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21 octobre 2020 3 21 /10 /octobre /2020 08:20
Manoir de la Cour-Brûlée

Manoir de la Cour-Brûlée

          

Lorsque Proust séjourne plusieurs étés consécutifs à Trouville dans ses jeunes années, la station est considérée comme "la reine des plages" et est devenue en quelque sorte une annexe de la capitale, après qu’un peintre de 19 ans, arrivé d’Honfleur à marée basse par le chemin de grève, en une journée de l’été 1825, ait posé son chevalet et son parasol sur les bords de la Touques et, à cette occasion, lancé sans le savoir Trouville, qui ne va pas tarder à supplanter les autres plages du littoral normand. Il a pour nom Charles Mozin et sera bientôt rejoint chez la mère Ozerais - qui tient l’auberge du "Bras d’or" - par Eugène Isabey, Alexandre Decamps et Alexandre Dumas. Trouville s’apprête donc à détrôner Dieppe et Le Tréport où Marcel s’est rendu à plusieurs reprises quand il était enfant avec sa grand-mère maternelle et son frère Robert. Dieppe avait été lancé par les Anglais, à la tête desquels le prince de Galles, Trouville le sera par des artistes et principalement des peintres. Et Dieu sait qu’ils seront nombreux à apprécier ce village de pêcheurs et sa longue plage de sable ocre où le duo subtil de l’eau et du ciel ne cesse de les fasciner. Tous, les Boudin, Courbet, Whistler, Monet, Corot, Bonnard, Degas, Helleu, Dufy, Marquet, Dubourg essaieront de rendre sensible les vibrations de la lumière, les glacis fluides qui l’accompagnent et cet aspect « porcelainé»  dont parlait Boudin.
Mais les peintres ne sont pas les seuls à être subjugués par la beauté des lieux : Flaubert l’avait été, Proust le sera à son tour, envoûté par les paysages mer/campagne, lorsque, séjournant à Trouville, il se promenait dans les sentiers qui longent la mer et y respirait le parfum mêlé de feuillées, de lait et de sel marin. C’est ainsi qu’il décrit l’une de ses promenades dans une lettre à Louisa de Mornand :

«Nous étions sortis d’un petit bois et avions suivi un lacis de chemins assez fréquentés dans la campagne qui domine Trouville et les chemins creux qui séparent les champs peuplés de pommiers, chargés de fruits, bordés de haies qui laissent parfois percevoir la mer.»

Nous sommes en octobre 1891, le jeune homme a 20 ans, il a passé son baccalauréat, accompli son service militaire, dont il a devancé l’appel pour en écourter le temps, et débuté des études de droit et de sciences politiques afin de se plier aux exigences de son père qui refuse à son aîné les disciplines littéraires et artistiques. Il a, dans la foulée, commencé à publier des nouvelles et articles dans une revue "Le Mensuel", revue où écrivent également plusieurs de ses condisciples de Sciences-Po, sous la férule d’un certain Otto Bouwens van der Boijin, et dont le sommaire se partage entre des chroniques d’art, de mode et quelques textes de fiction. Marcel s’essaiera à tous les genres, y affirmera ses dons de critique et ses dispositions pour les exercices de plume.

A Trouville, il s’est installé au manoir des Frémonts, sur les hauteurs, invité par l’oncle de son camarade de Condorcet Jacques Baignières, le financier Arthur Baignières, qui a fait construire le manoir en 1869. Cette demeure admirablement située lui inspirera plus tard la propriété de La Raspelière où se passent de nombreuses scènes de "La Recherche" et qu’il décrit ainsi dans " Sodome et Gomorrhe ": 

«De la hauteur où nous étions déjà, la mer n’apparaissait plus, ainsi que de Balbec, pareille aux ondulations de montagnes soulevées, mais, au contraire, comme apparaît d’un pic, ou d’une route qui contourne la montagne, un glacier bleuâtre, ou une plaine éblouissante, situés à une moindre altitude. Le déchiquetage des remous y semblait immobilisé et avoir dessiné pour toujours leurs cercles concentriques ; l’émail même de la mer, qui changeait insensiblement de couleur, prenait vers le fond de la baie, où se creusait un estuaire, la blancheur bleue d’un lait où de petits bacs noirs qui n’avançaient pas semblaient empêtrés comme des mouches. Il ne me semblait pas qu’on pût découvrir de nulle part un tableau plus vaste. L’air à ce point si élevé devenait d’une vivacité et d’une pureté qui m’enivraient. J’aimais les Verdurin ; qu’ils nous eussent envoyé une voiture me semblait d’une bonté attendrissante. Je leur dis que je n’avais jamais rien vu d’aussi beau.»  

Non seulement le jeune Marcel est séduit par l’ampleur des paysages et l’élégance du manoir, mais c’est à l’occasion de ce séjour que le peintre Paul-Emile Blanche, ami d’Arthur Baignières, réalisera de lui un dessin au crayon qui sera suivi, un an plus tard, d’un portrait à l’huile, le fameux portrait à l’orchidée à la boutonnière qui se trouve aujourd'hui au musée d'Orsay, et dont Proust était si fier car il y apparaît dans la fraîcheur de ses 20 ans, lumineux de jeunesse, le regard caressant, ayant acquis une conscience plus aiguë de sa personne qui dément l’image d’un adolescent gauche, mal ficelé et boudeur, tel qu’en lui-même on le surprend sur nombre de clichés de collège. 

L’année suivante le retrouve de nouveau aux Frémonts que les Finaly, autres amis de Marcel, ont loué aux Baignières par son entremise. Marcel a connu les Finaly grâce à Horace qui se trouvait dans la même classe que lui au lycée Cordorcet. Fernand Gregh a évoqué plaisamment cette famille qu’il trouvait shakespearienne. L’ancêtre prestigieux était Horace de Landau qui vivait à Florence et que l’on appelait le Roi LIRE, en raison de sa fabuleuse bibliothèque. C’est lui qui achètera le manoir des Frémonts aux Baignières et l’offrira à sa nièce la belle madame Hugo Finaly pour la taquiner. Si bien que le vendeur s’exclamera « c’est Taquin le superbe !» Proust n’oubliera pas de placer ce bon mot dans la bouche d’Oriane de Guermantes à l’adresse de Charlus. Hugo Finaly, le père d’Horace et de Mary, incarne cette haute finance ( il dirigeait la banque de Paris et des Pays-Bas ) que Marcel a beaucoup fréquentée à travers d’autres relations comme les Fould, les Rothschild, et dont il s’est servi pour camper ses personnages Rufus Israël ou Nissim Bernard. Horace règnera à son tour sur les finances de France mais leur amitié se relâchera avec le temps.

L’été 1892 sera inoubliable pour toutes sortes de raisons : d’abord parce que sont réunis une bande de camarades du même âge dont la plupart sont des anciens du lycée Cordorcet : Jacques Bizet, le fils que Madame Straus a eu avec le compositeur de Carmen, Louis de la Salle et Fernand Gregh, qu’il fait beau et que Madame Straus, s’étant installée cette même année au manoir de la Cour-Brûlée (bâti en 1864) qu’elle a loué à Mme Lydie Aubernon de Nerville, on ne cesse de monter les uns chez les autres, la princesse de Sagan de sa villa persane, la marquise de Gallifet de son château des Roches, que l’on soupe en plaisante compagnie et qu’on s’attarde volontiers le soir à deviser sous les tonnelles, le long desquelles courent les ampélopsis et les chèvrefeuilles, tandis que tombe la nuit dans une somptuosité crépusculaire que Proust décrit d’une plume délicate :   

«Mais dans cette atmosphère humide et douce s’épanouissent, le soir, en quelques instants, de ces bouquets célestes bleus et roses, qui sont incomparables et qui mettent des heures à faner».

Tout concourt à faire de ce séjour un moment rare dont l’écrivain se souviendra avec émotion et qui lui inspirera quelques-unes de ses plus belles descriptions de la nature : les fleurs en quantité, les vieilles maisons cernées de vignes, les points de vue qui foisonnaient autour de «Douville», l’église toute en clochetons, épineuse et rouge, fleurissante comme un rosier, enfin ces veillées où apparaissaient dans le ciel ombré, pareille à une légère et mince pelure, une lune étroite  «qu’un invisible couteau avait taillé comme le frais quartier d’un fruit».

Pour nous en persuader, relisons ce qu’il écrira, des années plus tard à son amie Louisa de Mornand, lorsqu’il apprendra qu’elle se rend à Trouville :

 

" Ma petite Louisa,

J’apprends que vous avez l’intention de passer l’été près de Trouville. Comme je suis fou de ce pays, le plus beau que je connaisse, je me permets de vous donner quelques indications. Trouville est fort laid,, Deauville affreux, le pays entre Trouville et Villers médiocre. Mais entre Trouville et Honfleur, sur la hauteur est le plus admirable pays qu’on puisse voir dans la campagne la plus belle, avec des vues de mer idéales. Et là il y a des habitations connues seulement des artistes et devant qui j’ai entendu des millionnaires s’écrier : Quel malheur que j’aie un château au lieu d’habiter ici ! Et des chemins perdus admirables pour le cheval, de vrais nids de poésie et bonheur. Ce qu’il y a de plus beau, ( mais est-ce à louer ? ) est les Allées Marguerite, propriété affolante avec des kilomètres de rhododendrons sur la mer. Elle appartenait à un Monsieur d’Andigné et Guitry qui en était fou ( pas de Monsieur d’Andigné, de la propriété ) l’a louée plusieurs années. La loue-t-il encore ? Est-elle encore à louer ? Je ne puis vous le dire mais je pourrais vous le savoir et vous-même, si vous connaissiez Sacha Guitry, le pourriez. Peut-être serait-ce trop immense pour vous. Mais je crois qu’on a cela pour un morceau de pain. Près d’Honfleur, il y a aussi d’idéales maisons. Voulez-vous que je m’informe ? " 

   

Et quelques mois plus tard :

 

«Je suis content de vous savoir à Trouville puisque cela me donne la joie d’imaginer une des personnes qui me plaisent le plus dans un des pays que j’aime le mieux. Cela concentre en une seule deux belles images. Je ne sais pas au juste où est votre villa Saint-Jean. Je suppose qu’elle est sur la hauteur entre Trouville et Hennequeville, mais je ne sais si elle regarde la mer ou la vallée. Si elle regarde la mer, elle doit l’apercevoir entre les feuillages, ce qui est si doux et le soir vous devez avoir des vues du Havre admirables. On a dans ces chemins un parfum mêlé de feuillées, de lait et de sel marin qui me parait plus délicieux que les mélanges les plus raffinés.. Si vous donnez sur la vallée, je vous envie des clairs de lune qui opalisent le fond de la vallée à faire croire que c’est un lac. Je me souviens d’une nuit où je suis revenu d’Honfleur par ces chemins d’en haut. A chaque pas nous butions dans des flaques de lune et l’humidité de la vallée semblait un immense étang. Je vous conseille une promenade à pied très jolie qui s’appelle « les Creuniers». De là vous aurez une vue admirable, et une paix, un infini dans lequel on a la sensation de se dissoudre entièrement. De là tous vos soucis, tous vos chagrins vous apparaissent aussi petits que les petits bonshommes ridicules qu’on aperçoit sur le sable. On est vraiment en plein ciel. En voiture, je vous conseille une promenade plus belle : les allées Marguerite. Mais une fois arrivé il faut ouvrir la petite barrière de bois, faire entrer la voiture ( si le propriétaire actuel n’habite pas ) et vous promener pendant des heures dans cette forêt enchantée avec les rhododendrons devant vous et la mer à vos pieds ».  

 

Et au sujet de la si jolie église de Criquebœuf, s’adressant toujours à Louisia de Mornand, il poursuit :

   

«Dites-lui de tendres choses de ma part, et aussi à un vieux poirier, cassé mais infatigable comme une vieille servante, qui maintient de toute la force de ses bras tordus par l’âge mais encore verts, une petite maison du village avoisinant, à l’unique fenêtre de laquelle sourient souvent de jolies figures de petites filles, qui ne sont peut-être plus ni petites, ni jolies, ni même filles, car il y a longtemps de cela».

   

A l’époque, il ne fallait pas plus de 5 heures pour se rendre de Paris à Trouville où la campagne s’allie si étroitement à la mer, où les oiseaux «océanides» mêlent leurs chants à ceux des bois et des jardins, visions et sons qui marquèrent si profondément l’auteur de La Recherche, que cette recherche-là ne cessa de se confondre à l’autre. C’est ainsi, qu’habité par ses souvenirs, il a transposé dans son œuvre les images emmagasinées lors de ces séjours trouvillais au point que dans « Sodome et Gomorrhe» les trois points de vue dont il parle à propos de La Raspelière - que les Verdurin sont sensés louer à Madame de Cambremer - ressemblent à s’y méprendre à ceux des Frémonts :

   

" Disons du reste, que le jardin de la Raspelière était en quelque sorte un abrégé de toutes les promenades qu’on pouvait faire à bien des kilomètres alentour. D’abord à cause de sa position dominante, regardant d’un côté la vallée, de l’autre la mer, et puis parce que, de même d’un seul côté, celui de la mer par exemple, des percées avaient été faites au milieu des arbres de telle façon que d’ici on embrassait tel horizon, de là tel autre. Il y avait à chacun de ces points de vue un banc ; on venait s’asseoir tour à tour sur celui d’où on découvrait Balbec, ou Parville, ou Douville. De ces derniers, on avait un premier plan de verdure et un horizon qui semblait déjà le plus vaste possible, mais qui s’agrandissait infiniment si, continuant par un petit sentier, on allait jusqu’à un banc suivant d’où l’on embrassait tout le cirque de la mer ".

 

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Tandis que les jeunes gens refont le monde, que les femmes aiment à se promener sur les planches, la princesse de Sagan - toujours escortée par un petit page, noir comme l’ébène et vêtu de rouge, portant son parasol - en compagnie de la marquise de Galliffet et de la comtesse de Montebello, que les hommes sont allés jouer et fumer au Casino auquel vient d’être ajouté une salle de spectacle, la sœur d’Horace, la jeune Mary Finaly aux beaux yeux verts, joue les coquettes et les mystérieuses auprès de ses soupirants qui se disputent l’honneur de l’emmener se promener dans le parc au clair de lune ou d’aller goûter, avec le reste de la bande, dans une ferme-restaurant des environs. Ce sont les fermes dites des Ecorres, de la Croix d’Heuland, de Marie-Antoinette. On y boit du cidre en mangeant du pain brié, ce pain qu’introduisirent au XIVe siècle des moines espagnols échoués sur la côte du Calvados.

   

«Mais quelquefois au lieu d’aller dans une ferme, nous montions jusqu’au haut de la falaise, et une fois arrivés et assis sur l’herbe, nous défaisions notre paquet de sandwichs et de gâteaux. Etendu sur la falaise, je ne voyais devant moi que des prés et, au-dessus d’eux, non pas les sept ciels de la physique chrétienne, mais la superposition de deux seulement, un plus foncé - la mer - et en haut un plus pâle».

   

Et il ajoute :

«Nous partions ; quelque temps après avoir contourné la station de chemin de fer, nous entrions dans une route campagnarde qui me devint bientôt aussi familière que celles de Combray, depuis le coude où elle s’amorçait entre des clos charmants jusqu’au tournant où nous la quittions et qui avait de chaque côté des terres labourées. Au milieu d’elles, on voyait çà et là un pommier, privé il est vrai de ses fleurs et ne portant plus qu’un bouquet de pistils, mais qui suffisait à m’enchanter parce que je reconnaissais ces feuilles inimitables dont la large étendue, comme le tapis d’estrade d’une fête nuptiale maintenant terminée, avait été récemment foulée par la traîne de satin blanc de fleurs rougissantes».

