n’a pas encore pris le temps de canaliser. Ce furent enfin ses « Pastiches » et ses « Chroniques » dans Le Figaro, les traductions de Ruskin et  les « Pèlerinages ruskiniens ». Ainsi qu'à Illiers, au temps de sa petite enfance, il avait fait provision d’images naturelles, à Paris il s’initiait à toutes les formes d’art, entre autre à la musique grâce à l’amitié de Reynaldo Hahn qui l’incita à découvrir des contemporains encore presque inconnus, tels que Fauré et César Franck. Sur une harmonieuse compréhension de caractère et une tendre complicité, Reynaldo et Marcel furent, le temps d’un séjour chez Madeleine Lemaire et d’un voyage en Bretagne, des compagnons inséparables. La force de cette relation leur permit ensuite de conserver l’un pour l’autre, une fois la fièvre retombée, une amitié indéfectible. Cet amour fut probablement pour Proust le plus sincère et le plus profond, peut-être celui qui lui laissa au cœur une blessure secrète. Quant au monde, il comptait pour lui, disait Lucien Daudet « à la manière dont les fleurs comptent pour un botaniste, pas à la manière dont elles comptent pour le monsieur qui achète le bouquet ». En cultivant Montesquiou, n’est-ce pas le baron de Charlus qu’il se préparait à faire éclore, ainsi qu’une plante rare ; en observant dans les salons les personnes qui l’entouraient, déjà il faisait croître une madame Verdurin, un monsieur Brichot, une Odette Swann, un Bloch. Le désir d’écrire ne manquait pas de le tenailler, mais il s’y adonnait en amateur, sans s’obliger à la contrainte. Ses amis, que frappait la pénétration de son intelligence, se désolaient qu’il ne travaillât pas davantage. « Comment faites-vous monsieur Anatole France » - demandait le jeune Marcel, « pour savoir autant de choses ? »

« C’est simple, mon cher Marcel » - répliquait celui-ci - « à votre âge je n’étais pas joli comme vous, je ne plaisais guère, je n’allais pas dans le monde, je restais chez moi à lire, à lire sans relâche. »

Proust, quant à lui, ne se contentait pas de lire, il observait de façon clinique le monde qui  l’entourait. Il n’était pas fils de médecin pour rien - au point qu’il a restitué dans La Recherche des conversations entières avec une précision, une justesse de ton stupéfiantes. Il est vrai aussi que le romancier ne se départît jamais de son ironie et sut donner à chacun de ses personnages l’intonation qu’il convient. Il les a tant regardés vivre, il en a fait une analyse si subtile que la composition littéraire qui, ensuite, leur conférera une dimension planétaire, est admirablement dosée. C’est la raison pour laquelle il confiait à une lectrice anglaise : « Vous avez été déçue de voir Swann devenir moins sympathique et même ridicule, je vous assure que cela m’a fait aussi beaucoup de peine de le transformer ainsi. Mais je ne suis pas libre d’aller contre la vérité et de violer les lois des caractères … L’art est un perpétuel sacrifice du sentiment à la vérité. » Cette exigence à restituer la vie prise sur le vif, telle qu’elle est et telle qu’elle agit sur le psychisme de chacun, nous prouve, si besoin était, qu’aucune faiblesse sentimentale n’a amoindri son jugement et que son discernement ne fut jamais pris à défaut.

 

Dans sa dédicace à Jacques de Lacretelle, il commence ainsi : « Il n’y a pas de clés pour les personnages de ce livre, pour l’église de Combray, ma mémoire m’a prêté comme modèle beaucoup d’églises. » Et c’est vrai ! Proust faisait ce que l’on appelle des amalgames. Il se refusait à peindre des portraits criants de vérité. Le romancier visait plus haut. Il s’en est d’ailleurs expliqué : « C’est la déchéance des livres, de devenir, si spontanément qu’ils aient été conçus, des romans à clés après coup. » Dans une lettre au prince Antoine Bibesco, il précise : « Je crois que ce n’est guère qu’aux souvenirs involontaires que l’artiste devrait demander la matière première de son œuvre. D’abord précisément parce qu’ils sont involontaires, qu’ils se forment d’eux-mêmes, attirés par la ressemblance d’une minute identique. Ils ont seuls une griffe d’authenticité. Puis ils nous rapportent les choses dans un dosage exact de mémoire et d’oubli. Et enfin, comme ils nous font goûter la même sensation dans une circonstance tout autre, ils la libèrent de toute contingence, ils nous donnent l’essence extratemporelle. » Voilà une des meilleures analyses que Proust nous ait donnée de son œuvre. Et cela explique la combinaison qui l’autorisa à fondre plusieurs personnages en un seul. Cette quête d’images et de souvenirs épars, qu’il recueillait dans les ténèbres de sa chambre, lui permit d’atteindre une réalité plus intime. Cette méthode sera reprise par de nombreux romanciers et nous verrons Mauriac substituer Malaga et ses pins à Combray et ses aubépines, si bien qu’il ne faut surtout pas croire que Proust ait rédigé ses mémoires ou écrit son autobiographie, si le narrateur lui ressemble comme un frère, les éléments imaginés ou arrangés suffisent à justifier qu’il a bien fait, avec La Recherche, œuvre de romancier. Déjà il nous prévenait dans les pages de Jean Santeuil : « Puis-je appeler ce livre un roman ? C’est moins peut-être et bien plus, l’essence même de ma vie recueillie sans y rien mêler, dans ces heures de déchirure, où elle découle. Ce livre n’a jamais été fait, il a été récolté. » Tant il apparaît que ce n’est pas seulement à une mémorisation quelconque que l’on se réfère mais à une recouvrance de l’émotion. Cette recouvrance ou ressouvenance a une connotation plus sensible, me semble-t-il, plus proche de ce que voulait exprimer Proust, car on y vivifie le cœur davantage que l’esprit. Dans La Recherche, l'écrivain quitte le mode de l’improvisation qui faisait de Jean Santeuil une suite un peu brouillonne d’impressions et de sentiments, pour aller vers une construction élaborée, longuement méditée, minutieusement agencée dans un ordre synthétique, passant ainsi d’une quête anxieuse à une quête aboutie.

 

Quant au rêve de Venise, il  fut longtemps l’un de ceux qui a hanté l’imagination du jeune homme. Pour des raisons diverses, qu’il est facile de comprendre, puisque Venise est en elle-même une quintessence de l’art, que ce soit celui de l’architecture, de la sculpture, de la fresque, de la mosaïque, de la peinture, de la littérature, de la musique,  ville qui a fait dire à Jean d’Ormesson qu’elle est « le rêve le plus réussi de toute l’histoire des hommes ». Ce rêve fut celui de Marcel comme de tant d’autres, artistes ou non, chacun aspirant à contempler cette accumulation de splendeurs qui invite à des sauts permanents dans le temps et  se confond à un mirage qui aurait su tenir ses promesses. Marcel ne disait-il pas lui-même : « Quand je suis allé à Venise, cela me paraissait incroyable et si simple que mon rêve fût devenu mon adresse. » Ainsi Proust se coule-t-il  dans une longue lignée de célébrants pour lesquels La Sérénissime est une source d’inspiration inépuisable. On sait que son voyage à Venise en avril-mai 1900  fut envisagé après les pèlerinages ruskiniens qui lui avaient fait découvrir l’esthétique du philosophe anglais, sorte de médiateur entre l’art et l’homme et dont il se consacrait à traduire « La Bible d’Amiens », ne serait-ce que parce qu’il partageait avec le britannique une égale exaltation pour le rôle capital et la nécessité sociale du poète et la même conscience douloureuse du temps. Accompagné de sa mère, il descendit non au Danieli mais à l’hôtel de l’Europe devenu, depuis lors, le siège de la Biennale où une photo nous le montre dans un fauteuil d’osier sur le balcon de l’hôtel qui ouvrait sur le Grand Canal. Ainsi, Ruskin fut-il le maître qui lui a appris à voir et, mieux encore, à décrire, celui qui l’a aidé à tracer sa voie. Il note d’ailleurs à ce sujet : « Il n’y a pas de meilleure manière d’arriver à prendre conscience de ce qu’on sent soi-même que d’essayer de recréer en soi ce qu’a senti un maître. Dans cet effort profond, c’est notre pensée que nous mettons avec la sienne, au jour. » Ruskin était né, comme Proust, dans une famille bourgeoise et avait reçu une éducation littéraire raffinée. Marcel avait été frappé, dès le début de son intimité avec son œuvre, par deux phrases sublimes que Ruskin avait écrites en les attribuant à Dieu, sous la forme de deux commandements essentiels : « Travaillez pendant que vous avez encore le lumière » et « Soyez miséricordieux pendant que vous avez encore la miséricorde ». Proust confiait à ses proches que ces phrases devraient être chaque jour devant notre esprit. Ruskin nous apparaît  comme son révélateur, son intercesseur, un peu à la façon dont Arthur Rimbaud le fut spirituellement pour Paul Claudel. Grâce à cet auteur anglais, il apprit à cerner la réalité de belles métaphores, à donner aux éléments esthétiques une place essentielle. Néanmoins, ni les traductions de Ruskin, ni les travaux qu’il avait fait jusqu’alors, ne constituaient une œuvre suffisante pour apaiser sa conscience inquiète de trahir, à la fois, ses dons d’écrivain et la confiance de sa mère en son talent. Déjà avec Jean Santeuil, œuvre inachevée écrite sous la dictée d’une sensibilité débridée, il avait préparé les fondations de cet ouvrage qui, espérait-il, s’élèverait tel une cathédrale dans le patrimoine littéraire de notre civilisation. La mort de son père en 1903, celle de sa mère en 1905 vont mettre un terme à une adolescence prolongée bien au-delà de l’âge habituel. Proust a alors trente-cinq ans. La mort de sa mère, si chèrement aimée, l’exile à jamais de la patrie enfantine. Le moment est donc venu de la recréer, de la réanimer. Pour ce faire, Proust possédait toutes les aptitudes, aussi bien  la rigueur scientifique de son père que l’intuition inventive de sa mère. D’autre part, il avait  acquis un style, s’était initié à toutes les formes de l’art, observé mieux que personne les gens qu’il côtoyait, enregistré une foule d’impressions que sa mémoire phénoménale lui permettait de restituer dans les moindres détails. « On a frappé à toutes les portes » – écrivait-il – « qui ne donnent sur rien et la seule par où l’on peut entrer et qu’on aurait cherchée en vain pendant cent ans, on y heurte sans le savoir et elle s’ouvre. »