 

Ce qui ne l’empêche nullement de décrire tout aussi bien dans «Sodome et Gomorrhe» les pommiers en fleurs, qu’il n’a probablement jamais revus depuis son enfance, ne résidant pas en Normandie ou dans une autre campagne au mois de mai, cela d’autant plus qu’il souffrait cruellement de l’asthme des foins et restait plus volontiers chez lui à cette époque de l’année :

 

« Mais, dès que je fus arrivé à la route, ce fut un éblouissement. Là où je n’avais vu, avec ma grand-mère, au mois d’août, que les feuilles et comme l’emplacement des pommiers, à perte de vue ils étaient en pleine floraison, d’un luxe inouï, les pieds dans la boue et en toilette de bal, ne prenant pas de précautions pour ne pas gâter le plus merveilleux satin rose qu’on eût jamais vu et que faisait briller le soleil ; l’horizon lointain de la mer fournissait aux pommiers comme un arrière-plan d’estampe japonaise ; si je levais la tête pour regarder le ciel entre les fleurs, qui faisaient paraître son bleu rasséréné, presque violent, elles semblaient s’écarter pour montrer la profondeur de ce paradis. Sous cet azur, une brise légère mais froide qui faisait trembler légèrement les bouquets rougissants. Des mésanges bleues venaient se poser sur les branches et sautaient entre les fleurs, indulgentes, comme si c’eût été un amateur d’exotisme et de couleurs qui avait artificiellement créé cette beauté vivante. Mais elle touchait jusqu’aux larmes parce que, si loin qu’elle allait dans ses effets d’art raffiné, on sentait qu’elle était naturelle, que ces pommiers étaient là en pleine campagne, comme des paysans sur une grande route de France».

   

A midi, on se saluait sur les planches ou à la plage - les bains de mer étant désormais à la mode et appréciés pour leurs vertus thérapeutiques ; plus tard au restaurant, au casino et enfin aux courses où Madame Straus entraînait Marcel. Pour toutes ces raisons, une autre relation de Marcel se plaisait à Deauville et prenait le temps d’installer son chevalet à bord de l’un de ses yachts, afin de saisir sur le vif les éclairages, les poses, les expressions, les reflets de la mer, l’atmosphère pétillante et légère de la vie estivale qui faisaient de chacune de ces fêtes au bord de l’eau des moments enchanteurs. C’était le peintre Paul Helleu, amoureux de la mer et des femmes. Et l’hippodrome en question n’était autre que celui de la Touques inauguré le 14 août 1864, dont le duc de Morny, frère adultérin de Napoléon III, avait souhaité parer la station balnéaire de Deauville, sœur siamoise de Trouville, qu’il avait fait naître en 1860 des sables et de l’eau et que seul un pont sépare toujours de son aînée. Le duc, propriétaire d’une écurie à Viroflay, membre du Jockey-club, initiateur du champ de courses de Longchamp, y voyait le moyen d’attirer les amateurs vers la cité normande en prolongeant la saison des courses dans un lieu qui offrait, par ailleurs, tant d’autres divertissements.

Dès la première édition, les courses de plat de Deauville s’affirmaient comme un événement mondain qu’il ne fallait manquer sous aucun prétexte et si Helleu avait choisi d’amarrer ses voiliers successifs dans le port de plaisance de Deauville - celui de Trouville étant consacré à la pêche et au commerce - c’est parce que la région était en passe de devenir le XXIe arrondissement de Paris et que le peintre retrouvait là, chaque été, non seulement la mer et les courses, mais les femmes de cette élégante société aristocratique qui composaient l’essentiel de sa clientèle. Les bateaux servaient alors de résidences secondaires avec parfois vingt-cinq à trente hommes d’équipage à bord et permettaient à leurs propriétaires de recevoir de façon plus conviviale et moins protocolaire mais avec tout autant de magnificence.

 

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                 Le manoir des Mûriers construit par les Straus en 1893 

 

En 1880, Henri Greffulhe, marié à la belle Elisabeth de Caraman-Chimay - dont Proust admirait tant la beauté et l’élégance divine qu’elle lui inspirera un peu de sa princesse de Guermantes - avait fait bâtir sur le front de mer de Deauville la villa «La Garenne», où son épouse poursuivait, à la saison estivale, les activités de son salon parisien, tandis que Mme Aubernon de Nerville, puis Mme Straus, qui avaient préféré le cadre mer/campagne des hauteurs de Trouville, régnaient sur l’autre rive de la Touques.

On sait que, pour sa part, Paul Helleu a participé à créer le personnage du peintre Elstir qui compose, avec le musicien Vinteuil et l’écrivain Bergotte, le trio artistique de La Recherche. Il semble donc, que durant ces étés trouvillais, se soient mis en place, dans l’inconscient de leur auteur, quelques-uns des personnages qui animeront, bien des années plus tard, son roman :

 

«De sorte que si, avant ces visites chez Elstir, avant d’avoir vu une marine de lui où une jeune femme, en robe de barège ou de linon, dans un yacht arborant le drapeau américain, mit le double spirituel d’une robe de linon blanc et d’un drapeau dans mon imagination qui aussitôt couva un désir insatiable de voir sur-le-champ des robes de linon blanc et des drapeaux près de la mer, comme si cela n’était jamais arrivé jusque-là, je m’étais toujours efforcé, devant la mer, d’expulser du champ de ma vision, aussi bien que les baigneurs du premier plan, les yachts aux voiles trop blanches comme un costume de plage, tout ce qui m’empêchait de me persuader que je contemplais le flot immémorial qui déroulait déjà sa même vie mystérieuse avant l’apparition de l’espèce humaine, et jusqu’aux jours radieux qui me semblaient revêtir de l’aspect banal de l’universel été cette côte de brume et de tempêtes, y marquer un simple temps d’arrêt, l’équivalence de ce qu’on appelle en musique une mesure pour rien » - lit-on dans  A l’ombre des jeunes filles en fleurs.

   

Ce que lui apprend le peintre où, plutôt, ce que nous apprend Proust par la voix d’Elstir, est que l’art met en lumière certaines lois et que chaque artiste est tenu de recommencer sans fin, et pour son compte, un effort individuel, afin de séparer le vrai réel du faux vrai. Et à Trouville, durant ces étés apparemment insouciants, il a pris la mesure des choses, voyant surgir, comme une flottille, les églises de Criqueboeuf ou de Hennequeville. C’est très probablement là que s’est révélé à lui l’idée que la tâche d’un écrivain est de re-dire - comme l’avait fait Homère - ce qu’il a vu et ce qu’il a senti, car ces choses contemplées, et fatalement quittées, prennent ensuite, dans notre mémoire, une importance extraordinaire, puisqu’elles nous apprennent que le temps peut renaître à tous moments, mais hors du temps. Ainsi l’artiste découvre-t-il des paysages qui fixent à jamais son goût et vers lesquels il reviendra comme cela se fait pour une œuvre picturale ou musicale. Ces paysages élus sont en quelque sorte des références sensibles et, grâce à eux et à l’évocation que l’on souhaite en faire, le goût et le style se façonnent et s’affinent. Ainsi les images recueillies en Normandie sont-elles, comme dans les toiles d’Elstir, celles de la campagne au-dessus de la mer et, plus précisément, au-dessus de Trouville. C’est du moins ce qu’il résume en quelques lignes dans un article intitulé  "Les choses normandes" publié dans le N° 12 de la revue «Le Mensuel» :

   

« Ainsi cette campagne, la plus riche de France qui, avec son abondance intarissable de fermes, de vaches, de crème, de pommiers à cidre, de gazon épais, n’invite qu’à manger et à dormir, se pare, la nuit venue, de quelque mystère et rivalise de mélancolie avec la grande plaine de la mer ».

   

Alors même que l’on retrouve de nouveau, dans un passage de Sodome et Gomorrhe, les évocations de ses séjours aux Frémonts qui servent à décrire et illustrer la résidence fictive de la Raspelière et prouvent à quel point ces visions l’ont profondément … impressionné :

 

« Et le jour où nous vînmes en automobile à la Raspelière, comme ce n’était pas lundi, M et Mme Verdurin devaient être en proie à ce besoin de voir du monde qui trouble les hommes et les femmes et donne envie de se jeter par la fenêtre au malade qu’on a enfermé loin des siens, pour une cure d’isolement. Car le nouveau domestique aux pieds plus rapides, et déjà familiarisé avec ces expressions, nous ayant répondu que si madame n’était pas sortie, elle devait être «  à la vue de Douville », qu’il allait aller voir, il revint aussitôt nous dire que celle-ci allait nous recevoir. Nous la trouvâmes un peu décoiffée, car elle arrivait du jardin, de la basse-cour et du potager, où elle était allée donner à manger à ses paons et à ses poules, chercher des œufs, cueillir des fruits et des fleurs pour faire son chemin de table, chemin qui rappelait en petit celui du parc, mais sur la table, à laquelle il donnait cette distinction de ne pas lui faire supporter que des choses utiles et bonnes à manger ; car, autour de ces autres présents du jardin qui étaient des poires, les œufs battus à la neige, montaient comme de hautes tiges de vipérines, d’œillets, de roses et de coréopsis entre lesquels on voyait, comme entre des pieux indicateurs et fleuris, se déplacer, par le vitrage de la fenêtre, les bateaux du large ».

                                                                                           

La vue sur la mer depuis le chemin des Creuniers.

La vue sur la mer depuis le chemin des Creuniers.

Le jolie Mary Finaly aux Frémonts.

Le jolie Mary Finaly aux Frémonts.

Madame Straus et Marcel Proust au manoir de la Cour-Brûlée.

Madame Straus et Marcel Proust au manoir de la Cour-Brûlée.

L’été suivant, Marcel séjourne de nouveau à Trouville à l’hôtel des Roches-Noires, non point seul mais en compagnie de sa mère. Cet hôtel était alors une sorte de palace international qui recevait de riches clients anglais et américains - dont certains débarquaient directement du Havre grâce à la longue digue-promenade qui avançait de 600 m dans la mer et sera détruite lors de la guerre de 39/45 - dans son bâtiment principal et son annexe  "les roches normandes". 

 

Cet hôtel cherchait à concurrencer les débuts prometteurs de Deauville et de son hôtel de charme  le Normandy et n’avait pas lésiné sur le confort et le luxe des installations. Madame Proust et son fils occuperont l’appartement 110 du 1er étage. Nous sommes en septembre 1893 et Geneviève Straus, qui a acheté un terrain de cinq hectares, voisin du manoir de la Cour-Brûlée qu’elle louait jusqu’alors, s’installe enfin chez elle au Clos des Mûriers. Cette femme occupe dans la vie de Marcel Proust une place très importante. Il en est amoureux à la façon dont il est amoureux des femmes. Fille du compositeur Fromental Halévy, veuve de Georges Bizet, mère de Jacques, elle a épousé en secondes noces l’avocat Emile Straus, homme riche et influant. Personnage de roman, follement narcissique et passablement neurasthénique, Geneviève tient un salon très prisé, où se rendent les Rothschild, la comtesse de Chevigné, Lucien Guitry et Réjane, la comtesse Potocka, la duchesse de Richelieu, Degas, Jules Lemaître, Paul Bourget, autant de gens à particules que d’artistes, et qu’elle anime de son intelligence acérée et de ses mots d’esprit que son mari, très fier d’elle, prend plaisir à propager à la ronde et dont on retrouvera bon nombre dans la bouche de Mme Verdurin ou de la duchesse de Guermantes. Proust la vénère et aura avec elle une correspondance suivie jusqu’à sa mort. En elle - dit-il - il retrouve tout ce qu’il peut aimer chez une femme : l’esprit, l’élégance, le charme, l’affection et l’allure maternelle et ce qu’il faut dans l’attitude et le comportement de subtile mélancolie.

 

Geneviève est donc heureuse cet été là de pouvoir tenir salon chez elle à Trouville. C’est l’architecte Le Ramey qui a été chargé de construire la demeure dans le style normand en 1893 et sur 3 étages, tandis que le jardinier-horticulteur Claude Tanton élaborera roseraies, pelouses et un jardin de fleurs à couper pour la décoration des salons et des chambres. Chacune de celles-ci a sa couleur : la mauve, la bleue, la rose et les invités, dont Charles Haas - on sait qu’il inspirera le personnage de Charles Swann - ainsi que le comte d’Haussouville et le prince d’Arenberg seront les premiers à s’émerveiller de l’aménagement et de la vue imprenable sur la mer.

Durant l’été 1894, Proust est encore une fois à Trouville et écrit des lettres enflammées à Reynaldo Hahn dont il vient de faire la connaissance chez Madeleine Lemaire dans son petit hôtel du 35 rue Monceau, et qu’il supplie de venir le rejoindre aux Roches-Noires dès que sa mère sera partie, appelée par ses devoirs de maîtresse de maison à Paris, de même qu’il rédige un texte  "La mort de Baldassare Silvande" , dont il avoue être assez fier.

«Je suis à une grande chose que je crois assez bien» - lui écrit-il.

   

Le paysage dans lequel se déroule l’histoire est celui qu’il aime par-dessus tout, la mer mauve surprise à travers les pommiers, et les sujets qu’il développe ceux déjà récurrents du baiser maternel, de la ressouvenance que cause le son lointain des cloches du village et le sentiment de culpabilité éprouvé par le héros qui n’a pas été en mesure de satisfaire les aspirations de ses parents, parce qu’il a préféré les plaisirs interdits et ceux de la vie mondaine aux exigences d’une vocation littéraire. Pour toutes ces raisons, Baldassare sera puni de mort.

En attendant de publier la nouvelle qui ouvrira Les plaisirs et les jours, Proust réitère ses appels au secours auprès de Reynaldo : « Comme maman partira bientôt, vous pourrez venir après son départ pour me consoler ». Hahn ne répondra pas à cette invitation pour des raisons qui nous sont inconnues. Si bien que Marcel n’aura plus qu’une hâte : regagner Paris à son tour. 

Durant l’hiver, leur relation va s’intensifier au point que l’été 1895 les verra réunis en Bretagne à écouter le chant de la mer et du vent et que Proust ne reviendra en Normandie qu’en 1907, soit 13 ans plus tard. En 1906, ses parents étant morts l’un et l’autre, sa santé n’ayant cessé de se détériorer, il cherche un lieu de villégiature pour se reposer loin des astreintes de la capitale. Son choix s’avère difficile malgré les bons offices et conseils de ses amis, dont sa chère Geneviève Straus qui continue à apprécier les agrément de son Clos des Mûriers dès que l’été fait son apparition. Proust envisage d’abord Trouville, qu’il aime tant, mais s’inquiète de savoir si le chalet d’Harcourt ou la tour Malakoff sont à louer ; il a même pensé acquérir un petit bateau pour longer le littoral normand, puis breton, mais renonce les uns après les autres à ces projets, épuisé par les soucis de son déménagement boulevard Haussmann. Plutôt que Trouville ou le bateau, ce sera l’hôtel des Réservoirs à Versailles où il s’empressera de tomber malade. Il décrit l’appartement où il séjourne avec humour :

« C’est un appartement genre historique, de ces endroits où le guide vous dit que c’est là que Charles IX est mort, où on jette un regard furtif en se dépêchant d’en sortir… mais quand il faut non seulement ne pas ressortir mais accomplir cette suprême acceptation, s’y coucher ! C’est à mourir ».