 

Philippe Kolb date de janvier 1908 le début véritable de La Recherche, ce qui est une date symbolique, car il ne faut pas oublier que Proust avait déjà entrepris ce qui devait être son art poétique, une thèse qu’il se proposait d’opposer à Sainte-Beuve dont il ne partageait pas le sentiment que l’œuvre d’un artiste n’est jamais que la résonance de son être et, qu’en fouillant dans sa vie, on saisit mieux la substance de son art. Pour Proust, l’homme extérieur, dans son quotidien, est étranger ou du moins différent de celui qui, soudain, s’éveille à son génie et traduit dans une œuvre, ainsi qu’en une célébration capitale, ce que lui a révélé, en d’éblouissants éclairs, cette plongée au plus profond de lui-même. C’est la raison pour laquelle il dit qu’un poète ou un écrivain ont « un ciel en plus ». Ainsi, l’existence que mène chacun d’eux  avec ses vices et ses vertus ne peut être rapprochée de l’inspiration qui va les transformer, les mettre à l’écoute soudaine de l’essence des choses et en faire, sans qu’ils sachent comment, des sortes de voyants. Les sept cahiers rédigés de 1907 à 1909 – leur narration se chevauche avec le début de La Recherche – sont en quelque sorte la passerelle qui permet à Marcel Proust d’embarquer dans ce grand roman dont la gestation fut si longue et incertaine. Ces cahiers abandonnés, recueillis eux aussi par Bernard de Fallois, seront publiés sous le titre de Contre Sainte-Beuve afin de rester fidèle au canevas initial et un peu lâche de l’auteur. A la fin de 1906, Marcel quitte l’appartement de ses  parents où les souvenirs sont trop obsédants pour s’installer 102 boulevard Haussmann dans celui de son grand-oncle Weil. Sa chambre, qu’il fera tapisser de liège afin d’amortir les bruits extérieurs, close d’épais rideaux, va devenir sa cellule, celle où à l’âge de 36 ans il entre enfin en littérature. « L’art s’accomplit dans le silence » écrivait-il. Si quelques amarres, surtout celles de l’amitié, relient encore l’arche au rivage, la vie de Proust n’est déjà plus que celle de son œuvre, de son imaginaire. Ainsi qu’il l’affirmait lui-même : « La vraie vie, la vie découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature. » C’est grâce à elle qu’il tente de transfigurer l’homme dans sa totalité, sans rien omettre de ses tares et de ses ridicules. Il n’y a pas de morale dans l’art, plaidait-il car l’art est plus que la vie, il est la vie revisitée par une autre forme de temps, le temps de la mémoire spontanée. En cela, il passait outre à la morale de Ruskin et faisait preuve d’une remarquable lucidité. Ce qui lui importait, c’était de dire l’homme dans son intégralité, si bien qu’en quelque sorte son réalisme a été plus grand que celui de Ruskin, curieux paradoxe ! Celui-ci l’avait initié à toute une part du monde qu’il ignorait, il l’avait éveillé à l’intelligence du Moyen-Âge qu’il connaissait peu, mais Ruskin devait être dépassé : « Oui, mon amour pour Ruskin dure.  Seulement quelquefois,  rien ne le refroidit comme de lire Ruskin » - disait-il. Proust venait de tuer le maître. Il allait commencer d’exister.


Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE


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Marcel Proust, jeunesse et initiation
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9 novembre 2020 1 09 /11 /novembre /2020 09:51
Mon grand frère de Thierry Radière

Pour Thierry Radière, la famille n’est pas une vulgaire association d’adultes qui veulent simplement vivre ensemble, c’est une institution fondée sur des sentiments forts comme l’amour et sur des valeurs qui permettent de construire un édifice solide. Dans ce texte, il évoque les relations filiales et les rapports fraternels.

 

 

                                                                    Mon grand frère

Thierry Radière (1963 - ….)

 

 

La famille, le couple, l’enfance, l’adolescence, tout ce qui conditionne la construction de l’adulte qui devra, à son tour initier un nouveau cycle pour perpétrer le lignage, est au centre de l’œuvre de Thierry Radière que je commence à bien connaître. Dans le présent ouvrage qu’il dédie plus particulièrement aux adolescents, il construit une famille qui pourrait couler des jours heureux si chacun faisait un petit effort, qui en travaillant un peu plus à l’école, qui en étant un peu plus tolérant, qui en étant un peu plus ferme…


 

Cette famille se compose d'un couple constitué d’un père autoritaire et intransigeant et d’une mère une peu trop faible et résignée et de deux enfants, des garçons, l’aîné qui sera bientôt majeur et le second qui n’a pas encore douze ans. Le petit frère adore son grand frère qui lui enseigne tout ce qu’un jeune doit savoir avant d’entrer dans la vie adulte. Il lui fait notamment découvrir des nouveaux groupes qui ne sont pas encore à la mode car il est lui aussi membre d’un groupe local qui croit autant en sa musique qu’en son avenir. La famille pourrait baigner dans le bonheur si le grand frère travaillait un peu plus à l’école et ne manquait pas systématiquement certains cours. Le père ne supporte pas un tel laisser aller et un si flagrant manque d’assiduité et de persévérance dans les études. Chaque vendredi soir quand le grand frère rentre à la maison pour le week-end, la comédie recommence avec sa cohorte d’engueulades et son enchaînement inévitable : reproches du père, arrogance du grand frère, colère du père, désolation de la mère et tristesse du petit frère qui raconte l’histoire et voudrait bien trouver une solution pour que tout le monde vive en harmonie.


 

C’est le schéma classique de la lutte des générations, le père n’aime pas la musique du fils, il ne supporte pas son comportement et son arrogance mais, au-delà de ces altercations, il y a une grande angoisse, l’angoisse que partage de nombreux parents : la peur de voir leur rejeton exclu du monde du travail, connaitre le chômage, puis  la dèche, où l’alcool et la drogue seront les seuls stimulants. Comme le livre s’adresse aux jeunes, il comporte une issue pour que ceux-ci  croient encore en leur destin et soient convaincus qu’ils ont un avenir à condition de s’en donner les moyens. Au passage, il conseille aux parents d’écouter leurs enfants et de leur laisser la liberté de se construire avec leurs envies, leurs moyens et même leur talent. Thierry connait bien le problème, il a  vu défiler un certain nombre d’adolescents plus ou moins talentueux, plus ou moins travailleurs, mais aussi, parfois, mal dans leur peau, mal dans leur famille, alors lisons ce texte avec attention.


Denis BILLAMBOZ


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Mon grand frère de Thierry Radière
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30 octobre 2020 5 30 /10 /octobre /2020 09:24
Proust et Cabourg de Jean-Paul Henriet

Il faut avoir été maire de Cabourg durant deux mandats et y demeurer depuis de longues années pour évoquer cette station balnéaire normande avec autant de véracité et de précision. Aucun détail de cette charmante ville côtière n’échappe au regard perspicace de Jean-Paul Henriet. De même, il faut connaître la vie et l’œuvre de Marcel Proust pour en surprendre les éléments les plus infimes et parfois les plus inattendus et évoquer de façon aussi pénétrante les séjours successifs et prolongés que fit l’écrivain sur le littoral normand où la campagne et l’arrière-pays recèlent autant de merveilles naturelles que de chefs-d’œuvre humains. Le temps s’est chargé de sculpter les rives et d’édifier ici et là quelques-uns des plus beaux spécimens architecturaux français.

 

Il est probable que ceux qui se procureront ce bel ouvrage publié par Gallimard, l'éditeur de Proust, auront envie de faire leurs bagages et de venir goûter l’atmosphère très particulière et envoûtante du Grand-Hôtel, ne serait-ce que pour un apéritif ou un thé, où vous saisit le sentiment  que Marcel vient de  le quitter, que le passé a oublié de laisser place au présent, où les évocations d’hier sont proches des réalités d’aujourd’hui. Oui, presque tout est en place ; si peu de choses ont changé : la plage, la digue, les couchers de soleil, les ciels voilés, les phrasés de la mer, vous les avez déjà admirés, contemplés, écoutés dans les descriptions que Proust ne se lasse pas de faire dans la Recherche, prêtant à ses longues phrases le mouvement souple et ample des vagues. C’est d’ailleurs ce que l’écrivain aspirait à réaliser à l’intention de ses lecteurs : que ceux-ci  puissent entrer en intimité avec ce qu’il leur proposait de connaître et d’apprécier. Les séjours qu’il fit à Cabourg de 1908 à 1914, il les a magnifiés dans ses pages en caressant la réalité de façon qu’elle se garde d’être une fiction mais, davantage et en quelque sorte, une optique ou, mieux, une révélation partagée. La ville de Cabourg n’est certes pas inconnue des proustiens et comment le serait-elle puisqu’ils ont, avec Proust, longuement séjournés à Balbec ? Deux livres avaient déjà évoqué la station : celui de Christian Pechenard « Proust à Cabourg » que j’avais beaucoup aimé et celui, délicieux, de « Marcel Proust – du côté de Cabourg » de Dominique Bussillet. L’originalité de Jean-Paul Henriet est de nous offrir une galerie de photos inédites qu’en collectionneur avisé et passionné il a su acquérir au fil du temps, si bien  que l’on parcourt ce livre comme un album de famille avec des êtres qui prennent traits sous nos yeux, des villas, des lieux qui se concrétisent soudain et nous font entrer dans l’intimité de l’homme Proust.

 

Si bien, qu'à la suite de cette lecture, quels sont celles et ceux qui ne se plairaient à flâner dans les lieux que l’écrivain a parcourus, les sentes où il a respiré l’air vivifiant de la mer et des plantes océanes, à deviner, derrière l'éventail de leurs jardins, les maisons où il était reçu par ses amis, parce que devenir l’intime de Proust, c’est devenir celui d’une œuvre incomparable, l’une des plus belles de la littérature française. Par ailleurs, nous réalisons que Marcel Proust n’appartient pas à un temps, son temps, mais à tous les temps puisqu’il les descend et les remonte à volonté et nous propose d’agir de même.