Cette description se retrouve au début de Swann.

 

Ce n’est donc qu’en 1907 que l’écrivain renoue avec sa chère Normandie et jette son dévolu sur Cabourg et le Grand-Hôtel qui vient d’être rénové et que l’on décrit comme un palais des mille et une nuits, disposant d’aménagements particulièrement raffinés et à la pointe du confort le plus moderne avec salles de bains privées et ascenseur. D’ailleurs la station ne commence-t-elle pas à concurrencer le prestige de Trouville ? On sait qu’il viendra à Cabourg chacun des étés suivants jusqu’en 1914 et qu’il écrira une partie de La Recherche dans la chambre qu’il occupait à l’étage supérieur pour ne pas être gêné par les voisins du dessus. Trouville, il ne s’y rendra plus qu’occasionnellement, en taxi, pour visiter Robert de Billy ou Geneviève Straus. Mais très vite leurs rendez-vous s’effectueront à mi-parcours et Trouville sera à jamais circonscrit dans sa mémoire, avant d’être transposé dans son œuvre. Néanmoins en 1917, il écrira ceci à Madame Straus, ce qui prouve à quel point le souvenir de Trouville restait prégnant :

"En dictant votre adresse, le nom de votre demeure m'émeut presque autant que le vôtre. Aucune campagne n'est perméable, poreuse, n'a un charme féminin comme la campagne normande. Et toutes les routes, où nous nous sommes promenés ensemble, en voiture et à pied sont des annexes de vous, aussi chères à mon souvenir, aussi incorporées à mon coeur. Mais plus que tout naturellement les maisons que vous avez là-bas habitées, le manoir de la Cour-Brûlée, dont le nom d'un romantisme Aubernon, fut inscrit par vous sur les cartes roses des Trois Quartiers, mais surtout celle qui fut créée par vous, par Mr Straus, que me ferment ma santé, les distances, et dont je voudrais bien pourtant une fois avant de mourir retrouver, fût-ce pour une heure, le sésame. Celui-ci (il s'agit de l'exemplaire dédicacé de "Sésame et le lys" de Ruskin traduit par Proust) plus heureux verra la pelouse inclinée, s'imprégnant du parfum des roses d'automne, et sera reçu par vos mains si belles." 

 

Armelle Barguillet Hauteloire

 

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Le manoir des Frémonts aujourd'hui
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2 octobre 2020 5 02 /10 /octobre /2020 09:18
Le sommeil de Marcel Proust de Dominique Mabin

 

 

Chacun sait que Proust était un insomniaque notoire et que le caractère morcelé de son sommeil contribua à détruire sa santé et à faire de lui un homme alité et souffrant. Les principales causes de ce sommeil difficile ont été l'asthme dont il fut affligé dès son enfance et l'angoisse qu'engendraient les crises, puis sa vie mondaine durant ses jeunes années où il prit la mauvaise habitude de se coucher le matin plutôt que le soir, enfin son sommeil fut presque totalement détérioré par les somnifères, le café et les drogues dont il usera et abusera après la mort de sa mère. Ce cycle infernal ne cessera plus de s'intensifier bien que Marcel ait, à maintes reprises, consulté des médecins pour tenter de retrouver des horaires de sommeil plus normaux ; les rechutes seront constantes et les prises de barbituriques de plus en plus fortes, entraînant une impossibilité à installer un repos normal et réparateur. C'est ce sujet que le docteur Dominique Mabin a choisi de traiter, inventoriant, avec la compétence du médecin qu'il est, le rude combat que Proust livrera, la plus grande partie de son existence au sommeil.

 

 

Il est 9 heures du matin, je n'ai pas dormi depuis plus de cinquante heures" - écrit-il un jour à Reynaldo Hahn.

 

 

On se souvient des visites qu'il lui arrivait de faire tardivement à certains de ses amis comme Paul Morand, qu'il sortit du lit une nuit, pour lui demander un détail sur l’une des toilettes de son épouse, la princesse Soutzo. Durant sa jeunesse, il dormait par bribes de trois ou quatre heures d'un sommeil qui pouvait être satisfaisant. Par la suite, il s'habitua aux somnifères en toxicomane qu'il devenait. Dès l'âge de 25 ans, il prit du trional, ensuite ce sera du véronal à haute dose, 3 grammes par jour qu'il associait au café. "Funeste caféine" - se plaignait-t-il, caféine qu’il absorbait pour deux raisons : la principale étant pour soulager ses bronches. Il lui arrivait d’en boire jusqu’à 17 tasses par 24 heures, ce qui ne faisait qu'intensifier les malaises. Ses amis connaissaient ses abus et Proust, lui-même, était conscient de son déséquilibre psychique profond, de ses angoisses permanentes liées à ses crises d'asthme qui pouvaient le faire haleter 48 heures durant. Aussi redoutait-il les refroidissements et était-il toujours exagérément couvert, non seulement de sa célèbre pelisse mais de chandails superposés et, dans sa chambre, qui n'était pas chauffée par crainte des émanations, entouré de bouillottes et surchargé d'édredons.

 

 

Plus tard,  Proust ajoutera, aux somnifères et au café, l'opium qui achèvera de léser son sommeil profond, sans oublier le sirop d'éther qu’il lui arrivait de prendre, bien qu’il en connût les conséquences graves. Il vivra les dernières années de sa vie reclus : " Je vis couché et ne mange pas, mais de temps en temps je me lève pour qu'on fasse ma chambre, et alors je vais dîner soi-disant au Ritz, parce qu'ayant des troubles de la parole il m'est très pénible de dîner chez des amis". Effectivement, les narcotiques affectaient son comportement, et parfois son travail intellectuel qu'il poursuivit néanmoins sans relâche, y épuisant ses dernières forces. Marcel Proust vit désormais dans une dépendance médicamenteuse qui contribue à l'anéantir et le prive de tout sommeil profond et réparateur. Les rêves eux aussi ont disparu, d'ailleurs Proust en parle peu en ce qui le concerne dans sa correspondance, mais en parle beaucoup dans son oeuvre. Ainsi, chez Bergotte, l’écrivain de La Recherche, les cauchemars sont constants, Proust ayant attribué à son personnage les mêmes insomnies et cauchemars que lui. D'autre part, Bergotte souffre d'hallucinations au moment de l'endormissement. Elles peuvent être intenses et non moins fréquentes. " Dans quels gouffres inexplorés le maître tout puissant nous conduira-t-il ? " - soupire-t-il.

 

 

D'ailleurs les cauchemars et hallucinations de Bergotte varient selon le narcotique absorbé, précise Proust. Ainsi, il y a le sommeil de l'opium, souligne le narrateur, de la valériane, de la belladone, tous différents. En provoquant le sommeil de façon artificielle, on obtient des phénomènes divers comme les fleurs que cultive le jardinier. Le sirop d'éther suscite une imagerie abondante, une désorientation momentanée, alors que l'opium occasionne une euphorie passagère. Proust a donc amalgamé des sensations et d'étranges visions qui se sont télescopées et peuvent être comparées à un voyage dans l'univers particulier des narcotiques.

 

 

C'est ainsi, poursuit Dominique Mabin, que le narrateur de La Recherche, dans le récit de la mort de Bergotte, fait allusion à différents événements liés au sommeil que nous connaissons bien aujourd’hui. Ses rapports avec l'insomnie ont révélé une analyse psychologique très aiguë, car fils et frère de médecin, il était au courant de l'action des médicaments sur le métabolisme. Mais c'est incontestablement grâce à sa correspondance que nous avons pu progresser dans la connaissance de sa maladie, celle d'un grand invalide respiratoire et sans doute cardiaque, insomniaque et poly-intoxiqué, alors que la plupart du temps l'histoire ne retient que sa seule maladie asthmatique. Son état général désastreux explique qu'il soit mort à 51 ans.

 

 

Le thème du sommeil devait accompagner Proust jusque dans les ultimes semaines de son existence. Dominique Mabin nous rappelle que les deux derniers textes publiés de son vivant et intitulés "La regarder dormir" et "Mes réveils" paraissent dans le numéro de la Nouvelle Revue française daté du 1er novembre 1922, dix-sept jours avant sa disparition. Il s'agit de deux fragments tirés de "La Prisonnière" qu'il corrige à ce moment-là, y apportant d'ailleurs des remaniements et des digressions étonnants. Symboliquement, l'oeuvre romanesque de Proust s'ouvre sur une évocation de sommeil : "Longtemps, je me suis couché de bonne heure" - et  cette évocation se retrouve dans ses derniers écrits ; ainsi dans le cercle créateur du sommeil, l'écrivain enferme-t-il la forme circulaire et infinie de son livre. Si bien que le lecteur peut faire sienne son affirmation première : " Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordre des années et des mondes ".

 
 

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE  

 

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28 juillet 2020 2 28 /07 /juillet /2020 08:15
Fortuny, l'enchanteur de Venise

Qui était ce Mariano  Fortuny que l’on nommait le magicien ou l'enchanteur de Venise et dont le nom est lié à la Sérénissime et pour quelles raisons figure-t-il dans quelques-unes des œuvres littéraires les plus marquantes de son temps ? En ce qui concerne Proust, est-ce dans les salons que tout jeune l'écrivain s’est plu à fréquenter et où il croisait aussi bien des actrices comme  Sarah  Bernhardt que des femmes de l’aristocratie comme la  belle comtesse Greffulhe, qu’admirateur de leur élégance il fit ainsi connaissance de ce nom ? Car dans la Recherche, Fortuny est d’abord un nom, un nom prononcé par Elstir alors que le narrateur lui rend visite dans son atelier en compagnie d’Albertine et de ses amies. Ce sont ces femmes que Mariano Fortuny y Madrazo habillait. En ce début de XXe siècle, la mode se cherchait et hésitait entre des talents aussi divers que ceux de Jeanne Lanvin, de Madeleine Vionnet et de Paul Poiret. A cet égard, Fortuny ne fut jamais à proprement parler un couturier. Il ne présentait pas de collection, ce qu’il cherchait avant tout autre chose était un style idéal et intemporel, une alchimie savante entre matière et forme où se mêlaient l’Antiquité, l’Orient et la Renaissance et dont il travaillait les modèles selon des techniques très précises : celle du plissé, de la richesse des étoffes et de leurs précieuses couleurs. Ecoutons dans la Recherche le nom de Fortuny prononcé pour la première fois :
 

Oh ! je voudrais bien voir les guipures dont vous me parlez, c’est si joli le point de Venise ! s’écriait-elle ; d’ailleurs j’aimerais tant aller à Venise !  – Vous pourrez peut-être bientôt, lui dit Elstir, contempler les étoffes merveilleuses qu’on portait là-bas. On ne les voyait plus que dans les tableaux des peintres vénitiens, ou alors très rarement dans les trésors des églises, parfois même il y en avait une qui passait dans une vente. Mais on dit qu’un artiste de Venise, Fortuny, a retrouvé le secret de leur fabrication et qu’avant quelques années les femmes pourront se promener, et surtout rester chez elles, dans des brocarts aussi magnifiques que ceux que Venise ornait, pour ses patriciennes, avec des dessins d’Orient. »     (A l’ombre des jeunes filles en fleurs)


Mais avant de nous intéresser au Fortuny de Marcel Proust, commençons par faire connaissance de l’homme dans sa vie personnelle qui fut d’une exceptionnelle richesse, celle d’un artiste aux dons multiples et espagnol d’origine. Peintre de chevalet et de fresques monumentales, graveur et sculpteur à ses heures, Fortuny fut également décorateur de théâtre, inventeur de nouveaux procédés d’éclairage, photographe (plus de 10.000 clichés sont conservés au musée Fortuny de Venise), collectionneur – il dessinait lui-même son mobilier quand il ne jouait pas à l’antiquaire - et incomparable créateur de tissu. Il ne vint à la couture qu’assez tard et à la manière d’un peintre, en touche à tout de génie et en metteur en scène fastueux et inné de la beauté.

 

L’aventure familiale débute avec le grand-père catalan devenu peintre officiel, attaché à la municipalité barcelonaise et que ses campagnes sur le territoire colonial espagnol avaient sensibilisé à ces univers d’Outre-mer. Mariano vit le jour à Grenade le 11 mai 1871 et allait baigner, dès son âge le plus tendre, dans un milieu artistique épris d’orientalisme. Sa mère, la belle et autoritaire Cécilia de Madrazo, était l’héritière de la dynastie fondatrice du musée du Prado et son père Mariano Fortuny y Marsal, un sculpteur, peintre et graveur qui mourut à 38 ans de la malaria alors qu’il commençait à se faire un nom. Le jeune Fortuny partagera son enfance entre Rome où son père possédait un atelier et Capricio près de Naples, avant de gagner Paris avec sa mère et sa sœur, de deux ans son aînée, pour rejoindre un oncle maternel, peintre lui aussi, après la disparition de son père. Jusqu’à l’âge de 18 ans, Mariano fréquentera les ateliers parisiens, se familiarisera avec les mondanités, passant des salons des belles clientes de son oncle Raimundo de Madrazo y Garreta, portraitiste célèbre, ami de Madeleine Lemaire et époux de Maria Hahn la sœur de Reynaldo, au salon de sa mère dans lequel se pressait la communauté artistique espagnole. Il n’y a donc rien de surprenant que Proust ait entendu parler de Fortuny, ne serait-ce que par Reynaldo, l’ami de cœur, et par Madeleine Lemaire, la femme qui a peint le plus de roses et qui n’est pas tout à fait étrangère au personnage de Madame  Verdurin. Il est d’ailleurs probable, et quasiment certain, que lors de son premier voyage à Venise en avril 1900, l’écrivain fut reçu par Cécilia de Madrazo au Palazzo Martinengo où celle-ci s’était finalement installée avec ses enfants, trouvant que la vie y était moins chère qu’à Paris, d’autant que Reynaldo accompagnait Proust et qu’il était logé chez son beau-frère Raimundo. Cécilia possédait une remarquable collection d’étoffes anciennes dont Henri de Régnier, familier de cette femme cultivée, comme l’étaient également José Maria de Hérédia, Paul Morand et d’Annunzio, en fera une description  précise dans « Altana ou la vie vénitienne » :

 

«  Voici les pesants velours de Venise, de Gênes ou de l’Orient, somptueux et délicats, éclatants ou graves, à amples ramages, à figures ou feuillages, des velours qui ont peut-être vêtu des Doges et des Khalifes. Voici les brocarts aux tons puissants, les soies aux nuances subtiles, voici des ornements d’église et des parures de cour. Voici les charmants taffetas et les luisants satins, semés de fleurettes et de bouquets dont le XVe siècle faisait les robes de ses femmes et les habits de ses hommes. Voici des étoffes de toutes les teintes et de tous les tissus, les uns évoquant la forme des corps qu’elles ont vêtus, les autres en longues pièces et en lés, certaines en lambeaux, en minces fragments. Et tout cela avec des froissements d’ailes invisibles s’entassant, s’amoncelant dans la vaste salle peu à peu assombrie par l’heure, tandis que, penchée sur le profond coffre inépuisable, madame Fortuny semble diriger de son geste magicien l’étonnant concert d’étoffes qui, au fond de ce vieux palais, se joue mystérieusement dans le silence du crépuscule vénitien. »


 

Sans doute ces étoffes auraient-elles subjugué Proust s’il avait eu l’occasion de les voir, à la façon dont elles devinrent source d’inspiration pour le jeune Fortuny qui vivait dans leur somptueuse intimité. Et comme il était doué pour capter l’essentiel des différentes cultures, il sut habilement les combiner et les transposer, se gardant de les dissoudre en un melting-pot sans caractère, ressuscitant ainsi, comme le fera Marcel en littérature, un passé et une beauté oubliés. Là encore, c’est l’artiste et l’homme cultivé, l’un et l’autre ne faisant qu’un, qui ont su puiser l’inspiration dans les vestiges du temps et réaliser des étoffes en usant de pigments naturels et de méthodes traditionnelles revues et modernisées par des techniques de son invention. Ainsi lui arrivait-il de prendre pour modèle des chapeaux asiatiques, des boucliers sarrasins, des motifs de tapis persans ou arabes, des ciselures d’armes et boucliers ottomans et de les façonner à son idée, les transmuant en lampes, en tissus, en costumes de scène, en décors de théâtre ou d’intérieur. Son talent de peintre ne fut pas étranger à son adresse à créer des effets d’épaisseur et de clair-obscur propres au tissu ouvré. Mariano emploiera la même démarche en ce qui concerne les vêtements, robes souples et floues à taille haute qui se répandirent très vite dans l’Europe entière. Les motifs archaïques, chinois, coptes, nord-africain ou même liturgiques, ainsi que l’assimilation du dessin liberty, caractérisent cette période de sa production axée sur la création de modèles du soir ou de cérémonie et de décors de théâtre auquel il vouait une passion.

 

Pour Mariano, Venise avait été un éblouissement. C’est là qu’il se familiarisera avec l’art italien, s’enivrera des tons passés des palais, de l’atmosphère orientale de la cité des eaux, et enfin s’éprendra de l’or fondu de la lumière magnifiée par Carpaccio et Giorgone. Par la suite, il s’offrira les mille mètres carrés du palais Orfei, afin d’y installer ses ateliers et sa résidence personnelle, dont il deviendra le propriétaire en 1905 et qui est de nos jours le musée Fortuny où se tiennent des expositions temporaires et thématiques.

«  Hier soir, écrit un visiteur en 1932, je franchis le seuil du mystérieux palazzo, et je fus envoûté par sa magie ; je passai devant des lampes lumineuses comme des soleils, mais mon corps ne projetait aucune ombre ; le long des murs de pièces immenses, ou à l’intérieur de vitrines aux reflets éblouissants, je vis des tentures multicolores, des brocarts et des damas dont pas un fil n’était tissé. Puis je gagnai une pièce retirée, fermée à double tour, où je pus découvrir le ciel, un vrai ciel dont l’atmosphère tour à tour orageuse et sereine enveloppait un vaste amphithéâtre. »

 

En 1895, une femme est entrée dans la vie de Mariano : Henriette Négrin, ravissant modèle de peintre, douée d’une grande intelligence qui vivra auprès de lui quarante-sept années d’une collaboration tout aussi amoureuse qu’harmonieuse et créative et quinze années d’un veuvage douloureux, isolée dans son immense demeure, après le décès de son mari en mai 1949.

Cette mode à laquelle sa femme va l’inciter à s’intéresser, Mariano en empruntera l’inspiration dans les ouvrages de sa bibliothèque, les précieux coffres de Cécilia et jusque dans les pierres de la cité des eaux, insufflant à ses créations une originalité inégalée, à laquelle sa femme ne sera pas étrangère.

 

«  Pour les robes de Fortuny, nous nous étions enfin décidés pour une bleu et or doublée de rose, qui venait d’être terminée. Et j’avais commandé tout de même les cinq auxquelles elle avait renoncé avec regret, par préférence pour celle-là. Pourtant, à la venue du printemps, deux mois ayant passé depuis ce que m’avait dit sa tante, je me laissai emporter par la colère, un soir. C’était justement celui où Albertine avait revêtu pour la première fois la robe de chambre bleu et or de Fortuny qui, en m’évoquant Venise, me faisait plus sentir encore ce que je sacrifiais pour Albertine, qui ne m’en savait aucun gré. Si je n’avais jamais vu Venise, j’en rêvais sans cesse, depuis ces vacances de Pâques qu’encore enfant j’avais dû y passer, et plus anciennement encore par les gravures de Titien et les photographies de Giotto que Swann m’avait jadis données à Combray. La robe de Fortuny que portait ce soir-là Albertine me semblait comme l’ombre tentatrice de cette invisible Venise. Elle était envahie d’ornementation arabe comme Venise, comme les palais de Venise dissimulés à la façon des sultanes derrière un voile ajouré de pierre, comme les reliures de la Bibliothèque Ambroisienne, comme les colonnes desquelles les oiseaux orientaux qui signifient alternativement la mort et la vie, se répétaient dans le miroitement de l’étoffe, d’un bleu profond qui, au fur et à mesure que mon regard s’y avançait, se changeait en or malléable par ces mêmes transmutations qui, devant la gondole qui s’avance, changent en métal flamboyant l’azur du Grand Canal. Et les manches étaient doublées d’un rose cerise, qui est si particulièrement vénitien qu’on l’appelle rose Tiepolo. »      La Prisonnière

 

La magie de la robe Delphos que le couple Madrazo déclinera dans toutes les étoffes et tous les tons, prenant modèle sur la statue de l’Aurige de Delphes, fascinera les artistes, d’autant que Mariano est un homme de théâtre et que Sarah Bernhardt, ainsi qu’Eleonora Duse, maîtresse de Gabriel d’Annunzio qui demeurait avec son amant à la Cassetta Rossa du prince de Hohenhole, face au palais Martinengo, seront des ambassadrices de charme et, qu’à leur suite, il habillera quelques-unes des plus célèbres cocottes de son temps : Cléo de Mérode, Liane de Pougy et Emilienne d’Alençon, des porte-manteaux très valorisants.

 

Le couple concevait à l’intention des femmes, courtisanes ou mondaines, des vêtements extrêmement raffinés qu’elles portaient à même la peau et dont le mérite était d’épouser leurs formes tout en voilant les contours de leur corps et en ondulant au moindre de leur mouvement. Ainsi, rompant avec la rigidité des corsets, donnaient-ils naissance à un style léger, bien que très ouvragé. Et l’inspiration n’était pas seulement grecque avec les céramiques retrouvées à Cnossos et les admirables plissés, dont l’élaboration à la main avait nécessité l’invention d’un appareil et d’un brevet homologué à Paris ; mais byzantine avec les oiseaux symboles de mort et de résurrection, ce qui n’avait pas échappé à Proust ; japonaise parfois avec les moires vert jade ou bronze cuivré et les pochoirs - les kataganis qu’ils furent parmi les premiers à utiliser ; renaissance encore et toujours avec les damas ornés et les amples rinceaux ; enfin, ils empruntèrent à l’Inde les bordures dorées et argentées des saris et à l’Egypte ses décors nilotiques rouge sombre ou bleu dur, sans oublier que les XVIIe et XVIIIe siècles leur léguèrent des décors bucoliques qu’ils purent évoquer sur des fonds damassés ou encore des détails fleuris et perlés qui s’épandaient sur les soies précieuses comme des jardins.

 

«  Mais tout à coup le décor changea ; ce ne fut plus le souvenir d’anciennes impressions, mais d’un ancien désir, tout récemment réveillé encore par la robe bleu et or de Fortuny, qui étendit devant moi un autre printemps plus du tout feuillu mais subitement dépouillé au contraire de ses arbres et de ses fleurs par ce nom que je venais de me dire : Venise ; un printemps décanté, qui est réduit à son essence, et traduit l’allongement, l’échauffement, l’épanouissement graduel de ses jours par la fermentation progressive, non plus d’une terre impure, mais d’une eau vierge et bleue, printanière sans porter de corolles, et qui ne pourrait répondre au mois de mai que par des reflets , travaillée par lui, s’accordant exactement à lui dans la nudité rayonnante et fixe de son sombre saphir. »

 

Mariano étudiait tout ce qui concernait l’esthétique et les techniques, non seulement les plissés mais les teintures qu’en peintre il maniait avec virtuosité, dotant chacun de ses modèles d’une personnalité singulière, ce qui plaisait à ses clientes qui étaient assurées de ne pas croiser un modèle identique lors des réceptions. Givenchy, Issey Miyake, Oscar de la Renta, Karl Lagerfeld doivent tous quelque chose à Fortuny dans la façon d’utiliser le dessin comme moyen d’insuffler lumière et volume aux tissus. En 1910, Mariano déposera un nouveau brevet pour son système de teinture et d’impression, prouvant une fois encore qu’il n’était pas seulement un artiste mais un novateur et qu’il révolutionnait l’art de la mode comme Proust l’art littéraire.

 

Par ailleurs, Fortuny ne se contentera pas d’être un nom dans la Recherche, il sera aussi une griffe parce que ses créations allient de façon incomparable la légèreté et une élégance hors du temps. Et c’est bien cette notion de « hors du temps » qui retient la curiosité et l’attention de Marcel Proust. Ne préférait-il pas lui-même aux heures successives de l’horloge les repères subtils de la mémoire, les lois invisibles qui procurent aux êtres et aux choses comme un semblant d’éternité. Le souvenir qui revient, lié à la sensation que l’on éprouve, était évidemment au cœur de son œuvre, aussi n’est-il pas anodin que nous retrouvions en bonne place dans celle-ci les robes et les tissus d’un créateur qui entendait parer les femmes de façon à les rendre intemporelles. Comment Fortuny va-t-il y parvenir ? En touchant à des époques aussi éloignées que celles de la Grèce antique et de la Renaissance italienne comme Proust aux heures  précieuses de son enfance.

 

«  Ces parures de l’artiste vénitien sont les parures de ce temps que l’on perd et retrouve à l’intérieur du récit dont ils ont l’épaisseur apparente et la légèreté irréelle » - écrit Gérard Macé dans son ouvrage «  Le manteau de Fortuny ». Or, n’est-ce pas en évitant toute notation d’âge, à commencer par celui du narrateur de la Recherche et toute chronologie précise, que Marcel Proust fait entrer dans son roman la matière même du temps ? Et dans ce temps perdu et retrouvé, Fortuny ne revêt nullement le costume et l’apparence d’un personnage. C’est, comme je le soulignais, un nom ou mieux une griffe, une référence, quelque chose de presque indescriptible, nuancé de couleur, diapré, jaspé, bigarré, moucheté qui passe et ressemble aux reflets lunaires qui s’attardent sur les eaux de la lagune. Ce sont davantage les vêtements qui jouent un rôle déterminant, en découpant les silhouettes entre les pages et en faisant de la prose de l’écrivain l’écrin des parures, le miroir des apparences idéalisées par le magicien de Venise.

 

« Est-ce leur caractère historique, est-ce plutôt le fait que chacune est unique qui lui donne un caractère si particulier que la pose de la femme qui les porte en vous attendant, en causant avec vous, prend une importance exceptionnelle, comme si ce costume avait été le fruit d’une longue délibération et comme si cette conversation se détachait de la vie courante comme une scène de roman ? Dans ceux de Balzac on voit des héroïnes revêtir à dessein telle ou telle toilette, le jour où elles doivent recevoir tel visiteur. Les toilettes d’aujourd’hui n’ont pas tant de caractère, exception faite pour les robes de Fortuny. Aucun vague ne peut subsister dans la description du romancier, puisque cette robe existe réellement, que les moindres dessins en sont aussi naturellement fixés que ceux d’une œuvre d’art. Avant de revêtir celle-ci ou celle-là, la femme a eu à faire un choix entre deux robes non pas à peu près pareilles, mais profondément individuelles chacune, et qu’on pourrait nommer. »   La Prisonnière

 

Il y a donc chez Proust et Fortuny une parenté secrète, des lieux de rencontre évidents dans leur façon de concevoir l’art et, principalement, dès qu’il s’agit du temps que l’on peut à volonté coudre ou découdre, remonter, emprisonner, transcender. D’autre part, les toilettes sont semblables aux mots : elles ont une signification, un sens, on les revêt selon son humeur, l’usage que l’on veut en faire, la situation où l’on se trouve, la séduction que l’on entend exercer. Comme les mots, elles savent métamorphoser et, en ce domaine, Fortuny est insurpassable, simplement parce qu’il prête à ses créations une grâce unique et que les tissus à eux seuls sont en mesure de solliciter l’imaginaire à l’égal de la prose de Marcel. Il n’est donc pas surprenant qu’on le voie apparaître non seulement dans la Recherche mais dans « Altana ou la vie vénitienne » de Henri de Régnier, « Les extravagants «  de Paul Morand et chez Gabriele d’Annunzio qui partage avec Proust l’art de l’avoir évoqué dans ses oeuvres avec le plus de grâce et de poésie.

 

Curieusement, les toilettes que portait madame de Guermantes, celles qui répondaient le mieux à une intention déterminée de sa part étaient les robes de Fortuny, taillées dans des velours, des brocarts, des soies, des moires, des damas qui ont contribué à faire de Fortuny le couturier de la mémoire. Avec ses tissus et ses modèles qui semblaient sortir des fresques vénitiennes, Mariano était follement romanesque et appartenait au monde de l’art bien davantage encore qu’à celui de la couture. Parce que se synthétisaient à travers la robe, qui en était l’incarnation, les éléments fondateurs de l’écriture, tels que les envisageait Proust. La beauté de la femme, la beauté du vêtement sont par essence des objets littéraires qui requièrent de l’écrivain un travail proche du tissage. Et parce qu’elle est avant tout un style et quel style, la robe évoque l’écriture : style vestimentaire et style littéraire semblent soudain les deux manifestations d’une même entité :


«  Et, changeant à chaque instant de comparaison, selon que je me représentais mieux, et plus matériellement, la besogne à laquelle je me livrerais, je pensais que sur ma grande table de bois blanc, regardé par Françoise, (…) je travaillerais auprès d’elle, et presque comme elle (…) ; car, en épinglant ainsi un feuillet supplémentaire, je bâtirai mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe. »    Le temps retrouvé                        

 

 

L’élégance d’Odette, d’Oriane de Guermantes, d’Albertine offre aux lecteurs une image vivante de ces artistes qui appartiennent d’une façon ou d’une autre à l’univers romanesque. Ainsi les robes de Fortuny, qui semblent en quête d’une renaissance – puisqu’inspirées du passé comme l’œuvre proustienne – ou mieux d’un temps retrouvé, sont-elles en parfaite osmose avec l’esprit littéraire de l’époque.