 

Lui, le grand malade qui fut l’hôte de la réalité par la souffrance, n’est-ce pas le regard qu’il posait sur les êtres et les choses qui lui  a  procuré  la clé des vérités humaines et des mystères de la nature et du monde ? Le livre de Jean-Paul Henriet sera désormais présent dans votre bibliothèque, en bonne  place parmi ceux que vous aimez feuilleter à tout moment, afin de vous assurer que cette oeuvre s’ancre d’autant mieux dans le quotidien qu’elle le transpose et le prolonge.

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE


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Jean-Paul Henriet photographié devant le Grand-Hôtel.

Jean-Paul Henriet photographié devant le Grand-Hôtel.

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27 octobre 2020 2 27 /10 /octobre /2020 08:49
Avec mon amie Brigitte au Rondonneau. Mes parents venaient d'acquérir cette maison qui nécessitait beaucoup de travaux.

Avec mon amie Brigitte au Rondonneau. Mes parents venaient d'acquérir cette maison qui nécessitait beaucoup de travaux.

Ils se sont, au fil du temps, éloignés de nos vies, laissant toute une part d'inachevé qui n'en finit plus de solliciter notre mémoire et notre imagination. Ils sont partis sans laisser d'adresse, celle du cimetière est trop réductrice, nous savons bien qu'ils ne sont pas là et que ce n'est pas ainsi que nous souhaitons les évoquer. Non, ils se sont tellement imbriqués dans nos actes, dans notre mémoire, ils semblent même qu'ils poursuivent leur existence dans nos pensées parce que fatalement ils sont inoubliables. Qui sont-ils ? Nos parents, nos grands-parents, nos oncles et tantes, nos cousins, nos amis, chacun à leur manière ont accompagné une part de notre itinéraire terrestre, alors en s'asseyant ici ou là sur une des bornes qui ponctue notre cheminement en ce monde, nous les revoyons, nous les réentendons : celle-ci avec ses malices et son joli rire, celui-ci avec ses plaidoyers sans fin sur la déstructuration de notre époque, ceux-là avec leurs tics, leurs mimiques, tous avec leurs spécificités, leurs expressions, ce qui les rendait uniques et irremplaçables. Chers disparus !

 

Mes parents à Trouville, peu d'années avant leur mort.

Mes parents à Trouville, peu d'années avant leur mort.

Avec le temps, qui ne cesse pas de s'accélérer, vous devenez de plus en plus nombreux à peser de vos absences, à susciter la nostalgie à votre seule évocation, à aggraver nos solitudes. Oui, vous nous manquez. Nous avons certes connu des amours ratés, mais il s'agit ici d'amours perdus. Il en fut ainsi de celui de mon amie d'enfance - nos  mères nous plaçaient dans le même parc lorsqu'elles jouaient au bridge - alors que nous jouions déjà à nous fabriquer un avenir, à nouer un lien privilégié qui nous a menées un dernier soir d'un été doux et parfumé à nous questionner sur l'avenir du monde. Ironie du sort, le tien ne pesait plus que quelques mois ... Tu mourrais en avril 1994 d'un cancer des os. Quatre semaines avant ma mère, seize mois avant mon père. Trois deuils successifs, j'ai cru perdre pied. C'était trop, je ne pouvais même pas imaginer la vie sans vous ! Et, néanmoins, il a bien fallu le faire, reprendre la route, choisir un nouvel itinéraire plus contemplatif sans doute, nourri d'un passé qui ne peut pas s'éteindre et favorise certaines valeurs essentielles.

 

Et puis, il y a eu l'ami - un second père en quelque sorte - qui m'a aidée à me reconstruire à la suite d'un mariage loupé, très vite soldé par un divorce. J'avais 23 ans et le vide ne s'est jamais comblé. Il en est ainsi de certains passants incomparables. Je n'oublie pas ma chère tante Yvonne que j'imagine cueillant des étoiles comme jadis elle se plaisait à composer des bouquets champêtres, à ma grand-mère paternelle, conteuse intarissable, qui me décrivait la Belle Epoque comme s'il s'agissait d'une parenthèse enchantée, un moment éphémère brièvement paré de toutes les séductions. Vous avez été, au hasard des circonstances, des compagnons de fortune ou d'infortune ; avec vous, nous avons partagé illusions et désillusions, joies et chagrins, larmes et rires. Certains nous ont quittés encore parés des charmes de la jeunesse, d'autres auréolés par la sagesse de leur grand-âge, avec cette bienveillance qui imprime aux visages une tranquille indulgence.

 

Mais vous restez tous à nos côtés, compagnons invisibles et souvent plus présents que nombre de nos contemporains. Vous avez contribué à rédiger quelques-unes des pages de nos vies et formez ainsi la toile de fond de notre univers intérieur, chers disparus !

 

 

Armelle BARGUILLET  HAUTELOIRE

 

 

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Mon père, retour sur le passé
Ma mère à la lumière des souvenirs

Arthur, mon arrière grand-père, une histoire simple

Mon grand-père Charles Caillé ou l'art des jardins

Le Rondonneau, retour à ma maison d'enfance
Renée ou l'enfance réenchantée

Les Pâques de mon enfance au Rondonneau

Les chiens de mon enfance
Le Cercle de famille

 

 

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Mes arriere grands-parents avec mon père enfant.

Mes arriere grands-parents avec mon père enfant.

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21 octobre 2020 3 21 /10 /octobre /2020 08:20
Manoir de la Cour-Brûlée

Manoir de la Cour-Brûlée

          

Lorsque Proust séjourne plusieurs étés consécutifs à Trouville dans ses jeunes années, la station est considérée comme "la reine des plages" et est devenue en quelque sorte une annexe de la capitale, après qu’un peintre de 19 ans, arrivé d’Honfleur à marée basse par le chemin de grève, en une journée de l’été 1825, ait posé son chevalet et son parasol sur les bords de la Touques et, à cette occasion, lancé sans le savoir Trouville, qui ne va pas tarder à supplanter les autres plages du littoral normand. Il a pour nom Charles Mozin et sera bientôt rejoint chez la mère Ozerais - qui tient l’auberge du "Bras d’or" - par Eugène Isabey, Alexandre Decamps et Alexandre Dumas. Trouville s’apprête donc à détrôner Dieppe et Le Tréport où Marcel s’est rendu à plusieurs reprises quand il était enfant avec sa grand-mère maternelle et son frère Robert. Dieppe avait été lancé par les Anglais, à la tête desquels le prince de Galles, Trouville le sera par des artistes et principalement des peintres. Et Dieu sait qu’ils seront nombreux à apprécier ce village de pêcheurs et sa longue plage de sable ocre où le duo subtil de l’eau et du ciel ne cesse de les fasciner. Tous, les Boudin, Courbet, Whistler, Monet, Corot, Bonnard, Degas, Helleu, Dufy, Marquet, Dubourg essaieront de rendre sensible les vibrations de la lumière, les glacis fluides qui l’accompagnent et cet aspect « porcelainé»  dont parlait Boudin.
Mais les peintres ne sont pas les seuls à être subjugués par la beauté des lieux : Flaubert l’avait été, Proust le sera à son tour, envoûté par les paysages mer/campagne, lorsque, séjournant à Trouville, il se promenait dans les sentiers qui longent la mer et y respirait le parfum mêlé de feuillées, de lait et de sel marin. C’est ainsi qu’il décrit l’une de ses promenades dans une lettre à Louisa de Mornand :

«Nous étions sortis d’un petit bois et avions suivi un lacis de chemins assez fréquentés dans la campagne qui domine Trouville et les chemins creux qui séparent les champs peuplés de pommiers, chargés de fruits, bordés de haies qui laissent parfois percevoir la mer.»

Nous sommes en octobre 1891, le jeune homme a 20 ans, il a passé son baccalauréat, accompli son service militaire, dont il a devancé l’appel pour en écourter le temps, et débuté des études de droit et de sciences politiques afin de se plier aux exigences de son père qui refuse à son aîné les disciplines littéraires et artistiques. Il a, dans la foulée, commencé à publier des nouvelles et articles dans une revue "Le Mensuel", revue où écrivent également plusieurs de ses condisciples de Sciences-Po, sous la férule d’un certain Otto Bouwens van der Boijin, et dont le sommaire se partage entre des chroniques d’art, de mode et quelques textes de fiction. Marcel s’essaiera à tous les genres, y affirmera ses dons de critique et ses dispositions pour les exercices de plume.

A Trouville, il s’est installé au manoir des Frémonts, sur les hauteurs, invité par l’oncle de son camarade de Condorcet Jacques Baignières, le financier Arthur Baignières, qui a fait construire le manoir en 1869. Cette demeure admirablement située lui inspirera plus tard la propriété de La Raspelière où se passent de nombreuses scènes de "La Recherche" et qu’il décrit ainsi dans " Sodome et Gomorrhe ": 

«De la hauteur où nous étions déjà, la mer n’apparaissait plus, ainsi que de Balbec, pareille aux ondulations de montagnes soulevées, mais, au contraire, comme apparaît d’un pic, ou d’une route qui contourne la montagne, un glacier bleuâtre, ou une plaine éblouissante, situés à une moindre altitude. Le déchiquetage des remous y semblait immobilisé et avoir dessiné pour toujours leurs cercles concentriques ; l’émail même de la mer, qui changeait insensiblement de couleur, prenait vers le fond de la baie, où se creusait un estuaire, la blancheur bleue d’un lait où de petits bacs noirs qui n’avançaient pas semblaient empêtrés comme des mouches. Il ne me semblait pas qu’on pût découvrir de nulle part un tableau plus vaste. L’air à ce point si élevé devenait d’une vivacité et d’une pureté qui m’enivraient. J’aimais les Verdurin ; qu’ils nous eussent envoyé une voiture me semblait d’une bonté attendrissante. Je leur dis que je n’avais jamais rien vu d’aussi beau.»  

Non seulement le jeune Marcel est séduit par l’ampleur des paysages et l’élégance du manoir, mais c’est à l’occasion de ce séjour que le peintre Paul-Emile Blanche, ami d’Arthur Baignières, réalisera de lui un dessin au crayon qui sera suivi, un an plus tard, d’un portrait à l’huile, le fameux portrait à l’orchidée à la boutonnière qui se trouve aujourd'hui au musée d'Orsay, et dont Proust était si fier car il y apparaît dans la fraîcheur de ses 20 ans, lumineux de jeunesse, le regard caressant, ayant acquis une conscience plus aiguë de sa personne qui dément l’image d’un adolescent gauche, mal ficelé et boudeur, tel qu’en lui-même on le surprend sur nombre de clichés de collège. 

L’année suivante le retrouve de nouveau aux Frémonts que les Finaly, autres amis de Marcel, ont loué aux Baignières par son entremise. Marcel a connu les Finaly grâce à Horace qui se trouvait dans la même classe que lui au lycée Cordorcet. Fernand Gregh a évoqué plaisamment cette famille qu’il trouvait shakespearienne. L’ancêtre prestigieux était Horace de Landau qui vivait à Florence et que l’on appelait le Roi LIRE, en raison de sa fabuleuse bibliothèque. C’est lui qui achètera le manoir des Frémonts aux Baignières et l’offrira à sa nièce la belle madame Hugo Finaly pour la taquiner. Si bien que le vendeur s’exclamera « c’est Taquin le superbe !» Proust n’oubliera pas de placer ce bon mot dans la bouche d’Oriane de Guermantes à l’adresse de Charlus. Hugo Finaly, le père d’Horace et de Mary, incarne cette haute finance ( il dirigeait la banque de Paris et des Pays-Bas ) que Marcel a beaucoup fréquentée à travers d’autres relations comme les Fould, les Rothschild, et dont il s’est servi pour camper ses personnages Rufus Israël ou Nissim Bernard. Horace règnera à son tour sur les finances de France mais leur amitié se relâchera avec le temps.

L’été 1892 sera inoubliable pour toutes sortes de raisons : d’abord parce que sont réunis une bande de camarades du même âge dont la plupart sont des anciens du lycée Cordorcet : Jacques Bizet, le fils que Madame Straus a eu avec le compositeur de Carmen, Louis de la Salle et Fernand Gregh, qu’il fait beau et que Madame Straus, s’étant installée cette même année au manoir de la Cour-Brûlée (bâti en 1864) qu’elle a loué à Mme Lydie Aubernon de Nerville, on ne cesse de monter les uns chez les autres, la princesse de Sagan de sa villa persane, la marquise de Gallifet de son château des Roches, que l’on soupe en plaisante compagnie et qu’on s’attarde volontiers le soir à deviser sous les tonnelles, le long desquelles courent les ampélopsis et les chèvrefeuilles, tandis que tombe la nuit dans une somptuosité crépusculaire que Proust décrit d’une plume délicate :   

«Mais dans cette atmosphère humide et douce s’épanouissent, le soir, en quelques instants, de ces bouquets célestes bleus et roses, qui sont incomparables et qui mettent des heures à faner».

Tout concourt à faire de ce séjour un moment rare dont l’écrivain se souviendra avec émotion et qui lui inspirera quelques-unes de ses plus belles descriptions de la nature : les fleurs en quantité, les vieilles maisons cernées de vignes, les points de vue qui foisonnaient autour de «Douville», l’église toute en clochetons, épineuse et rouge, fleurissante comme un rosier, enfin ces veillées où apparaissaient dans le ciel ombré, pareille à une légère et mince pelure, une lune étroite  «qu’un invisible couteau avait taillé comme le frais quartier d’un fruit».

Pour nous en persuader, relisons ce qu’il écrira, des années plus tard à son amie Louisa de Mornand, lorsqu’il apprendra qu’elle se rend à Trouville :

 

" Ma petite Louisa,

J’apprends que vous avez l’intention de passer l’été près de Trouville. Comme je suis fou de ce pays, le plus beau que je connaisse, je me permets de vous donner quelques indications. Trouville est fort laid,, Deauville affreux, le pays entre Trouville et Villers médiocre. Mais entre Trouville et Honfleur, sur la hauteur est le plus admirable pays qu’on puisse voir dans la campagne la plus belle, avec des vues de mer idéales. Et là il y a des habitations connues seulement des artistes et devant qui j’ai entendu des millionnaires s’écrier : Quel malheur que j’aie un château au lieu d’habiter ici ! Et des chemins perdus admirables pour le cheval, de vrais nids de poésie et bonheur. Ce qu’il y a de plus beau, ( mais est-ce à louer ? ) est les Allées Marguerite, propriété affolante avec des kilomètres de rhododendrons sur la mer. Elle appartenait à un Monsieur d’Andigné et Guitry qui en était fou ( pas de Monsieur d’Andigné, de la propriété ) l’a louée plusieurs années. La loue-t-il encore ? Est-elle encore à louer ? Je ne puis vous le dire mais je pourrais vous le savoir et vous-même, si vous connaissiez Sacha Guitry, le pourriez. Peut-être serait-ce trop immense pour vous. Mais je crois qu’on a cela pour un morceau de pain. Près d’Honfleur, il y a aussi d’idéales maisons. Voulez-vous que je m’informe ? " 

   

Et quelques mois plus tard :

 

«Je suis content de vous savoir à Trouville puisque cela me donne la joie d’imaginer une des personnes qui me plaisent le plus dans un des pays que j’aime le mieux. Cela concentre en une seule deux belles images. Je ne sais pas au juste où est votre villa Saint-Jean. Je suppose qu’elle est sur la hauteur entre Trouville et Hennequeville, mais je ne sais si elle regarde la mer ou la vallée. Si elle regarde la mer, elle doit l’apercevoir entre les feuillages, ce qui est si doux et le soir vous devez avoir des vues du Havre admirables. On a dans ces chemins un parfum mêlé de feuillées, de lait et de sel marin qui me parait plus délicieux que les mélanges les plus raffinés.. Si vous donnez sur la vallée, je vous envie des clairs de lune qui opalisent le fond de la vallée à faire croire que c’est un lac. Je me souviens d’une nuit où je suis revenu d’Honfleur par ces chemins d’en haut. A chaque pas nous butions dans des flaques de lune et l’humidité de la vallée semblait un immense étang. Je vous conseille une promenade à pied très jolie qui s’appelle « les Creuniers». De là vous aurez une vue admirable, et une paix, un infini dans lequel on a la sensation de se dissoudre entièrement. De là tous vos soucis, tous vos chagrins vous apparaissent aussi petits que les petits bonshommes ridicules qu’on aperçoit sur le sable. On est vraiment en plein ciel. En voiture, je vous conseille une promenade plus belle : les allées Marguerite. Mais une fois arrivé il faut ouvrir la petite barrière de bois, faire entrer la voiture ( si le propriétaire actuel n’habite pas ) et vous promener pendant des heures dans cette forêt enchantée avec les rhododendrons devant vous et la mer à vos pieds ».  

 

Et au sujet de la si jolie église de Criquebœuf, s’adressant toujours à Louisia de Mornand, il poursuit :

   

«Dites-lui de tendres choses de ma part, et aussi à un vieux poirier, cassé mais infatigable comme une vieille servante, qui maintient de toute la force de ses bras tordus par l’âge mais encore verts, une petite maison du village avoisinant, à l’unique fenêtre de laquelle sourient souvent de jolies figures de petites filles, qui ne sont peut-être plus ni petites, ni jolies, ni même filles, car il y a longtemps de cela».

   

A l’époque, il ne fallait pas plus de 5 heures pour se rendre de Paris à Trouville où la campagne s’allie si étroitement à la mer, où les oiseaux «océanides» mêlent leurs chants à ceux des bois et des jardins, visions et sons qui marquèrent si profondément l’auteur de La Recherche, que cette recherche-là ne cessa de se confondre à l’autre. C’est ainsi, qu’habité par ses souvenirs, il a transposé dans son œuvre les images emmagasinées lors de ces séjours trouvillais au point que dans « Sodome et Gomorrhe» les trois points de vue dont il parle à propos de La Raspelière - que les Verdurin sont sensés louer à Madame de Cambremer - ressemblent à s’y méprendre à ceux des Frémonts :

   

" Disons du reste, que le jardin de la Raspelière était en quelque sorte un abrégé de toutes les promenades qu’on pouvait faire à bien des kilomètres alentour. D’abord à cause de sa position dominante, regardant d’un côté la vallée, de l’autre la mer, et puis parce que, de même d’un seul côté, celui de la mer par exemple, des percées avaient été faites au milieu des arbres de telle façon que d’ici on embrassait tel horizon, de là tel autre. Il y avait à chacun de ces points de vue un banc ; on venait s’asseoir tour à tour sur celui d’où on découvrait Balbec, ou Parville, ou Douville. De ces derniers, on avait un premier plan de verdure et un horizon qui semblait déjà le plus vaste possible, mais qui s’agrandissait infiniment si, continuant par un petit sentier, on allait jusqu’à un banc suivant d’où l’on embrassait tout le cirque de la mer ".

 

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Tandis que les jeunes gens refont le monde, que les femmes aiment à se promener sur les planches, la princesse de Sagan - toujours escortée par un petit page, noir comme l’ébène et vêtu de rouge, portant son parasol - en compagnie de la marquise de Galliffet et de la comtesse de Montebello, que les hommes sont allés jouer et fumer au Casino auquel vient d’être ajouté une salle de spectacle, la sœur d’Horace, la jeune Mary Finaly aux beaux yeux verts, joue les coquettes et les mystérieuses auprès de ses soupirants qui se disputent l’honneur de l’emmener se promener dans le parc au clair de lune ou d’aller goûter, avec le reste de la bande, dans une ferme-restaurant des environs. Ce sont les fermes dites des Ecorres, de la Croix d’Heuland, de Marie-Antoinette. On y boit du cidre en mangeant du pain brié, ce pain qu’introduisirent au XIVe siècle des moines espagnols échoués sur la côte du Calvados.

   

«Mais quelquefois au lieu d’aller dans une ferme, nous montions jusqu’au haut de la falaise, et une fois arrivés et assis sur l’herbe, nous défaisions notre paquet de sandwichs et de gâteaux. Etendu sur la falaise, je ne voyais devant moi que des prés et, au-dessus d’eux, non pas les sept ciels de la physique chrétienne, mais la superposition de deux seulement, un plus foncé - la mer - et en haut un plus pâle».