 

«  Pour les toilettes, ce qui lui plaisait surtout en ce moment, c’était tout ce que faisait Fortuny. Ces robes de Fortuny, dont j’avais vu l’une sur Mme de Guermantes, c’était celle dont Elstir, quand il nous parlait de vêtements magnifiques des contemporaines de Carpaccio et de Titien, nous avait annoncé la prochaine apparition, renaissant de leurs cendres, somptueuses, car tout doit revenir, comme il est écrit aux voûtes de Saint-Marc et comme le proclament, buvant aux urnes de marbre et de jaspe des chapiteaux byzantins, les oiseaux qui signifient à la fois la mort et la résurrection. Dès que les femmes avaient commencé à en porter, Albertine s’était rappelé les promesses d’Elstir, elle en avait désiré, et nous devions aller en choisir une. Or ces robes, si elles n’étaient pas de ces véritables anciennes dans lesquelles les femmes aujourd’hui ont un peu trop l’air costumées et qu’il est plus joli de garder comme une pièce de collection (j’en cherchais d’ailleurs aussi de telles pour Albertine), n’avaient pas non plus la froideur du pastiche du faux ancien. Elles étaient plutôt à la façon des décors de Sert, de Bakst et de Benoist, qui en ce moment évoquaient dans les ballets russes les époques d’art les plus aimées à l’aide d’œuvres d’art imprégnées de leur esprit et pourtant originales, faisaient apparaître comme un décor, avec une plus grande force d’évocation même qu’un décor, puisque le décor restait à imaginer, la Venise tout encombrée d’Orient où elles auraient été portées, dont elles étaient mieux qu’une relique dans la châsse de Saint-Marc, évocatrices du soleil et des turbans environnants, la couleur fragmentée, mystérieuse et complémentaire. Tout avait péri de ce temps, mais tout renaissait, évoqué pour les relier entre elles par la splendeur du paysage et le grouillement de la vie, par le surgissement parcellaire et survivant des étoffes des dogaresses. »  La Prisonnière

 

C’est très précisément sous ce titre de la Prisonnière que le narrateur se plaît à nous décrire Albertine en dogaresse recluse : qu’elle soit belle, immobile et parée derrière son moucharabieh, il ne la conçoit pas autrement. De même qu’il met les lecteurs que nous sommes en présence de deux esclaves : lui-même esclave de son jeu et Albertine esclave du joueur, comme le sont la conteuse et son seigneur dans les mille et une nuits, victimes l’un et l’autre de leur sortilège réciproque. Par ailleurs, à l’inverse de la plupart des histoires amoureuses, c’est vêtue et non dévêtue qu’il souhaite contempler la femme aimée. Albertine se pliera à ses exigences, en apparence du moins, car ce sera dans cette robe bleue et or, sa préférée, qu’elle s’enfuira un soir et deviendra une part de la Venise fantasmée de Marcel. Puis, jetant par-dessus le déshabillé bleu et or un manteau de Fortuny sur ses épaules, la prisonnière deviendra la fugitive :
 

 

«  Je lui demandais si elle voulait venir à Versailles. Elle avait cela de charmant qu’elle était toujours prête à tout, peut-être par cette habitude qu’elle avait autrefois de vivre la moitié du temps chez les autres, et comme elle s’était décidée à venir avec nous à Paris, en deux minutes. Elle me dit : je peux venir comme cela si nous ne descendons pas de voiture. Elle hésita une seconde entre deux manteaux de Fortuny pour cacher sa robe de chambre – comme elle eut fait entre deux amis différents à emmener -, en prit un bleu sombre, admirable, piqua une épingle dans un chapeau. En une minute elle fut prête, avant que j’eusse pris mon paletot, et nous allâmes à Versailles. Cette rapidité même, cette docilité absolue me laissèrent plus rassuré, comme si en effet j’eusse eu, sans avoir aucun motif précis d’inquiétude, besoin de l’être. Tout de même, je n’ai rien à craindre, elle fait ce que je lui demande, malgré le bruit de la fenêtre de l’autre nuit. Dès que j’ai parlé de sortir, elle a jeté ce manteau bleu sur son peignoir et elle est venue, ce n’est pas ce que ferait une révoltée, une personne qui ne serait plus bien avec moi – me disais-je tandis que nous allions à Versailles. »
 

 

Semblable à « Peau d’âne », Albertine s’est évadée, revêtue de ce manteau, qui, dès lors, ne cessera plus de hanter la mémoire du narrateur et, ainsi que la sainte Ursule de Carpaccio dans les plombs de son vitrail, elle sera enchâssée dans le souvenir comme une Venise intérieure. Car c’est à Venise que le narrateur apprend la mort d’Albertine, c’est à Venise qu’il se perd pour mieux la retrouver, c’est à Venise qu’il découvre le secret de l’inspiration qui faisait de ce manteau  un attribut de la mémoire, une plongée dans la recherche d’un temps à jamais disparu.

 

«  Sur le dos d’un des compagnons de la Calza, reconnaissable aux broderies d’or et de perles qui inscrivent sur leur manche ou leur collet l’emblème de la joyeuse confrérie à laquelle ils étaient affiliés, je venais de reconnaître le manteau qu’Albertine avait pris pour venir avec moi en voiture découverte à Versailles, le soir où j’étais loin de me douter qu’une quinzaine d’heures me séparaient à peine du moment où elle partirait de chez moi. Toujours prête à tout, quand je lui avais demandé de partir, ce triste jour qu’elle devait appeler dans sa dernière lettre «  deux fois crépusculaire puisque la nuit tombait et que nous allions nous quitter, elle avait jeté sur ses épaules un manteau de Fortuny qu’elle avait emporté avec elle le lendemain et que je n’avais jamais revu depuis dans mes souvenirs. Or c’était dans ce tableau de Carpaccio que le fils génial de Venise l’avait pris, c’est des épaules de ce compagnon de Calza qu’il l’avait détaché pour le jeter sur celles de tant de Parisiennes, qui certes ignoraient, comme je l’avais fait jusqu’ici, que le modèle en existait dans un groupe de seigneurs, au premier plan du Patriarche di Grado, dans une salle de l’Académia de Venise. J’avais tout reconnu, et, le manteau oublié m’ayant rendu pour le regarder les yeux et le cœur de celui qui allait ce soir-là partir à Versailles avec Albertine, je fus envahi pendant quelques instants par un sentiment trouble et bientôt dissipé de désir et de mélancolie. »  La Fugitive

 

 

Le manteau de Fortuny est en quelque sorte le fantôme d’Albertine, son vêtement couleur de temps comme l’était la robe de la fille du roi dans le conte de Perrault, se dérobant à l’amour incestueux de son père, mais là où le conte connaît une fin heureuse, l’Albertine de la Recherche aura une fin tragique juste avant la danse macabre qui clôture le Temps Retrouvé. Gérard Macé souligne à ce sujet que la porte basse de l’expérience correspond à la porte haute de l’imagination «  celle qui permet de remonter le cours de la Vivonne jusqu’à la source du plaisir et l’entrée des Enfers ; qui met une autre campagne à la place de Combray, d’autres chambres et d’autres lilas ; et qui de paraphrases en divagations, d’imitations en commentaires se mêlent d’écrire à leur tour, en faisant passer le manteau de la mémoire à travers le chas d’une aiguille. »

 

 

Bien entendu Fortuny ne se contentera pas de s’apparenter à des personnages fictifs, bien que ce soit gratifiant, mais alimentera, à de multiples occasions, les gazettes de la Sérénissime par la diversité de ses dons, tant il savait transformer l’ordinaire en extraordinaire ; oui, ce Fortuny qui, se refusant à être circonscrit dans les seules pages de quelques-uns des chefs-d’œuvre de son temps, participera à la vie culturelle de la cité des Doges et arpentera de sa haute et élégante silhouette les calli de Venise, vêtu de burnous, coiffé d’un turban comme certains personnages de Carpaccio et, parfois, allant jusqu’à s’abriter sous une tente arabe qu’il faisait dresser au milieu de son salon. De même que s’il hante la prose de ses contemporains, c’est grâce à la perfection de son art qui, faisant fi du temps ou des lieux, lui permettait de se retrouver en un seul : le sien.

 

 

A l’époque de Fortuny, soit à la fin du XIXe et au tout début du XXe siècle, Venise était le lieu cosmopolite où il était bien vu de se retrouver. On y croisait Henri de Régnier, d’Annunzio et son égérie d’alors Eleonora Duse, Maurice Barrès, Zola, après Chateaubriand, Byron, Shelley, Musset, George Sand, Dickens, Wagner qui y mourut et tant d’autres. « La mort à Venise » de Thomas Mann est sans doute le roman qui communique au plus haut point le sentiment de la lente désagrégation de la ville. Au début du XXe siècle, Venise se portait mal. La quête funèbre de Gustav von Aschenback irrésistiblement attiré par un éphèbe qui sera pour lui l’ange de la mort dans une cité en proie au choléra, illustre un des aspects de Venise que certains écrivains choisiront de dépeindre. Mais pour Fortuny, qui contribuait à son prestige retrouvé grâce au sien, exhumant son fabuleux passé avec génie et oblitérant les traces de l’usure en les polissant avec faste, elle restait la patrie de Marco Polo et des galères commerçantes qui l’ouvrirent sur le monde. Fortuny, comme Proust, considérait qu’il faut concéder aux choses une double résurrection : celle du souvenir et celle de l’art et, qu’en conséquence, il était dans l’ordre des choses de leur consacrer sa vie. Et, en effet, ses créations multiples auxquelles il oeuvra quarante-sept années durant avec Henriette, étaient imprégnées de la mémoire immémoriale de la Sérénissime. Celle-ci ne surgissait-elle pas dans les plis moelleux d’un velours, les couleurs limpides et précieuses d’une Delphos, en un style qui fut tout ensemble – comme celui de Proust – voluptueux, délicat, solennel et intime ? L’œuvre de l'enchanteur de Venise a survécu, car l’éphémère survit toujours dans la mémoire et hors du temps. Ainsi rêvons-nous encore à ses robes qui hantent la prose proustienne comme les somptueux miroitements des palais gothiques dans les eaux souveraines des canaux et qui, en s’opposant au temps qui passe, sont à jamais pour nous l’assurance du temps retrouvé.

 

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

 

 

 

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La robe Delphos

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Photo Art in the city.

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Luminaire de Fortuny

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3 juin 2020 3 03 /06 /juin /2020 07:25
Choisir Marcel Proust

C’est en 1973 que je me suis immergée dans l’œuvre de Proust. Peu d’auteurs n’avaient, jusqu’alors, produit sur moi une telle impression. Il m’avait fallu attendre mes trente ans pour m’engager dans une expérience dont je ne doutais pas de l’importance révélatrice, mais qu’il me paraissait préférable de n’aborder qu’après avoir accompli un certain parcours intérieur. Ce que l’on m’avait enseigné de Proust, durant mes études, m’avait permis d’apprécier la finesse de ses analyses, le charme envoûtant de ses phrases qui ne nous lâchent qu’après nous avoir conduits là où nous devons aller, c’est-à-dire au plus profond. A la suite de La Recherche, j’avais lu un certain nombre d’ouvrages consacrés à l’écrivain, entre autres celui de George D. Painter dont le parti pris freudien avait pour conséquence de circonscrire l’auteur du Temps retrouvé dans l’enclos fécond mais fangeux de ses névroses, déviations sexuelles et obsessions, ce qui m’avait particulièrement irritée. La démonstration du dramaturge anglais, pour savante et laborieuse qu’elle fût, ne pouvait me convaincre que le génie de Proust ait pu jaillir de ces seuls désordres psychiques. Il y avait autre chose, ce miracle qu’il avait si bien su évoquer dans Contre Sainte-Beuve, cette rencontre inouïe avec l’inspiration, ce dépassement de soi irrésistible, cette entrée dans la demeure de l’esprit où les légendes se fondent et qui permet au créateur d’affronter sa création et de la rendre possible.

 

L’être humain ne peut se résumer à ses instincts, ses pulsions, ses humeurs sans en être dangereusement réduit : non, l’homme selon Proust est habité de songes, d’impressions qui se conservent intactes et que la mémoire peut réactualiser à tous moments, aussi est-ce notre intuition et notre capacité de ressouvenance qui éclairent notre conscience et nous aident à défier le temps. C’est la raison pour laquelle il m’a paru intéressant, en réaction à cette approche trop psychanalytique, d’aller au-devant de Proust par une autre voie, celle qu’emprunta cet auteur qui n’eut de cesse de percevoir l’envers du réel afin d’atteindre l’essence des choses et où il se laisse plus volontiers aborder. Ce compagnonnage ne s’est pas affadi depuis ; la providence a même voulu que j’habite dans une avenue qui porte son nom, à proximité du manoir que fit construire, dans les années 1890, l’une de ses amies les plus chères, Madame Straus. La pérennité du souvenir est notre éternité et il n’y a rien d’éphémère que nous ne soyons capables de faire revivre, si bien que nous possédons, malgré nos faiblesse et nos insuffisances, le pouvoir de rendre au passé la fraîcheur et la réalité du présent, de le faire réapparaître dans une plénitude plus parfaite et mieux accomplie, comme si les événements et les scènes de jadis revenaient à nous dans l’éclat d’un jour meilleur, comme si les chemins, où nous nous égarions, convergeaient soudain afin de nous convaincre que la vérité ne se dévoile qu’après que nous l’ayons croisée, ainsi que ces fruits exotiques qui ne parviennent à maturité que longtemps après avoir été cueillis.


La Recherche n’est pas une lecture innocente et nombreux sont ceux qui la délaissent dès le premier tome, parce qu’ils ne voient en cette suite de romans qu’une fastidieuse introspection, qu’une maniaque quête de soi. Ils vous diront que Balzac avait conduit une semblable démarche, mais en élargissant le spectre à tous les milieux sociaux, que Saint Simon l’avait également fait mais en y incluant un fantastique témoignage historique. Mais Proust ? Le milieu étroit où il situe La Recherche, ce parisianisme mondain du XIXe et du début du XXe siècle méritaient-ils autant de pages, de patientes descriptions et un inventaire aussi scrupuleux des faiblesses humaines, car ces personnages ne sont-ils  pas désespérément banals ? Mais, c’est parce qu’ils le sont, et que les plus menus soucis les agitent, qu’ils nous semblent si vrais !


Rien ne va plus loin que ce subit ralentissement où Proust plonge son roman comme si, avec sa plume, il agissait à la façon d’un cinéaste qui projette son film à une vitesse inférieure à la normale, fractionnant ainsi chaque geste. Proust a peint ses personnages de cette manière, en décomposant le temps, en freinant l’image, en représentant les scènes  en sur-dimension, au point qu’elles se livrent de l’intérieur, comme si nous étions happés par ce temps tellement décalé qu’il épouse le rythme du nôtre. Proust n’a pas cessé de jouer avec l’illusion en prestidigitateur : tout en usant des outils les plus tangibles, des faits les plus concrets, il a, grâce à la cadence qu’il a adoptée, modifié notre perception. Sa Recherche, bien que privée d’action, est, en définitive, une épopée de l’âme. On y est en transhumance dans des steppes de perplexité et de solitude, on a l’impression que pèse un ciel d’apocalypse, on y devine dans le rire d’une jeune fille une détresse qui confine au désespoir et on s’y sent d’autant plus humain que l’humain parait s’y briser.


Proust nous a pris par la main. Ce n’est plus seulement le montreur de marionnettes, le ventriloque, il est devenu notre ami, notre confident et sa phrase murmurante ne cesse plus d’éveiller au secret du cœur un surprenant écho. Quelle est cette voix venue d’ailleurs avec l’intonation de la nôtre ? On ne peut nier l’influence que Proust exerce sur son lecteur. Peu d’écrivains ont suscité un tel engouement, une telle dévotion. Peu sont lus avec autant de curiosité, peu ont inspiré un aussi grand nombre d’études. Cette Recherche est à l’origine de centaines d’autres, comme si on renvoyait par un jeu de miroir à cet auteur qui s’est intéressé à presque tout ce qui concerne l’homme, son image magnifiée par les effets causés par sa propre réflexion. On rejoint là cette communion des esprits à laquelle il croyait et, qu’en avance sur son temps, il pensait scientifiquement possible. Il devinait que le néant contient toujours quelque chose. Aussi, je suppose que les découvertes de la mécanique quantique l’auraient enthousiasmé et conforté dans cette idée que la pensée a assez de force pour animer la matière et lui donner un sens.