   

Et il ajoute :

«Nous partions ; quelque temps après avoir contourné la station de chemin de fer, nous entrions dans une route campagnarde qui me devint bientôt aussi familière que celles de Combray, depuis le coude où elle s’amorçait entre des clos charmants jusqu’au tournant où nous la quittions et qui avait de chaque côté des terres labourées. Au milieu d’elles, on voyait çà et là un pommier, privé il est vrai de ses fleurs et ne portant plus qu’un bouquet de pistils, mais qui suffisait à m’enchanter parce que je reconnaissais ces feuilles inimitables dont la large étendue, comme le tapis d’estrade d’une fête nuptiale maintenant terminée, avait été récemment foulée par la traîne de satin blanc de fleurs rougissantes».

 

Ce qui ne l’empêche nullement de décrire tout aussi bien dans «Sodome et Gomorrhe» les pommiers en fleurs, qu’il n’a probablement jamais revus depuis son enfance, ne résidant pas en Normandie ou dans une autre campagne au mois de mai, cela d’autant plus qu’il souffrait cruellement de l’asthme des foins et restait plus volontiers chez lui à cette époque de l’année :

 

« Mais, dès que je fus arrivé à la route, ce fut un éblouissement. Là où je n’avais vu, avec ma grand-mère, au mois d’août, que les feuilles et comme l’emplacement des pommiers, à perte de vue ils étaient en pleine floraison, d’un luxe inouï, les pieds dans la boue et en toilette de bal, ne prenant pas de précautions pour ne pas gâter le plus merveilleux satin rose qu’on eût jamais vu et que faisait briller le soleil ; l’horizon lointain de la mer fournissait aux pommiers comme un arrière-plan d’estampe japonaise ; si je levais la tête pour regarder le ciel entre les fleurs, qui faisaient paraître son bleu rasséréné, presque violent, elles semblaient s’écarter pour montrer la profondeur de ce paradis. Sous cet azur, une brise légère mais froide qui faisait trembler légèrement les bouquets rougissants. Des mésanges bleues venaient se poser sur les branches et sautaient entre les fleurs, indulgentes, comme si c’eût été un amateur d’exotisme et de couleurs qui avait artificiellement créé cette beauté vivante. Mais elle touchait jusqu’aux larmes parce que, si loin qu’elle allait dans ses effets d’art raffiné, on sentait qu’elle était naturelle, que ces pommiers étaient là en pleine campagne, comme des paysans sur une grande route de France».

   

A midi, on se saluait sur les planches ou à la plage - les bains de mer étant désormais à la mode et appréciés pour leurs vertus thérapeutiques ; plus tard au restaurant, au casino et enfin aux courses où Madame Straus entraînait Marcel. Pour toutes ces raisons, une autre relation de Marcel se plaisait à Deauville et prenait le temps d’installer son chevalet à bord de l’un de ses yachts, afin de saisir sur le vif les éclairages, les poses, les expressions, les reflets de la mer, l’atmosphère pétillante et légère de la vie estivale qui faisaient de chacune de ces fêtes au bord de l’eau des moments enchanteurs. C’était le peintre Paul Helleu, amoureux de la mer et des femmes. Et l’hippodrome en question n’était autre que celui de la Touques inauguré le 14 août 1864, dont le duc de Morny, frère adultérin de Napoléon III, avait souhaité parer la station balnéaire de Deauville, sœur siamoise de Trouville, qu’il avait fait naître en 1860 des sables et de l’eau et que seul un pont sépare toujours de son aînée. Le duc, propriétaire d’une écurie à Viroflay, membre du Jockey-club, initiateur du champ de courses de Longchamp, y voyait le moyen d’attirer les amateurs vers la cité normande en prolongeant la saison des courses dans un lieu qui offrait, par ailleurs, tant d’autres divertissements.

Dès la première édition, les courses de plat de Deauville s’affirmaient comme un événement mondain qu’il ne fallait manquer sous aucun prétexte et si Helleu avait choisi d’amarrer ses voiliers successifs dans le port de plaisance de Deauville - celui de Trouville étant consacré à la pêche et au commerce - c’est parce que la région était en passe de devenir le XXIe arrondissement de Paris et que le peintre retrouvait là, chaque été, non seulement la mer et les courses, mais les femmes de cette élégante société aristocratique qui composaient l’essentiel de sa clientèle. Les bateaux servaient alors de résidences secondaires avec parfois vingt-cinq à trente hommes d’équipage à bord et permettaient à leurs propriétaires de recevoir de façon plus conviviale et moins protocolaire mais avec tout autant de magnificence.

 

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                 Le manoir des Mûriers construit par les Straus en 1893 

 

En 1880, Henri Greffulhe, marié à la belle Elisabeth de Caraman-Chimay - dont Proust admirait tant la beauté et l’élégance divine qu’elle lui inspirera un peu de sa princesse de Guermantes - avait fait bâtir sur le front de mer de Deauville la villa «La Garenne», où son épouse poursuivait, à la saison estivale, les activités de son salon parisien, tandis que Mme Aubernon de Nerville, puis Mme Straus, qui avaient préféré le cadre mer/campagne des hauteurs de Trouville, régnaient sur l’autre rive de la Touques.

On sait que, pour sa part, Paul Helleu a participé à créer le personnage du peintre Elstir qui compose, avec le musicien Vinteuil et l’écrivain Bergotte, le trio artistique de La Recherche. Il semble donc, que durant ces étés trouvillais, se soient mis en place, dans l’inconscient de leur auteur, quelques-uns des personnages qui animeront, bien des années plus tard, son roman :

 

«De sorte que si, avant ces visites chez Elstir, avant d’avoir vu une marine de lui où une jeune femme, en robe de barège ou de linon, dans un yacht arborant le drapeau américain, mit le double spirituel d’une robe de linon blanc et d’un drapeau dans mon imagination qui aussitôt couva un désir insatiable de voir sur-le-champ des robes de linon blanc et des drapeaux près de la mer, comme si cela n’était jamais arrivé jusque-là, je m’étais toujours efforcé, devant la mer, d’expulser du champ de ma vision, aussi bien que les baigneurs du premier plan, les yachts aux voiles trop blanches comme un costume de plage, tout ce qui m’empêchait de me persuader que je contemplais le flot immémorial qui déroulait déjà sa même vie mystérieuse avant l’apparition de l’espèce humaine, et jusqu’aux jours radieux qui me semblaient revêtir de l’aspect banal de l’universel été cette côte de brume et de tempêtes, y marquer un simple temps d’arrêt, l’équivalence de ce qu’on appelle en musique une mesure pour rien » - lit-on dans  A l’ombre des jeunes filles en fleurs.

   

Ce que lui apprend le peintre où, plutôt, ce que nous apprend Proust par la voix d’Elstir, est que l’art met en lumière certaines lois et que chaque artiste est tenu de recommencer sans fin, et pour son compte, un effort individuel, afin de séparer le vrai réel du faux vrai. Et à Trouville, durant ces étés apparemment insouciants, il a pris la mesure des choses, voyant surgir, comme une flottille, les églises de Criqueboeuf ou de Hennequeville. C’est très probablement là que s’est révélé à lui l’idée que la tâche d’un écrivain est de re-dire - comme l’avait fait Homère - ce qu’il a vu et ce qu’il a senti, car ces choses contemplées, et fatalement quittées, prennent ensuite, dans notre mémoire, une importance extraordinaire, puisqu’elles nous apprennent que le temps peut renaître à tous moments, mais hors du temps. Ainsi l’artiste découvre-t-il des paysages qui fixent à jamais son goût et vers lesquels il reviendra comme cela se fait pour une œuvre picturale ou musicale. Ces paysages élus sont en quelque sorte des références sensibles et, grâce à eux et à l’évocation que l’on souhaite en faire, le goût et le style se façonnent et s’affinent. Ainsi les images recueillies en Normandie sont-elles, comme dans les toiles d’Elstir, celles de la campagne au-dessus de la mer et, plus précisément, au-dessus de Trouville. C’est du moins ce qu’il résume en quelques lignes dans un article intitulé  "Les choses normandes" publié dans le N° 12 de la revue «Le Mensuel» :

   

« Ainsi cette campagne, la plus riche de France qui, avec son abondance intarissable de fermes, de vaches, de crème, de pommiers à cidre, de gazon épais, n’invite qu’à manger et à dormir, se pare, la nuit venue, de quelque mystère et rivalise de mélancolie avec la grande plaine de la mer ».

   

Alors même que l’on retrouve de nouveau, dans un passage de Sodome et Gomorrhe, les évocations de ses séjours aux Frémonts qui servent à décrire et illustrer la résidence fictive de la Raspelière et prouvent à quel point ces visions l’ont profondément … impressionné :

 

« Et le jour où nous vînmes en automobile à la Raspelière, comme ce n’était pas lundi, M et Mme Verdurin devaient être en proie à ce besoin de voir du monde qui trouble les hommes et les femmes et donne envie de se jeter par la fenêtre au malade qu’on a enfermé loin des siens, pour une cure d’isolement. Car le nouveau domestique aux pieds plus rapides, et déjà familiarisé avec ces expressions, nous ayant répondu que si madame n’était pas sortie, elle devait être «  à la vue de Douville », qu’il allait aller voir, il revint aussitôt nous dire que celle-ci allait nous recevoir. Nous la trouvâmes un peu décoiffée, car elle arrivait du jardin, de la basse-cour et du potager, où elle était allée donner à manger à ses paons et à ses poules, chercher des œufs, cueillir des fruits et des fleurs pour faire son chemin de table, chemin qui rappelait en petit celui du parc, mais sur la table, à laquelle il donnait cette distinction de ne pas lui faire supporter que des choses utiles et bonnes à manger ; car, autour de ces autres présents du jardin qui étaient des poires, les œufs battus à la neige, montaient comme de hautes tiges de vipérines, d’œillets, de roses et de coréopsis entre lesquels on voyait, comme entre des pieux indicateurs et fleuris, se déplacer, par le vitrage de la fenêtre, les bateaux du large ».

                                                                                           

La vue sur la mer depuis le chemin des Creuniers.

La vue sur la mer depuis le chemin des Creuniers.

Le jolie Mary Finaly aux Frémonts.

Le jolie Mary Finaly aux Frémonts.

Madame Straus et Marcel Proust au manoir de la Cour-Brûlée.

Madame Straus et Marcel Proust au manoir de la Cour-Brûlée.

L’été suivant, Marcel séjourne de nouveau à Trouville à l’hôtel des Roches-Noires, non point seul mais en compagnie de sa mère. Cet hôtel était alors une sorte de palace international qui recevait de riches clients anglais et américains - dont certains débarquaient directement du Havre grâce à la longue digue-promenade qui avançait de 600 m dans la mer et sera détruite lors de la guerre de 39/45 - dans son bâtiment principal et son annexe  "les roches normandes". 

 

Cet hôtel cherchait à concurrencer les débuts prometteurs de Deauville et de son hôtel de charme  le Normandy et n’avait pas lésiné sur le confort et le luxe des installations. Madame Proust et son fils occuperont l’appartement 110 du 1er étage. Nous sommes en septembre 1893 et Geneviève Straus, qui a acheté un terrain de cinq hectares, voisin du manoir de la Cour-Brûlée qu’elle louait jusqu’alors, s’installe enfin chez elle au Clos des Mûriers. Cette femme occupe dans la vie de Marcel Proust une place très importante. Il en est amoureux à la façon dont il est amoureux des femmes. Fille du compositeur Fromental Halévy, veuve de Georges Bizet, mère de Jacques, elle a épousé en secondes noces l’avocat Emile Straus, homme riche et influant. Personnage de roman, follement narcissique et passablement neurasthénique, Geneviève tient un salon très prisé, où se rendent les Rothschild, la comtesse de Chevigné, Lucien Guitry et Réjane, la comtesse Potocka, la duchesse de Richelieu, Degas, Jules Lemaître, Paul Bourget, autant de gens à particules que d’artistes, et qu’elle anime de son intelligence acérée et de ses mots d’esprit que son mari, très fier d’elle, prend plaisir à propager à la ronde et dont on retrouvera bon nombre dans la bouche de Mme Verdurin ou de la duchesse de Guermantes. Proust la vénère et aura avec elle une correspondance suivie jusqu’à sa mort. En elle - dit-il - il retrouve tout ce qu’il peut aimer chez une femme : l’esprit, l’élégance, le charme, l’affection et l’allure maternelle et ce qu’il faut dans l’attitude et le comportement de subtile mélancolie.

 

Geneviève est donc heureuse cet été là de pouvoir tenir salon chez elle à Trouville. C’est l’architecte Le Ramey qui a été chargé de construire la demeure dans le style normand en 1893 et sur 3 étages, tandis que le jardinier-horticulteur Claude Tanton élaborera roseraies, pelouses et un jardin de fleurs à couper pour la décoration des salons et des chambres. Chacune de celles-ci a sa couleur : la mauve, la bleue, la rose et les invités, dont Charles Haas - on sait qu’il inspirera le personnage de Charles Swann - ainsi que le comte d’Haussouville et le prince d’Arenberg seront les premiers à s’émerveiller de l’aménagement et de la vue imprenable sur la mer.

Durant l’été 1894, Proust est encore une fois à Trouville et écrit des lettres enflammées à Reynaldo Hahn dont il vient de faire la connaissance chez Madeleine Lemaire dans son petit hôtel du 35 rue Monceau, et qu’il supplie de venir le rejoindre aux Roches-Noires dès que sa mère sera partie, appelée par ses devoirs de maîtresse de maison à Paris, de même qu’il rédige un texte  "La mort de Baldassare Silvande" , dont il avoue être assez fier.

«Je suis à une grande chose que je crois assez bien» - lui écrit-il.

   

Le paysage dans lequel se déroule l’histoire est celui qu’il aime par-dessus tout, la mer mauve surprise à travers les pommiers, et les sujets qu’il développe ceux déjà récurrents du baiser maternel, de la ressouvenance que cause le son lointain des cloches du village et le sentiment de culpabilité éprouvé par le héros qui n’a pas été en mesure de satisfaire les aspirations de ses parents, parce qu’il a préféré les plaisirs interdits et ceux de la vie mondaine aux exigences d’une vocation littéraire. Pour toutes ces raisons, Baldassare sera puni de mort.

En attendant de publier la nouvelle qui ouvrira Les plaisirs et les jours, Proust réitère ses appels au secours auprès de Reynaldo : « Comme maman partira bientôt, vous pourrez venir après son départ pour me consoler ». Hahn ne répondra pas à cette invitation pour des raisons qui nous sont inconnues. Si bien que Marcel n’aura plus qu’une hâte : regagner Paris à son tour. 

Durant l’hiver, leur relation va s’intensifier au point que l’été 1895 les verra réunis en Bretagne à écouter le chant de la mer et du vent et que Proust ne reviendra en Normandie qu’en 1907, soit 13 ans plus tard. En 1906, ses parents étant morts l’un et l’autre, sa santé n’ayant cessé de se détériorer, il cherche un lieu de villégiature pour se reposer loin des astreintes de la capitale. Son choix s’avère difficile malgré les bons offices et conseils de ses amis, dont sa chère Geneviève Straus qui continue à apprécier les agrément de son Clos des Mûriers dès que l’été fait son apparition. Proust envisage d’abord Trouville, qu’il aime tant, mais s’inquiète de savoir si le chalet d’Harcourt ou la tour Malakoff sont à louer ; il a même pensé acquérir un petit bateau pour longer le littoral normand, puis breton, mais renonce les uns après les autres à ces projets, épuisé par les soucis de son déménagement boulevard Haussmann. Plutôt que Trouville ou le bateau, ce sera l’hôtel des Réservoirs à Versailles où il s’empressera de tomber malade. Il décrit l’appartement où il séjourne avec humour :

« C’est un appartement genre historique, de ces endroits où le guide vous dit que c’est là que Charles IX est mort, où on jette un regard furtif en se dépêchant d’en sortir… mais quand il faut non seulement ne pas ressortir mais accomplir cette suprême acceptation, s’y coucher ! C’est à mourir ».

Cette description se retrouve au début de Swann.

 

Ce n’est donc qu’en 1907 que l’écrivain renoue avec sa chère Normandie et jette son dévolu sur Cabourg et le Grand-Hôtel qui vient d’être rénové et que l’on décrit comme un palais des mille et une nuits, disposant d’aménagements particulièrement raffinés et à la pointe du confort le plus moderne avec salles de bains privées et ascenseur. D’ailleurs la station ne commence-t-elle pas à concurrencer le prestige de Trouville ? On sait qu’il viendra à Cabourg chacun des étés suivants jusqu’en 1914 et qu’il écrira une partie de La Recherche dans la chambre qu’il occupait à l’étage supérieur pour ne pas être gêné par les voisins du dessus. Trouville, il ne s’y rendra plus qu’occasionnellement, en taxi, pour visiter Robert de Billy ou Geneviève Straus. Mais très vite leurs rendez-vous s’effectueront à mi-parcours et Trouville sera à jamais circonscrit dans sa mémoire, avant d’être transposé dans son œuvre. Néanmoins en 1917, il écrira ceci à Madame Straus, ce qui prouve à quel point le souvenir de Trouville restait prégnant :

"En dictant votre adresse, le nom de votre demeure m'émeut presque autant que le vôtre. Aucune campagne n'est perméable, poreuse, n'a un charme féminin comme la campagne normande. Et toutes les routes, où nous nous sommes promenés ensemble, en voiture et à pied sont des annexes de vous, aussi chères à mon souvenir, aussi incorporées à mon coeur. Mais plus que tout naturellement les maisons que vous avez là-bas habitées, le manoir de la Cour-Brûlée, dont le nom d'un romantisme Aubernon, fut inscrit par vous sur les cartes roses des Trois Quartiers, mais surtout celle qui fut créée par vous, par Mr Straus, que me ferment ma santé, les distances, et dont je voudrais bien pourtant une fois avant de mourir retrouver, fût-ce pour une heure, le sésame. Celui-ci (il s'agit de l'exemplaire dédicacé de "Sésame et le lys" de Ruskin traduit par Proust) plus heureux verra la pelouse inclinée, s'imprégnant du parfum des roses d'automne, et sera reçu par vos mains si belles." 

 

Armelle Barguillet Hauteloire

 

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Le manoir des Frémonts aujourd'hui
Le manoir des Frémonts aujourd'hui

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17 octobre 2020 6 17 /10 /octobre /2020 07:37
La promesse de l'aube de Romain Gary

En écrivant « La promesse de l’aube », l’écrivain Romain Gary, deux fois prix Goncourt, offre à sa mère le plus vibrant des hommages, un portrait bouleversant d’une femme hors du commun qui, dès la naissance de son unique enfant, en fît le centre de son existence, l’objet de ses ambitions, un univers à lui seul qu’elle contribuera  à bâtir afin qu’il devienne l’homme exceptionnel dont elle rêvait, le seul être auquel elle dédiait son ambition, son exaltation, sa foi :

« Quant à moi, élevé dans ce musée imaginaire de toutes les noblesses et de toutes les vertus, mais n’ayant pas le don extraordinaire de ma mère de ne voir partout que les couleurs de son propre cœur, je passai d’abord mon temps à regarder autour de moi avec stupeur et à me frotter les yeux, et ensuite, l’âge d’homme venu, à livrer à la réalité un combat homérique et désespéré, pour redresser le monde et le faire coïncider avec le rêve naïf qui habitait celle que j’aimais si tendrement. »

 

Après la Pologne où ils résidèrent quelques années, la mère et son fils vinrent habiter Nice, dans cette France à laquelle Mina vouait une sorte d’admiration enfantine et touchante, le plus beau pays du monde, selon elle, celui qui avait conservé le goût de ses valeurs. A cette époque, Mina confectionnait des chapeaux mais avait eu le tort de se faire passer pour une succursale de Paul Poiret, le grand couturier parisien, un rêve de plus qui allait lui coûter sa réputation : « Elle n’eut aucune peine à confondre ses détracteurs, mais la honte, le chagrin, l’indignation comme toujours chez elle, prirent une forme violemment agressive. »