 

Rien d’étonnant qu'un créateur tel que lui, dont l’esprit fut si fécond, produise bien après sa mort un réseau d’ondes pensantes qui nous prouve que l’univers rêvé peut s’établir en une unité plus probante que la réalité perdue. C’est donc que La Recherche est sortie victorieuse des ornières du temps. Elle ne s’y est pas enlisée, à l’exemple d’autres romans, trop encombrés d’un réalisme pesant. Rien ne pèse dans l’univers de Proust. D'autant plus que, ce qui compte pour l’écrivain, est que l’art libère les énergies, transgresse les frontières, éclaire les ténèbres et outrepasse les limites du temps. Si bien que l’artiste, enseveli dans la nuit du tombeau, ne cesse plus de dialoguer avec les générations futures.


Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE


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31 mars 2020 2 31 /03 /mars /2020 08:18
Vue de Delft de Vermeer

Vue de Delft de Vermeer

Chacun sait qu’un écrivain est d’abord un lecteur. Rappelons-nous la phrase de Victor Hugo : «  Etre Chateaubriand ou rien ». Ce défi nous a valu de compter parmi nous l’un de nos poètes le plus remarquable. Ce souci permanent de se maintenir sur les cimes a eu l’avantage de forger sa rigueur et de nourrir son inspiration. Comme son prédécesseur, Hugo s’est employé à user d’un style unique et à se passionner pour son époque au long de laquelle  il n’a jamais craint de s’investir avec toute la force de ses convictions morales et politiques. Ces parcours croisés furent également ceux d'innombrables artistes. Et comment ne pas évoquer les parentés que Marcel Proust, autre grand auteur, s'est plu à cultiver avec les peintres, dont l’emblématique Elstir, parce qu'il  n’a jamais cessé de chercher auprès d’eux des archétypes et des correspondances. D’autant que Proust s’est toujours servi de l’image en virtuose. Il a non seulement rédigé ses textes en musicien soucieux de l’harmonie des mots, mais il a décrit en peintre et appelé ceux-ci à le rejoindre dans cette fabuleuse imagerie qu’est « La Recherche », faisant de son roman une recherche du temps et de soi-même pour chacun de ses lecteurs. Il est vrai que l’art autorise l’intemporel à entrer dans le quotidien et au quotidien de s’introduire dans l’intemporel. C’est la raison qui a incité Proust à évoquer le réel par le biais de l’œuvre d’art afin que ce qu’elle a transfiguré, ou simplement magnifié, vienne se réincarner à nouveau dans le phrasé, cycle accompli  des métamorphoses. Proust, touché par cet universalisme de la pensée, résumait ainsi sa propre métaphysique : "Le monde extérieur existe mais il est inconnaissable ou connaissable partiellement, le monde intérieur est connaissable mais il nous échappe sans cesse parce qu'il change et se transforme. Seul le monde de l'art est absolu."

 

Ainsi, il nous suffit de nous rappeler les nombreux passages de « Du côté de chez Swann », où le nez de Monsieur de Palancy évoque un portrait de Domenico Ghirlandajo «  Le vieillard et le jeune garçon » où, ce qui semblait s’être absenté du réel pour exprimer un réel différent, s’y replonge à nouveau, de manière à ce que cette réalité picturale marche de conserve avec une réalité littéraire. Ce sera le cas des valets de pied comparés à une meute éparse, de l’autoportrait du Tintoret qui rappelle au narrateur le docteur du Boulbon, celui qui soignait sa grand-mère ; du doge Lorédan d’Antoine Rizzo qui fait penser au cocher Rémi de Charles Swann. Enfin et surtout, le mondain et très cultivé Swann, cet homme doté de tous les dons, sauf celui de les réaliser, et qui est probablement le personnage le plus proche de l’auteur, focalise-t-il son amour pour Odette de Crécy, une cocotte de haut vol, avec l’une des filles de Jéthro dans le tableau « Histoires de Moïse » de Botticelli. Proust s’est attaché à retrouver chez les peintres les traits individuels des visages que lui-même s’emploie à traduire en mots. Ces rapprochements sont constants pour la bonne raison que l’écrivain entend proposer plusieurs hypothèses et se munir de plusieurs images pour décrire une situation, un personnage, un état d’âme et leurs profondeurs mystérieuses.

 

«  Debout à côté de lui, laissant couler le long de ses joues ses cheveux qu’elle avait dénoués, fléchissant une jambe dans une attitude légèrement dansante pour pouvoir se pencher sans fatigue vers la gravure qu’elle regardait, en inclinant la tête, de ses grands yeux, si fatigués et maussades quand elle ne s’animait pas, elle frappa Swann par sa ressemblance avec cette figure de Zéphora, la fille de Jéthro, qu’on voit dans une fresque de la chapelle Sixtine. Swann avait toujours eu ce goût particulier d’aimer à retrouver dans la peinture des maîtres non pas seulement les caractères généraux de la réalité qui nous entoure, mais qui semble au contraire le moins susceptible de généralité ; les traits individuels des visages que nous connaissons : ainsi, dans la matière d’un buste du doge Lorédan par Antoine Rizzo, la saillie des pommettes, l’obliqué des sourcils, enfin la ressemblance criante de son cocher Rémi ; sous les couleurs d’un Ghirlandajo, le nez de M. de Palancy ; dans un portrait de Tintoret, l’envahissement du gras de la joue par l’implantation des premiers poils des favoris, la cassure du nez, la pénétration du regard, la congestion des paupières du docteur du Boulbon. »

(…)

 

 

«  Il la regardait ; un fragment de la fresque apparaissait dans son visage et dans son corps, que dès lors il chercha toujours à y retrouver, soit qu’il fût auprès d’Odette, soit qu’il pensa seulement à elle ; et, bien qu’il ne tint sans doute au chef-d’œuvre florentin que parce qu’il le retrouvait en elle, pourtant cette ressemblance lui conférait à elle aussi une beauté, la rendait plus précieuse. ( … ) Et quand il était tenté de regretter que depuis des mois il ne fît plus que voir Odette, il se disait qu’il était raisonnable de donner beaucoup de son temps à un chef-d’œuvre inestimable, coulé pour une fois dans une matière différente et particulièrement savoureuse en un  exemplaire rarissime qu’il contemplait tantôt avec l’humilité, la spiritualité et le désintéressement d’un artiste, tantôt avec l’orgueil, l’égoïsme et la sensualité d’un collectionneur. »

 

                  

Par ailleurs, l’auteur de  « La Recherche » tenait Vermeer pour le plus grand des peintres : " Depuis que j’ai vu à La Haye la vue de Delft, j’ai su que j’avais vu le plus beau tableau du monde" -  écrivait-il à Vaudoyer. Dans "Du côté de chez Swann, je n’ai pu m’empêcher de faire travailler Swann à une étude sur Vermeer", et encore : " Je ne connais rien de Vermeer. Cet artiste de dos, qui ne tient pas à être vu de la postérité et qui ne saura pas ce qu’elle pense de lui, est une idée poignante". Cette prédilection de Proust pour Vermeer s’explique d’autant mieux que le peintre hollandais utilise les mêmes moyens que l’écrivain pour donner aux choses les plus courantes une importance sensible et un pouvoir tel, qu’un petit morceau de mur jaune ou une perle se chargent d’une condensation extrême. De même Proust fait-il jaillir d’une tasse de thé ou de tilleul ou d’un bouquet d’aubépines des mondes abîmés dans l’oubli et remonter des profondeurs des pans de vie intacts. Proust se sentait également proche des impressionnistes qui avaient tenté une expérience similaire à la sienne, comme il l’était d’un Fauré ou d’un Debussy qui, en musique, avaient su atteindre l’originalité native des sons. Selon lui, les artistes élevaient l’homme au-dessus de lui-même et appelaient l’imaginaire et la sensibilité à transfigurer la réalité, en quelque sorte à réinventer le réel, tant il est vrai que l’art libère les énergies, transgresse les frontières et éclaire les ténèbres.

 

Pour donner au passé l'aspect du présent et rendre possible ce miracle, Proust a utilisé une technique qui lui est propre. Mais comme le mot technique lui déplaisait, j'ose utiliser le seul mot qui me semble convenir, celui de magie. "L'heure n'est pas qu'une heure ; c'est un vase empli de parfums, de sons, de projets, de climats." Les sensations du goût et de l'odorat, bien qu'elles paraissent moins fines que celles de la vue et de l'ouïe et, peut-être parce qu'elles sont moins cérébrales, éveillent notre imagination. Elles établissent la liaison entre le corps et l'esprit. Jean Pommier a montré chez Proust la prédominance des images empruntées au goût et aux nourritures. Maurois a noté à son tour que l'écrivain retrouvait derrière les choses des images de plantes, d'animaux et de grands spectacles naturels. Il écrit à ce sujet : " Les jeunes filles en fleurs apparaissent à l'auteur semblables à un bouquet de roses. Le chasseur de l'hôtel de Balbec, quand on le rentre le soir dans le hall vitré, s'identifie à une plante de serre ; les gens qui s'agitent derrière la vitre du restaurant évoquent des poissons dans un aquarium. Il y a aussi la transformation de Charlus en gros bourdon, de Jupien en orchidée, de Monsieur de Palancy en brochet, des Guermantes en oiseaux et des valets de pieds en lévriers. "Proust reprend là certaines métaphores utilisées par les poètes antiques. Enfin et surtout, sous les choses, l'écrivain décèle ce que Jung nomme les archétypes. Au-delà d'Oriane de Guermantes, n'y a-t-il pas Geneviève de Brabant, au-delà des Trois Arbres le souvenir vague des sortilèges anciens, de sorte que leurs branches semblent des bras qui se tendent éperdument en une mystérieuse prière ? 

 

Il est vrai que pour Marcel Proust, la vie est avant tout une recréation de l'intelligence, que la vraie réalité est celle que notre imagination recompose et transcende, l'essentiel - et là il rejoint le Petit Prince - n'est pas visible ou ne l'est que pour l'oeil intérieur. C'est la force de notre esprit qui est en mesure de surmonter nos tares, c'est la puissance de notre pensée qui nous délivre de notre enfermement psychique (rappelons-nous La Prisonnière) et nous permet de passer outre aux contraintes de l'espace et du temps. Proust a eu le mérite de chercher le salut dans la contrainte. Si, dans un premier temps, il s'est immolé dans la douloureuse gestation de l'oeuvre et si, en épuisant ce vécu, il s'est exercé à en vaincre la faiblesse, sa rédemption n'est envisagée que dans une optique humaine. Proust ne demande pas à Dieu de lui prêter sa force, il s'honore de la trouver en soi. Il ne prie pas les saints et les anges de le délivrer du mal, il s'en délivre seul. Mais là où il diffère de Nietzsche et s'approche de Dostoïevski, c'est que, dans son élan, il entraîne le lecteur, son frère humain. Se sauver ? Sans doute, mais ensemble ! Car c'est l'oeuvre qui est immortelle, elle qui est sanctifiante, elle qui se partage. Elle mobilise un réseau d'ondes multiples, tisse des faisceaux d'émotions infinies et irrigue ainsi une certaine forme d'éternité.
 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

 

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Portrait d'un vieillard et d'un jeune garçon de Domenico Ghirlandaio

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Le doge Lorédan de Giovanni Bellini

Le doge Lorédan de Giovanni Bellini

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20 octobre 2019 7 20 /10 /octobre /2019 08:39
Marcel Proust, prix Goncourt, une émeute littéraire de Thierry Laget

Thierry Laget nous conte d’une plume alerte l’émeute littéraire que suscita en 1919 la remise du prix Goncourt à Marcel Proust, considéré à l’époque  comme un écrivain mondain, connu d’un petit cercle de privilégiés, riches de préférence, ce qui va orienter le débat non seulement sur le terrain politique mais sur celui de la lutte des classes. D’autant que l’ouvrage couronné se présente aux lecteurs comme un texte qui n’est ni un roman, ni des mémoires, ni un recueil de maximes, qu’il est construit en dépit du bon sens et sans se référer aux règles littéraires habituelles, n’appartient à aucun genre, « mais participe de tous » souligne néanmoins  Pierre Valmont qui tente de remettre les choses à l’endroit.


En effet, « A l’ombre des jeunes filles en fleurs » est en compétition avec un ouvrage qui a ému les foules parce qu'il est un témoignage sur la guerre de 14, soit  « Les Croix de bois » de Roland Dorgelès, et évoque les souffrances des soldats et les plaies qui n’ont pas encore eu le temps de se cicatriser un an après l’armistice. L’auteur n’a-t-il pas traversé l’épreuve des tranchées et rendu palpable ce vécu dans la boue et le sang !  Thierry Laget  nous décrit avec ironie, sans omettre un seul détail et, ce, grâce aux nombreux documents qu'il a consultés, de la polémique qui a entouré le prix et nous en révèle  les dessous qui conduiront les éditions Gallimard à assigner en justice les éditions Albin Michel pour la raison que celles-ci avaient imprimé en gros caractères sur la bande  entourant le livre de Dorgelès : « Prix Goncourt » et en dessous en caractères minuscules « 4 voix contre 10 ». A l’issue du procès, Albin Michel sera prié de supprimer le bandeau et de payer deux mille francs à la librairie Gallimard en dédommagement du préjudice causé.


Parmi les jurés, Marcel bénéficiait de l’appui inconditionnel de Léon Daudet, frère de Lucien, dont on sait l’affection que l’écrivain éprouvait à son endroit, et qui pouvait  influencer son frère aîné. Et puis, pour quelles raisons, préférer les histoires de jeunes filles en fleurs sur une plage normande aux exploits et aux souffrances de nos soldats sur le front de la Marne, à Verdun ou au chemin des Dames ?  Les attaques de la presse vont aller jusqu’à parler de proustitution ou de goncourtisans et Proust souffrira d’avoir reçu le prix dans de telles conditions. Malgré l’émeute provoquée par sa remise à un auteur que certains considéraient comme un « planqué », les jurés ne céderont pas à l’air du temps et prouveront leur discernement à saluer un livre d’une facture exceptionnelle qui, déjà, laissait présager l’écrivain du siècle.


Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE


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Marcel Proust au temps de l'orchidée à la boutonnière.

Marcel Proust au temps de l'orchidée à la boutonnière.

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6 septembre 2019 5 06 /09 /septembre /2019 08:52
Marcel Proust en 1919
Marcel Proust en 1919

L’année 1919 sera pour Marcel Proust  celle où il atteint enfin la célébrité, reçoit les bonnes feuilles de  « A l'ombre des jeunes filles en fleurs » qu'ils trouvent imprimées trop fin, réédite chez Gallimard « Le côté de chez Swann » et publie « Pastiches et mélanges », si bien que son œuvre commence enfin à rencontrer son public. La guerre est terminée mais la grippe espagnole, qui sévit, ajoute ses victimes à celles des champs de bataille et mettra 18 mois à être enrayée. La délicieuse Mary Finaly, qui a sans doute un peu inspiré la Gilberte de La Recherche, en mourra à l’âge de 45 ans au début de 1919.
 

En cette année 1919, la santé de Proust ne cesse de se détériorer, au point qu’il craint être victime d’une maladie cérébrale et souffre parfois d’un embarras de la parole. Aussi abuse-t-il du véronal, médicament qui n’est pas sans répercussion sur sa mémoire et son état général. Il rédige également pour son ami Jacques-Emile Blanche, qui est l’auteur du portrait de Marcel à l'orchidée blanche (musée d’Orsay), une préface à son ouvrage « De David à Degas » qui lui donne beaucoup de peine, tout d’abord parce qu’il connait mal certains peintres dont Cézanne, Degas et Renoir, et qu’il éprouve de nombreuses divergences avec Blanche en matière d’esthétique.
 