Il est vrai que Mina n’est pas femme à se laisser abattre. Elle se remet de cette mésaventure, crée un salon de couture et, bientôt, la riche clientèle de la ville vient s’habiller chez elle. Les fruits de cette soudaine prospérité vont lui permettre d’offrir à son fils une gouvernante française, d’élégants costumes de velours et  des leçons de maintien, tant elle rêve que son enfant ait un destin hors du commun, ce dont elle ne doute pas un instant. Malheureusement, celui-ci ne parvient jusqu’alors qu’à gagner le championnat de ping-pong en 1932 …

 

Désormais, mère et fils vivent dans cette plaisante station balnéaire de la côte d’azur où Roman  Kacew poursuit ses études au lycée, tandis que Mina tente de vendre les objets précieux qu’elle a rapportés de Russie. Finalement, elle travaille pour une agence, fait du porte à porte et tente encore et toujours de gagner sa vie afin que son fils ne puisse avoir honte de sa condition. Mère courage s’il en est, elle n’a d’autre horizon que celui d’un destin exceptionnel pour Roman : « Ma mère venait s’asseoir en face de moi, le visage fatigué, les yeux traqués, me regardait longuement, avec une admiration et une fierté  sans limites, puis se levait, prenait ma tête entre ses mains, comme pour mieux voir chaque détail de mon visage, et me disait : « Tu seras ambassadeur de France, c’est ta mère qui te le dit. »

Son baccalauréat en poche, Roman Kacew s’oriente vers des études de droit et commence à rédiger des textes, à noircir des cahiers, tant sa mère se persuade qu’il sera un Tolstoï ou un Victor Hugo. Tant qu’à faire, Mina ne lésine jamais sur la qualité et surtout le prestige. « Attaqué par le réel sur tous les fronts, refoulé de toutes parts, me heurtant partout à mes limites, je pris l’habitude de me réfugier dans un monde imaginaire et à vivre à travers les personnages que j’inventais, une vie pleine de sens, de justice et de compassion. »

 

Tandis que le fils s'applique à composer un chef-d’œuvre immortel, sa mère exerce tous les métiers pour assurer le quotidien, lit les lignes de la main, change leur appartement en pension animale, assure la gérance d’un immeuble et agit comme une intermédiaire dans des ventes de terrain. Car elle ne flanche jamais. Son rêve la tient debout comme la déesse d’un imaginaire qui ne fait jamais la différence entre est et sera.

En 1933, Roman s’inscrit à la faculté de droit d’Aix-en-Provence. Ses examens passés, il est incorporé à Salon-de-Provence le 4 novembre 1938 pour y faire son service militaire avec l’espoir d'obtenir un rang convenable de sous-officier de l’armée de l’air. Hélas ! il est collé pour le simple motif qu’il est naturalisé depuis moins de dix ans et sort simple caporal.

« J’ai toujours regretté, depuis, qu’à défaut du général de Gaulle, le commandement de l’armée française ne fût pas confié à ma mère. Je crois que l’état-major de la percée de Sedan eût trouvé là à qui parler. Elle avait au plus haut point le sens de l’offensive, et ce don très rare d’inculquer son énergie et son esprit d’initiative à ceux-là mêmes qui en étaient dépourvus. »

 

A Bordeaux, où il est transféré, Kacew devient instructeur de navigation sur Potez-540 et nommé sergent. Mais la guerre est déclarée et le succès foudroyant de l’offensive allemande place soudain la France défaite sous la protection du maréchal Pétain et du général Weygand. A Bordeaux, où il se trouve alors, le jeune homme décide de rejoindre l’Angleterre et de Gaulle. Par téléphone, il annonce son départ à sa mère qui, dans un sanglot, s’écrie : «  On les aura ! »  « Ce dernier cri bête du courage humain le plus élémentaire, le plus naïf, est entré dans mon cœur et y est demeuré à tout jamais. – il est mon cœur. »

Cette guerre va être longue, difficile, des cinquante aviateurs que Kacew fréquente sur les aéroports, trois seulement assisteront à l’armistice. Heureusement, pour conserver le moral, le jeune aviateur reçoit de sa mère des lettres fréquentes qui le rassurent sur sa santé et sa vitalité alors que lui-même est atteint en 1941 s’une typhoïde compliquée d’hémorragies intestinales dont il guérit par miracle, l’armée ayant déjà organisé ses funérailles. « Ses premières lettres m’étaient parvenues peu après mon arrivée en Angleterre. Elles étaient acheminées clandestinement par la Suisse, d’où une amie de ma mère me les réexpédiait régulièrement. Aucune n’était datée. Jusqu’à mon retour à Nice, trois ans et six mois plus tard, j’ai été soutenu ainsi par un souffle et une volonté plus grande que la mienne et ce cordon ombilical communiquait à mon sang la vaillance d’un cœur trempé mieux que celui qui m’animait. »

Ainsi cette mère, se sachant atteinte d’un cancer inguérissable, a-t-elle imaginé de rédiger, à l’intention de son fils, ces deux-cent-cinquante lettres qui n’avaient d’autre but que de soutenir le moral, d’insuffler courage et confiance à son dieu vivant, alors qu’elle était morte depuis trois années déjà. En refermant ce livre de mémoire, on ne peut douter un instant que cet amour fut le feu secret qui ne cessa de nourrir et d’animer le destin flamboyant de l’écrivain Romain Gary.


Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE


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La promesse de l'aube de Romain Gary
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12 octobre 2020 1 12 /10 /octobre /2020 08:48
Debussy pour toujours de Zoran Belacevic

En Serbie, le français est enseigné dès l’école primaire comme une langue obligatoire. Zora Belacevic a pu ainsi acquérir une belle culture française et, comme il aime la musique et surtout Debussy, il lui a consacré cet ouvrage qui évoque surtout celle qui fut son plus grand amour.

 

                              Debussy pour toujours

                                   Zoran Belacevic

 

Gabrielle Dupont, Gaby aux yeux verts pour le demi-monde parisien, a déjà soixante-dix-huit ans, elle vit à Orbec non loin de sa maison natale de Lisieux où elle est née quelques années avant Sainte Thérèse. Il ne naît pas que des saintes à Lisieux. Gaby se souvient quand elle avait vingt-cinq ans, qu’elle était belle, jeune, dynamique, débordante d’énergie, ambitieuse, prête à tout pour réussir à Paris. Réussir selon elle, qui n’avait aucune fortune, pas plus de culture et d’instruction, consistait à s’attacher un amant fidèle et fortuné qui pouvait lui procurer le train de vie digne d’une grande dame. Une entremetteuse lui a trouvé par chance un comte peu séduisant mais suffisamment riche pour qu’elle lui soutire de quoi se montrer à son avantage dans les soirées parisiennes. Mais un jour elle faillit à sa règle fondamentale en tombant amoureuse d’un compositeur parfaitement inconnu qui vivait misérablement dans une mansarde.

 

Ce compositeur, encore inconnu, n’était autre que Claude Debussy, qui travaillait sur ses premières compositions, vivant de quelques expédients : cours de piano, copies de partition, etc… Entre les deux jeunes gens, un amour charnel se noue, ils n’ont rien en commun, elle est pratique et pragmatique, il est rêveur et intuitif. Elle l’abandonne mais, à chaque fois, revient auprès de lui vivre de nouvelles galères, de nouvelles querelles, nourrir de nouvelles rancœurs : « Cependant, même dans les périodes les plus obscures, le sexe ne les abandonne pas. Il représente leur salut, leur opium, l’aimant qui les maintient ensemble ». Malgré de nombreux sacrifices et moult efforts, Gaby ne parviendra jamais à concilier son besoin charnel de son amant avec ses besoins matériels, son envie de paraître, son goût de luxe et de confort. Lui, « Pauvre Claude, il n’aura jamais d’argent. Il vivra toute sa vie dans les nuages. Pour lui, la musique aura toujours la première place ».

 

En filigrane de cette passion tumultueuse, tapageuse, parfois violente, remplie de conflits et de réconciliations sous la couette, qui durera presque une dizaine d’années, Debussy composera une bonne partie de ses œuvres maitresses à un rythme si lent qu’il désespérait ceux qui croyaient en son génie alors qu'il croupissait dans la misère. Peut-être que la belle aux yeux verts l’a inspiré pour certaines œuvres, la mélodie du Prélude à l’après-midi d’un faune lui serait venue brusquement lors d’un déjeuner sur l’herbe avec Gaby.

 

Zoran Belacevic, dans son avant-propos, rappelle que le français est, en Serbie, une des trois langues obligatoires à l’école primaire et que, par conséquent, la culture française y est très présente, d’ailleurs de nombreux artistes comme Debussy y sont  très connus. Lui-même a eu envie d’écrire ces pages de la vie du compositeur après avoir écouté et aimé ses œuvres mais surtout après avoir découvert cette intrigue amoureuse hors du commun. Elle était forte, déterminée, têtue ;  il était plutôt bon bougre et peu rancunier ;  ils aimaient les étreintes charnelles passionnées, ils avaient tout pour écrire une histoire d’amour explosive que Zoran a bien vite saisie. L’amour charnel peut-être dévastateur quand il rencontre des forces contraires mais il n’a jamais pu porter atteinte au talent de Debussy et à la qualité de son œuvre.


Denis BILLAMBOZ


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Claude Debussy

Claude Debussy

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6 octobre 2020 2 06 /10 /octobre /2020 15:14
Pourquoi ai-je choisi la poésie ? Pour excéder le rêve ou  aggraver l'énigme ?

Au commencement était la poésie. Elle a illuminé mon enfance et, dès que j'ai su écrire, elle a été mon premier lieu d'expression, ma terre d'accueil et une évasion privilégiée pour l'enfant unique que j'étais, souvent livrée à la solitude. A 18 ans, alors que je suivais les cours de l'école du journalisme, je rédigeais Terre Promise que l'année suivante j'osais lire à mon père. Ce dernier m'encouragea à adresser le manuscrit à des éditeurs. C'est ainsi que je fis mes premiers pas dans le monde littéraire. J'avais 20 ans.

  

TERRE PROMISE      Ed. REGAIN 
 

Ce long poème a charge de rendre compte du regard qu'une adolescente pose sur le monde et la vie, d'énoncer l'interrogation qui se précise, d'exprimer le duo, quasi inséparable, de l'inquiétude et de l'enthousiasme. Comment naître à soi, comment se réapparaître dans le miroir trompeur où les apparences mènent le bal ? Apparences qui nous résument si mal que l'enfant -poète préfère jeter la sienne dans le fleuve, afin qu'elle coule avec la ville et ses bruits. Créer, n'est-ce pas d'abord se créer ? L'adolescente sait également que l'on ne peut exister sans les autres, qu'on ne se sauve pas seul. Terre Promise ne se réduit pas à une quête égocentrique du soi, mais se veut une quête de soi dans le regard de l'autre. Le qui suis-je devient alors le qui suis-je pour l'autre ? Ou mieux : puis-je être sans l'autre ?

 

" Je regarde cette rue de village
 Où erre la lueur vagabonde
 Et ce chat maudit perdu sur la chaussée
 Devenue immense,
 Sanctuaire d'ombre et d'épouvante.
 Je regarde les façades closes, lisses et immobiles,
 Et je me regarde marcher seule, toute seule,
 Mon pas inscrit des révoltes.
 J'irai au bout de la rue
 Et je serai au bois obscur,
 Là où prophétisent des dieux de mousse
.

 Je me réfugierai dans l'insouciance
 Et les cloches des villages
 Blasphémeront horriblement.
 La musique de foire fait pleurer
 Et les hommes, dans la plaine, marchent
 Comme des géants.
 C'est l'heure des tavernes magiques
 Et des prières basses
 Et c'est le grand soir de la fin du monde.
 Les routes ont mêlé leurs origines
Et l'horizon a confondu les éléments.
Je me suis assise sur un banc
Derrière Notre-Dame
Et je regarde passer la Seine.
Je me souviens alors de t'avoir rencontré.
Je suis de celle pour qui le soir est un retour."

 

Ce poème a été entièrement repris dans  PROFIL DE LA NUIT  ( voir plus bas comment se le procurer )


 

INCANDESCENCE       Ed. St GERMAIN- des-PRES  (1983 )   

                                          

Ce recueil cherche à replacer l'homme dans sa dimension spirituelle.
Confronté à la guerre, à l'usure du temps, il est gagné par le sentiment de l'irrémédiable. Ces poèmes sont empreints d'une grande mélancolie. Ce, d'autant plus, que le silence de Dieu  ajoute encore au doute qui étreint le poète. Jusqu'à ce que la parole humaine, retrouvée neuve au fond de l'irrémédiable, s'identifie, sans  se confondre, avec la parole divine. Un espoir vague est alors proposé aux hommes que nous sommes, secoués dans les tempêtes et les ténèbres de l'Histoire.  Car, au-delà ou en-deçà de la Parole retrouvée demeure la Source de la Parole et, de façon ultime, la source de toute parole divine et humaine.

 

O terre, il était écrit dans le livre sacré
à la page où se lèvent les aurores
que tu serais pour le promeneur attardé
un havre de repos et de paix
un lieu privilégié, un jardin
où les fleurs par grappes s'épandent
Où agenouillés dans l'intensité de nos prières
nous accordons nos coeurs et nos pensées.


O terre que ravinent fleuves et affluents,
cluses profondes et rides altières à ton front,
Tu fermentes les germes de tes phantasmes
et tes marnes te font l'haleine mauvaise.
Tu as l'âge de tes fièvres et de tes cancers.


Homme, ô homme, sauve-toi de ton humanité.
C
e vêtement étroit te rend le coeur amer.
La terre te fut donnée comme un poste avancé
aux confins des déserts, au centre le plus au centre
du cosmos ramassé sur cette seule pierre.
Ton esprit sur les flots se devait de souffler
et les villes naissaient comme autant de sanctuaires.
Des prières savantes aux lèvres pharisiennes
se brodaient d'adjectifs et de superlatifs.
Les pauvres se taisaient.


Peuple, il n'est plus de larmes pour pouvoir te pleurer,
il n'est plus de révolte pour vouloir te venger.
Les semailles formeront de grandes gerbes d'or,
les épis moissonnés feront vide le champ
et le grand chant du monde ne sera pas chanté...

 

  

LE CHANT de MALABATA                                                                 

Ed. Guy CHAMBELLAND / LE PONT de l'EPEE  ( 1986 )
    Couronné par L'ACADEMIE FRANCAISE en 1987
Réédité par LES CAHIERS BLEUS en 2001
Interprété au château du BARRY à LOUVECIENNES en
Mai 1987.

 

Au commencement, rejeté par la vague océane, Malabata, l'Adam éternel, gît, vassal de la terre et de la nuit. Seul. Des ténèbres qui embrument son âme, il cherche à percer le mystère. Il appelle et croit entendre :  Un pas léger, un glissement sur le sable / Quel coeur m'appelle, quel coeur semblable ?  Quel homme n'est pas en attente d'un ailleurs idéal, qui ne soit pas seulement un rêve ou qui ne déçoive pas son rêve le plus ardent ? Or voici que  dans l'aurore radieuse et  l'envol blanc des mouettes belliqueuses - une femme s'avance. Elle se nomme Géha. L'homme la découvre, la contemple. L'amour comme un parfum s'épand ou plutôt comme une haute vague s'élance. Et Géha,  femme aux rives immortelles, l'accueille. L'amour éclate dans toute sa plénitude et le secret de la chambre nuptiale. Mais, déjà, la nouvelle Eve a compris que cette offrande ne suffirait pas à combler leurs âmes exigeantes. La lumière s'attise à de plus hauts flambeaux...Ensemble nous dépasse(rons ) nos visions éphémères. Car Géha n'est pas seulement l'épouse de Malabata, elle est aussi la Femme éternelle, voulue par Dieu pour accomplir la promesse de l'amour ... à la fin des Temps. L'homme ne le comprend pas. Il s'afflige et se révolte de cet  amer exil  qui le mutile dans sa chair, avant que ne viennent l'apaisement et la célébration de la beauté.  Cet embrasement, surgi du tréfond de lui-même, va lui ouvrir les yeux sur  l'aurore nouvelle et la finalité d'un amour qui dépasse de beaucoup la finitude de la condition humaine.

 

Je t'ai couchée ce soir dans ma mémoire
et ton sommeil oscille, douce lumière qui veille.
Tes paupières ont enclos l'infini sous leurs ailes,
je me délecte à la seule vue de ta beauté.
Sur la vie tu règnes, plus faste qu'un été,
irradiant de fraîcheur une terre assoiffée.
Songeuse, tourne un peu ton visage.
Mais tu dors ? Oui, repose, qu'à tes pieds
je puisse, sans te faire de tort,                                            
déposer mes présents de pure gratuité.
 
Je ne connais plus la couleur de tes yeux,

ouvre-les un instant, un instant pour nous seuls,
que je m'y perde un peu et que je me souvienne.
Ton regard, rends-le moi, l'éternité y coule
lentement ses eaux bleues.
Pour un pacte d'amour qui n'a plus de durée,
je romps le cercle de servitude
où notre histoire s'enlise et où l'ingratitude                     
cueille les fleurs pauvres de l'infidélité.
Vers quelle source obscure en moi-même supposée,
remonterai-je en vain ?
Quelque chose se déchire, se brise à tout jamais,
une écluse relève ses vannes de tristesse
et libère mon être de sa charge de doute et de perplexité.
  

 

       Chant de Malabata - Stance III 

  

Ce poème a fait l'objet d'une lecture radiophonique et d'un spectacle au château du Barry de Louveciennes en 1986.

 

 LE CHANT DE MALABATA a été entièrement repris dans PROFIL de la NUIT.

 

 

CANTATE POUR UN MONDE DEFUNT

 

Editions des Cahiers Bleus / Librairie Bleue 1991

 

Poème lyrique, il raconte l'épopée des hommes en quête de destin. La terre, qu'ils ont aimée et cependant réduite à n'être qu'une hôtesse servile, retrouve - grâce à la parole innovante du poète - sa virginité native et redevient le lieu de toutes les mémoires, de toutes les promesses. Si bien qu'à bord de cette terre, soudainement détachée du Vieux Continent, s'effectue le passage salvateur entre l'ancien et le nouveau monde.

  

Vint le poète,
celui qui habitait sur l'autre rive,
le colporteur de mots, le convoyeur de songes.
Il connaissait les mystères du langage,
les messages des vents,
des eaux la pente au dur partage.
Il ouvrait une faille à la mémoire,
sondait l'invisible et les âmes.
Il arguait sur le devoir,
sur la souffrance et sur le mal.
Cet homme parlait de ce qu'il savait,
des vendanges, des moissons et des semailles.

Il venait de l'autre rive,
celle minérale et réflectante et aveuglante du désert.
Il y avait marché longtemps
dans les oscillations des dunes et des nuages,
le poudroiement de l'or et des étoiles,
à l'écoute de l'ample choeur symphonique
des orgues de basalte et de grès.
L'écho du vent tissait ses vocables
dans ce décor rendu à son épure d'éternité.
Il avait connu aussi la marche lente des caravanes
et les ergs
et la méditation grave de l'espace.

Il parlait une langue
qu'aucun des hommes présents
ne se souvenait avoir entendue, nulle part.
Ni dans les colloques des princes,
ni dans les grands amphithéâtres,
ni même dans les conclaves...
Peut-être en avaient-ils saisi des bribes
dans le murmure plaintif des galets.
Et cet homme avouait :

je suis venu assumer l'inexprimable. 

( ... ) 

Je vous prends tous à témoins,
amis et frères, entendez-moi !
Ne vous est-il jamais arrivé, un soir,
en remontant dans les vibrations de l'herbe
et le chant mélodique des cigales,
de l'avoir contemplée dans la jubilation du pampre,
la blancheur des amandaies,
elle, la bien-aimée des hommes,
elle, la belle épouse féconde,
terre qui n'était point de jachère
mais terre à blé, terre d'amarante,
façonnée dans l'argile simple du rêve
et qui se présentait à vous dans le rythme des combes,
le vallonnement des courbes pleines,
les hauts plateaux qui lui faisaient l'épaule ronde,
l'allure altière et sa tête rejetée dans les nuées.
Fiancée de l'universel, l'âpre désir à cette approche,
ce renouement aux flancs qu'enfièvre le temps seul.


 ( ... )

Passé le dernier amer, le dernier cap,
la salutation des astres,
ils allaient selon l'allure du vent,
à son amble,
portés par les bras de la terre en croix,
portés par la lame intarissable de l'histoire.

 

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