Mais le plus pénible pour lui sera d’apprendre à la mi-janvier que sa tante a vendu l’immeuble du 102, Bd Haussmann à la banque Varin-Bernier et qu’il est dans l’obligation de déménager. Homme d’habitude, éprouvé par son état de santé défectueux, il se voit ainsi condamné à chercher une nouvelle adresse dans l’urgence. Comme il n’a pas de bail, il redoute d’avoir à régler des arriérés de loyer, soit environ 25 000 frs. Enfin que va-t-il faire de ses meubles, ceux de ses parents et de sa famille entreposés dans l’appartement ? Ce traumatisme altère considérablement son moral car, écrit-il : « Un asthmatique ne sait jamais s’il respirera, et peut être à peu près sûr d’étouffer dans un logis nouveau. Or l’état de mon cœur (physique) ne me permet plus de faire les frais des crises, par elles-mêmes sans gravité. Moi qui aimais malgré tout tellement la vie, je comprends que la mort est notre seul espoir. »  Le traumatisme de ce déménagement marquera une date importante car, désormais, il va en permanence se préparer à mourir, envisager avec plus de rigueur ses publications et s’empresser à terminer son œuvre et à la corriger.
 

Le 2 février, alors qu’il est comme à son habitude couché, enveloppé dans ses tricots « brûlés », le prince Bibesco, déjouant la vigilance de Céleste Albaret, parvient à s’introduire dans sa chambre en tenant sa fiancée Elisabeth Asquith dans ses bras afin de la lui présenter. « Je souffrais le martyre d’être vu ainsi par une jeune fille que je ne connaissais pas » - écrira-t-il. Tout cela ne l’empêche pas de sortir, soit au Ritz, soit chez des amis, et d’avoir, lors d’une invitation de Madame Hennessy, l’occasion de préciser : « Je n’ai aucune espèce de régime, je mange de tout, je bois de tout, je crois que je n’aime pas le vin rouge mais j’aime tous les vins blancs du monde, la bière, le cidre. Mon seul régime serait que vous me permettiez d’apporter une bouteille de Contrexeville ou d’Evian dont je boirai un peu dans un autre verre. »
 

Toujours en février, Proust envisage de louer à Nice une villa appartenant à Madame Catusse mais cela ne se fera pas ; pas davantage d’habiter l’hôtel Meurice sur les conseils de Misia Edwards, si bien que les soucis empirent parce qu’il ne trouve pas de logement et ne sait que faire de ses meubles. A bout de force, il finit par accepter d'occuper le meublé que lui propose l’actrice Réjane, au 8 bis rue Laurent-Pichat. Il fait alors transporter dans ce logis provisoire son lit de cuivre, sa table de nuit et surtout ses précieux cahiers. Tristes instants que celui où il quitte le boulevard Haussmann « locataire qu’on tue en le déracinant », ce lieu qui vit mourir son oncle Louis Weil et s’écouler tant d’heures familiales. Rue Laurent-Pichat, il loge au quatrième étage, tandis qu'au second demeure Réjane qui souffre d’une maladie de cœur et est âgée de 62 ans, et au troisième son fils Jacques Porel, sa femme et leur enfant. Mal isolé, l’immeuble se révèle bruyant et : « Les voisins dont me sépare la cloison font l’amour tous les jours avec une frénésie dont je suis jaloux. Quand je pense que pour moi cette sensation est plus faible que celle de boire un verre de bière fraîche, j’envie des gens qui peuvent pousser des cris tels que la première fois j’ai cru à un assassinat mais bien vite le cri de la femme, repris une octave plus bas par l’homme m’a rassuré sur ce qui se passait » - raconte-il dans une lettre à Jacques Porel.
 

En recevant les épreuves de « A l'ombre des jeune filles en fleurs », Marcel Proust est furieux du nombre de fautes et demande à l’éditeur, avec irritation, si les correcteurs servent à quelque chose. A la suite de cette constatation, il écrit à Gaston Gallimard : « Pourvu que tout paraisse de mon vivant ce sera bien et s’il advenait autrement,  j’ai laissé tous mes cahiers numérotés que vous prendriez et je compte alors sur vous pour faire la publication complète. » Le 19 avril, Jacques Rivière, qui ne cache pas son admiration à l’auteur, lui demande d’inaugurer le premier numéro de la NRF et souhaiterait qu’il lui fournisse un texte qui relaterait « le chagrin que cause une séparation et les progrès irréguliers de l’oubli. », ce que Marcel finit par accepter. Le 31 mai, il reçoit enfin les épreuves de « Du côté de Guermantes » qu’il se charge de corriger. Mais il ne limite pas ses publications à la NRF et donne à « Feuillets d’art » un texte sur Venise qu’il avait autrefois proposé au Figaro et qui figure dans « Albertine disparue ». L’accueil de la presse aux « Jeunes filles en fleurs » sera mitigé,  en dehors de l’article de Robert Dreyfus,  les critiques se focalisant  sur son style et son absence de toute technique du roman, ceci justifiant probablement leur manque d’enthousiasme …
 

En juillet, Proust désapprouve l’initiative de certains de nos auteurs d'avoir rédigé un manifeste intitulé « Pour un parti de l’intelligence » publié dans le Figaro. Il s’élève contre ce chauvinisme intellectuel, considérant qu’il n’y a pas d’intelligence spécifiquement française, et s’interroge : « Pourquoi prendre vis-à-vis des autres nations ce ton si tranchant dans les matières comme les lettres, où on ne règne que par la persuasion ? » Il ajoute qu’il ne croit pas que l’intelligence soit au-dessus du cœur et, en conséquence, « la première en nous » et qu’une œuvre doit son originalité beaucoup plus à l’inconscient qu’à l’intelligence.
 

Réjane se réappropriant son appartement de la rue Laurent-Pichat, Marcel est à nouveau en quête d’un logement. Par chance, Céleste en découvre un 44 rue Hamelin, dont la propriétaire de l’immeuble est désireuse de louer chacun d'eux en meublé. Proust finira par obtenir le cinquième étage non meublé mais sans ascenseur. Après quelques travaux, il dispose néanmoins d’un salon, d’un boudoir, de sa chambre avec salle de bains et d’une autre chambre pour Céleste. Quant aux soucis d’argent, ils n’ont cessé de s’intensifier ces dernières années et, désormais, Proust compte sur ses droits d’auteur, d’autant que se profile le prix Goncourt que son ami Léon Daudet souhaite lui faire obtenir, choix qu’il justifie dans L’Action française. Avant la remise du prix, 3000 exemplaires ont déjà été vendus mais Proust a, face à lui dans cette compétition, un ouvrage émouvant consacré à la guerre de 14, « Les croix de bois » de Roland Dorgelès. Au lendemain de cette terrible guerre, le livre touche particulièrement le public, si bien que la presse, dans son ensemble, va s’élever contre le choix des jurés du Goncourt qui lui ont préféré une oeuvre plus déroutante, plus difficile d’accès. Si « A l'ombre des jeunes filles en fleurs » séduit une élite, le livre n’obtient pas le succès de masse qui revient alors à Dorgelès, ce qui incite l’éditeur Albin Michel à inscrire sur la bande annonce : « Prix Goncourt (en gros caractères) quatre voix sur dix (en petits). Condamné par le tribunal de la Seine à payer une somme de 2 000 francs de dommages et intérêts, Albin Michel sera contraint à retirer la bande incriminée. Mais l’incident assombrira la joie de Proust d’avoir obtenu ce prix. Il constate également que son œuvre antérieure est déjà bien oubliée : « A chaque époque de la vie, l’oubli de ce qu’on a été est si profond chez les contemporains, faits il est vrai de jeunes gens qui ne savent pas encore, de vieillards qui ont oublié, qu’on est obligé de faire face si connu qu’on ait été, à l’ignorance du milieu ambiant. » (Voir mon article sur l’ouvrage de Thierry Laget « Proust - Prix Goncourt, une émeute littéraire » cliquer  ICI )
 

Le 31 décembre, Marcel Proust finira l’année chez Cécile Sorel qui reçoit  l’infant d’Espagne, la duchesse de Gramont, José Maria Sert, Bernstein et Croisset, réveillonnant ainsi avec quelques-uns de ses lecteurs.


Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

 

Marcel PROUST EN 1918

Marcel PROUST en 1916

Marcel PROUST en 1914


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Marcel Proust en 1919
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13 août 2019 2 13 /08 /août /2019 06:59
Manoir des Frémonts.

Manoir des Frémonts.

Lorsque Proust séjourne plusieurs étés consécutifs à Trouville dans ses jeunes années, la station est considérée comme ” la reine des plages ” et est devenue en quelque sorte une annexe de la capitale, après qu’un peintre de 19 ans, arrivé de Honfleur à marée basse par le chemin de grève en une journée de l’été 1825, a posé son chevalet et son parasol sur les bords de la Touques et, à cette occasion, lancé sans le savoir Trouville, qui ne va pas tarder à supplanter les autres plages du littoral normand. Il a pour nom Charles Mozin et sera bientôt rejoint chez la mère Ozerais - qui tient l’auberge du « Bras d’or » par Eugène Isabey, Alexandre Decamps et Alexandre Dumas. Trouville s’apprête donc à détrôner Dieppe et Le Tréport où Marcel s’est rendu à plusieurs reprises quand il était enfant avec sa grand-mère maternelle et son frère Robert.

Dieppe avait été lancé par les Anglais, à la tête desquels le prince de Galles, Trouville le sera par des artistes et principalement des peintres. Et Dieu sait qu’ils seront nombreux à apprécier ce village de pêcheurs et sa longue plage de sable où le duo subtil de l’eau et du ciel ne cessera de les fasciner. Tous, les Mozin, Boudin, Courbet, Whistler, Monet, Corot, Bonnard, Degas, Helleu, Dufy, Marquet, Dubourg, plus proche de nous, essaieront de rendre sensible les vibrations de la lumière, les glacis fluides qui les accompagnent et cet aspect «porcelainé» dont parlait Boudin. Mais les peintres ne sont pas les seuls à être subjugués par la beauté des lieux : Flaubert l’avait été, Proust le sera à son tour, envoûté par les paysages mer/campagne, lorsque, séjournant à Trouville, il se promenait dans les sentiers qui longent la mer et y respirait le parfum mêlé de feuillées, de lait et de sel marin. C’est ainsi qu’il décrit l’une de ses promenades dans une lettre à Louisa de Mornand :

« Nous étions sortis d’un petit bois et avions suivi un lacis de chemins assez fréquentés dans la campagne qui domine Trouville et les chemins creux qui séparent les champs peuplés de pommiers, chargés de fruits, bordés de haies qui laissent parfois percevoir la mer.»

 

Nous sommes en octobre 1891, le jeune homme a 20 ans, il a passé son baccalauréat, accompli son service militaire, dont il a devancé l’appel pour en écourter le temps, et débuté des études de droit et de sciences politiques afin de se plier aux exigences de son père qui refuse à son aîné les disciplines littéraires et artistiques. Il a, dans la foulée, commencé à publier des nouvelles et articles dans une revue «Le Mensuel», revue où écrivent également plusieurs de ses condisciples de Sciences-Po sous la férule d’un certain Otto Bouwens, et dont le sommaire se partage entre des chroniques d’art, de mode et quelques textes de fiction. Marcel s’essaiera à tous les genres, y affirmera ses dons de critique et ses dispositions pour  les exercices de plume. Après un séjour à Cabourg en septembre, Proust est invité au manoir des Frémonts en octobre par son camarade de Condorcet Jacques Baignières, neveu d’Arthur Baignières et de son épouse Charlotte qui, par sa mère, appartenait au milieu social des notables normands. Ce manoir a été construit en 1869 par l’architecte Jacques-Claude Baumier pour Arthur Baignières sur un terrain acheté en 1861 par son beau-père Paul Borel, collaborateur de Ferdinand de Lesseps, qui eut le malheur de mourir quelques semaines avant l’inauguration du canal. L’architecte Jacques Baumier a construit également le Grand Hôtel d’Houlgate et établi le premier plan d’urbanisme de cette station balnéaire. Il est, d’après Claude Mignot, le créateur du type de la villa néo-normande et le rénovateur des constructions en bois inspirées par les manoirs normands. Cette demeure admirablement située sur la colline inspirera à Marcel la propriété de La Raspelière où se passent de nombreuses scènes de La Recherche et qu’il décrit ainsi dans « Sodome et Gomorrhe » :

«De la hauteur où nous étions déjà, la mer n’apparaissait plus, ainsi que de Balbec, pareille aux ondulations de montagnes soulevées, mais, au contraire, comme apparaît d’un pic, ou d’une route qui contourne la montagne, un glacier bleuâtre, ou une plaine éblouissante, situés à une moindre altitude. Le déchiquetage des remous y semblait immobilisé et avoir dessiné pour toujours leurs cercles concentriques ; l’émail même de la mer, qui changeait insensiblement de couleur, prenait vers le fond de la baie, où se creusait un estuaire, la blancheur bleue d’un lait, où de petits bacs noirs qui n’avançaient pas semblaient empêtrés comme des mouches. Il ne me semblait pas qu’on pût découvrir de nulle part un tableau plus vaste. L’air à ce point si élevé devenait d’une vivacité et d’une pureté qui m’enivraient. J’aimais les Verdurin ; qu’ils nous eussent envoyé une voiture me semblait d’une bonté attendrissante. Je leur dis que je n’avais jamais rien vu d’aussi beau

Non seulement le jeune Marcel est séduit par l’ampleur des paysages et l’élégance du manoir, mais c’est à l’occasion de ce séjour que le peintre Jacques-Emile Blanche, ami d’Arthur Baignières et de la famille Proust, réalisera de lui un dessin au crayon qui sera suivi, quatre ans plus tard, d’un  portrait à l’huile, le fameux portrait à l’orchidée à la boutonnière qui se trouve au musée d’Orsay, portrait dont Proust était fier car il y apparaît dans la fraîcheur de ses 20 ans, lumineux de jeunesse, le regard caressant, ayant acquis une conscience plus aiguë de sa personne qui dément l’image d’un adolescent gauche, mal ficelé tel qu’en lui-même on le surprend sur nombre de clichés de collège. Il écrira dans « Essais et Articles » :

« Une esquisse au crayon, qui a précédé mon portrait à l’huile, a été faite avant le dîner à Trouville dans les admirables Frémonts qui étaient alors la résidence de M. Arthur Baignières et où montaient du manoir des Roches ou de la Villa persane, la marquise de Galliffet, cousine germaine de la maîtresse de maison, avec la princesse de Sagan, toutes deux dans leur élégance aujourd’hui à peu près indescriptible d’anciennes  belles de l’Empire. »

Dès le premier regard, Marcel Proust tombe sous le charme de cette demeure qui lui ouvre des paysages sublimes, multipliant les points de vue sur la mer et la campagne avec ces horizons lointains, qui se modifient selon les heures du jour et les variations constantes de la lumière, parfois mouillés de pluie, parfois évanescents. Dans « La Recherche », il évoquera cette route de la Corniche dans « Du côté de Guermantes » :

 « Il me semblait qu’on pût découvrir de nulle part un tableau plus vaste. Mais à chaque tournant, une partie nouvelle s’y ajoutait, et quand nous arrivâmes à l’octroi de Douville, l’éperon de falaise qui nous avait caché jusque-là une moitié de la baie rentra, et je vis tout à coup à ma gauche un golfe aussi profond que celui que j’avais eu jusque-là devant moi, mais dont il changeait les proportions et doublait la beauté. »

Ou encore, à propos de la demeure elle-même : «  J’avais toujours entendu célébrer le coup d’œil unique de la Raspelière, située au faîte de la colline et où, dans un grand salon à deux cheminées, tout une rangée de fenêtres regarde au bout des jardins, entre les feuillages, la mer jusqu’au-delà de Balbec et l’autre rangée, la vallée. »

Caillebotte : vue de la colline de Trouville.

Caillebotte : vue de la colline de Trouville.

 

Elève de Gervex et Humbert, Jacques-Emile Blanche, qui participe de l’univers proustien par son amour de la Normandie et celui de l’art, raison pour laquelle je l’évoque ici, avait hésité un moment entre la musique et la peinture. Il est vrai que son père (médecin aliéniste renommé) recevait de nombreux musiciens comme Gounod, Berlioz, Bizet et que le jeune homme fut très tôt un excellent pianiste. Mais le goût de la peinture sera le plus fort et son admiration pour Manet et Whistler une probable incitation à opter pour le pinceau plutôt que pour le clavier. Blanche va très vite se spécialiser dans le portrait : «  Je ne suis qu’un portraitiste qui raconte ce qu’il voit » - dira-t-il. Blanche fixera sur la toile les visages des personnalités les plus emblématiques de son temps : non seulement Proust, mais Montesquiou, Henri de Régnier, Anna de Noailles, André Gide, Jean Cocteau, Maurice Barrès, Henri de Montherlant, Mauriac, Stravinski, Bergson et quelques autres. Sa sensibilité s’exprimera également dans le pastel qu’il utilise avec virtuosité, notamment dans ses portraits de femmes. De même qu’il fera un délicieux portrait du fils de Paul-César Helleu, Jean Helleu enfant, en habit de pierrot, d’une facture particulièrement délicate. Jacques-Emile Blanche sera également un écrivain et un critique d’art avisé. Dans son ouvrage « Propos de peintre – de David à Degas », il rend compte et exalte les œuvres de ses contemporains et prédécesseurs d’une plume alerte et éprouvée. Marcel Proust, qui rédigea la préface, ne partageait pas son point de vue, considérant que l’œuvre est toujours supérieure à son auteur et ne l’explique nullement, si bien qu’il ne craindra pas de le contredire sur ce point précis  :

 

 «  Le défaut de Jacques Blanche critique, comme Sainte-Beuve, c’est de refaire l’inverse du trajet qu’accomplit l’artiste pour se réaliser, c’est d’expliquer le Fantin ou le Manet véritable, celui que l’on ne trouve que dans leur œuvre, à l’aide de l’homme périssable, pareil à ses contemporains, pétri de défauts, auquel une âme originale était enchaînée, et contre lequel elle protestait, dont elle essayait de se séparer, de se délivrer par le travail. »

 

 

Jean Helleu enfant, par Jacques-Emile Blanche

Jean Helleu enfant, par Jacques-Emile Blanche

Tous deux fréquentaient les mêmes salons dont celui de Madame Straus à Paris comme à Trouville. De même que Marcel, le peintre aimait la Normandie, ses jardins, ses chemins creux, ses clochers qui pointent à l’horizon et la gravité lumineuse des paysages. Comme lui aussi, il appréciait cette communion harmonieuse et vivifiante avec la nature. Après avoir séjourné de 1896 à 1901 au château de Tout-la-Ville entre Deauville et Pont-L’Evêque, lui et sa femme Rose louèrent le manoir de Tôt à Offranville, en Seine-Maritime, où ils aimaient à poursuivre à la campagne leurs relations urbaines avec les personnalités les plus en vue du monde littéraire, artistique et politique d’alors. Les frères Goncourt, qui n’avaient pas la plume tendre, s’amusaient à dire que Jacques Emile-Blanche était susceptible et cancanier. Il n’y a qu’à lire « La Recherche du Temps Perdu » pour savoir que les propos aigres-doux étaient en vogue et animaient bien des conversations. Ainsi la Normandie sera-t-elle pour ce peintre mondain un lieu d’ancrage privilégié.

 

Ce le fut également pour la comtesse de Boigne, fille aînée du marquis d’Osmond, née en 1781, élevée à la cour du roi Louis XVI qui l’avait  tenue petite fille sur ses genoux car il aimait cette enfant ravissante devenue l’amie intime de ses propres enfants. La comtesse de Boigne et son compagnon le chancelier Pasquier, élevé à cette dignité par Louis-Philippe en 1837, ont résidé une partie de leur vie à Trouville où leur plaisait l’alliance de la campagne et de la mer et qu’ils ont contribué à lancer. On sait que Proust admirait les mémorialistes, Saint-Simon plus que tout autre, et, sans avoir peut-être lu l’intégralité des Mémoires de la Comtesse, il rédigea un article dans le Figaro où, selon la biographe de Mme de Boigne, Françoise Wagener, il se révèle un piètre historien. Il est certain que Proust a vu en la Marquise de Villeparisis, le personnage de La Recherche inspiré par la comtesse, quelqu’un de beaucoup plus frivole, une sorte de douairière surannée, davantage Belle Epoque qu’Ancien Régime, ce qui ne concorde pas avec le caractère de Madame de Boigne qui était tout sauf frivole. Elle mourut en 1866, cinq ans avant la naissance de Proust.

Adélaïde d'Osmond, comtesse de Boigne.

Adélaïde d'Osmond, comtesse de Boigne.

 

D’ailleurs la famille de Proust avait, elle-aussi, fréquenté la station bien avant 1871. En effet, Adolphe Crémieux, auteur du décret d’octobre 1870 attribuant la citoyenneté française aux indigènes israélites d’Algérie, grand-oncle de Marcel par sa mère, qui fut tour à tour sénateur, député, garde des sceaux et ministre de la justice, avait acquis, en 1863, pour la somme de 106.ooo frs, deux chalets construits par Adolphe Cordier, le promoteur de Trouville, situés en face de l’hôtel des Roches Noires dont l’un des deux existe toujours. Adolphe Crémieux avait  été en 1870 le témoin de mariage du professeur Adrien Proust et de sa nièce  Jeanne Weil. A sa mort, sa fille Mathilde en prit possession et Proust lui rendit visite lors d’un de ses séjours trouvillais, sans doute celui de 1884, mais le souvenir, qu’il en gardait, était peu enthousiaste. Dans une lettre à Geneviève Straus, il écrit ceci : «  Il semble que je respirais très mal dans une ligne de maisons en second plan qui se trouvaient en retrait derrière l’hôtel des Roches Noires, mais tout cela est un peu vague. » 

 

En août 1892, celui-ci était à nouveau aux Frémonts que les Finaly, autres amis de Marcel, avaient loués aux Baignières par son entremise. Si bien que Marcel n’est pas seulement un incomparable guide touristique mais il peut être ainsi, à l’occasion, un agent immobilier puisqu’il sut mettre en relation Arthur Baignières, qui souhaitait vendre les Frémonts, avec Horace de Landau qui l’acheta 152.000 francs pour l’offrir à sa nièce Jenny, la jolie Madame Finaly. Marcel avait connu les Finaly grâce à Horace Finaly qui se trouvait dans la même classe que lui au lycée Cordorcet. Fernand Gregh a évoqué plaisamment cette famille qu’il trouvait shakespearienne. L’ancêtre prestigieux était Horace de Landau qui vivait à Florence et que l’on appelait le Roi LIRE, en raison de sa fabuleuse bibliothèque. Hugo Finaly, le père d’Horace, incarnait lui aussi cette haute finance que Marcel a beaucoup fréquentée à travers d’autres relations comme les Fould ou les Rothschild, et dont il s’est servi pour camper ses personnages, Rufus Israël ou Nissim Bernard. Horace, l’ami de collège de Marcel, régnera à son tour sur les finances françaises en étant le directeur de la banque de Paris et des Pays-Bas de 1919 à 1937 et quittera notre pays pour les Etats-Unis en 1940 afin d’échapper aux mesures raciales. Il mourra à New-York en 1945. Ses héritiers légueront la villa de Florence à la chancellerie de l’Université de Paris à laquelle elle appartient toujours. Le propriétaire actuel des Frémonts, Monsieur Lebas, est le descendant de l’une des quatre filles d’Hugo Finaly, Edith Hélène née en 1888. Quant à la délicieuse Mary Finaly, dont on pense qu’elle a un peu inspiré le personnage de Gilberte, soeur d'Edith, elle est l’arrière grand-tante de notre hôte.

Les chalets Crémieux à l'époque.

Les chalets Crémieux à l'époque.

Jenny Finaly vers 1880, femme de Hugo Finaly, née Eugenia  Ellenberger, nièce d'Horace de Landau. (collection privée)

Jenny Finaly vers 1880, femme de Hugo Finaly, née Eugenia Ellenberger, nièce d'Horace de Landau. (collection privée)

Marie-Irène Finaly aux Frémonts en 1898  (collection privée). Décédée en 1918 à l'âge de 45 ans de la grippe espagnole.

Marie-Irène Finaly aux Frémonts en 1898 (collection privée). Décédée en 1918 à l'âge de 45 ans de la grippe espagnole.

A son retour de Trouville, en 1892, Marcel rédigera un texte tout empli de ces visions successives qu’il fera paraître dans « Les plaisirs et les jours »  quatre ans plus tard :

 

« La mer fascinera toujours ceux chez qui le dégoût de la vie et l'attrait du mystère ont devancé les premiers chagrins, comme un pressentiment de l'insuffisance de la réalité à les satisfaire. Ceux-là qui ont besoin de repos, avant d'avoir éprouvé encore aucune fatigue, la mer les consolera, les exaltera vaguement. Elle ne porte pas comme la terre les traces des travaux des hommes et de la vie humaine. Rien n'y demeure, rien n'y passe qu'en fuyant, et des barques qui la traversent, combien le sillage est vite évanoui ! De là cette grande pureté de la mer que n'ont pas les choses terrestres. Et cette eau vierge est bien plus délicate que la terre endurcie qu'il faut une pioche pour entamer. Le pas d'un enfant sur l'eau y creuse un sillon profond avec un bruit clair, et les nuances unies de l'eau en sont un moment brisées; puis tout vestige s'efface, et la mer est redevenue calme comme aux premiers jours du monde. Celui qui est las des chemins de la terre ou qui devine, avant de les avoir tentés, combien ils sont âpres et vulgaires, sera séduit par les pâles routes de la mer, plus dangereuses et plus douces, incertaines et désertes. Tout y est plus mystérieux, jusqu'à ces grandes ombres qui flottent parfois paisiblement sur les champs nus de la mer, sans maisons et sans ombrages, et qu'y étendent les nuages, ces hameaux célestes, ces vagues ramures.

 

La mer a le charme des choses qui ne se taisent pas la nuit, qui sont pour notre vie inquiète une permission de dormir, une promesse que tout ne va pas s'anéantir, comme la veilleuse des petits enfants qui se sentent moins seuls quand elle brille. Elle n'est pas séparée du ciel comme la terre, est toujours en harmonie avec ses couleurs, s'émeut de ses nuances les plus délicates. Elle rayonne sous le soleil et chaque soir semble mourir avec lui. Et quand il a disparu, elle continue à le regretter, à conserver un peu de son lumineux souvenir, en face de la terre uniformément sombre. C'est le moment de ses reflets mélancoliques et si doux qu'on sent son coeur se fondre en les regardant. Quand la nuit est presque venue et que le ciel est sombre sur la terre noircie, elle luit encore faiblement, on ne sait par quel mystère, par quelle brillante relique du jour enfouie sous les flots. Elle rafraîchit notre imagination parce qu'elle ne fait pas penser à la vie des hommes, mais elle réjouit notre âme, parce qu'elle est, comme elle, aspiration infinie et impuissante, élan sans cesse brisé de chutes, plainte éternelle et douce. Elle nous enchante ainsi comme la musique, qui ne porte pas comme le langage la trace des choses, qui ne nous dit rien des hommes, mais qui imite les mouvements de notre âme. Notre coeur en s'élançant avec leurs vagues, en retombant avec elles, oublie ainsi ses propres défaillances, et se console dans une harmonie intime entre sa tristesse et celle de la mer, qui confond sa destinée et celle des choses. »

 

A lire ces lignes, on comprend pourquoi les peintres ont été nombreux à s’inspirer de la beauté de ces paysages et des lumières si changeantes sur la mer depuis que Charles Mozin et Eugène Boudin y avaient posé leur chevalet. Entre Trouville et Charles-Louis Mozin, ce fut même une véritable histoire d’amour, un coup de cœur qui a su se prolonger. Bien que né à Paris dans une famille de musiciens comme Blanche, le jeune homme découvrira très tôt sa vocation de peintre au contact de la Normandie. Sa première cliente n’est pas une inconnue puisqu’il s’agit de la duchesse de Berry, la mère du comte de Chambord. Elle assure à Mozin la célébrité dans la capitale française. Louis-Philippe reconnaît également ses talents de peintre de marines en lui commandant une série de batailles navales destinées au château de Versailles. Mozin participera donc activement au développement de Trouville grâce à ses œuvres exposées dans les Salons parisiens, puis en entrant au conseil municipal en 1843. Ses toiles se plairont d’ailleurs à évoquer, en un émouvant réalisme, la beauté sauvage de la côte normande et sa campagne. Les falaises des Roches noires sont l’un des endroits emblématiques de la région entre Trouville et Villerville où Mozin attardait volontiers ses pinceaux et qui étaient prisées des notables. Ils édifièrent, le long de cette plage, d'élégantes demeures et Mozin, lui-même, fera bâtir la tour Malakoff, toujours présente à Trouville de nos jours et dont l’une des dernières propriétaires fut la comédienne Elina Labourdette, épouse de Louis Pauwels, celui qui a créé dans les années 1960 le Figaro-Magazine. Mozin mourra à Trouville en 1862 mais sera enterré à Paris au cimetière Montmartre.
 

La tour Malakoff peinte par Boudin

La tour Malakoff peinte par Boudin

Au manoir de la Cour-Brûlée d’abord, ensuite dans celui des Mûriers, qu’elle fera construire, Madame Straus, veuve du compositeur Bizet, apprécie elle aussi la beauté des lieux où elle se transporte et prolonge, à la saison estivale, son salon parisien. Après Flaubert, qui était tombé amoureux à Trouville de la belle Madame Schlésinger qui lui inspirera le personnage central de « L’éducation sentimentale », après Alexandre Dumas qui appréciait à Trouville sa belle chambre à l’hôtel du Bras d’or et les repas copieux qu’on lui servait pour un prix dérisoire, apparaît, comme le familier du salon de Geneviève Straus, Marcel Proust. En 1883 et 1884, il revient à Trouville mais avec sa mère et tous deux s’installent à l’hôtel des Roches-Noires  qui offre le luxe et le confort le plus récent : 300 chambre dont la plupart avec salles de bains, service de transport depuis la gare et cabines sur la plage à traction animale pour prendre des bains, même à marée basse. Le train à voie étroite ramenait chaque été son lot de villégiaturistes. Les passagers descendaient enveloppés dans des pelisses, les femmes dissimulées sous des voilettes qui les protégeaient des escarbilles. Les calèches attendaient devant la gare, inaugurée en 1863, trois ans après le pont de la Touques qui, dorénavant, relie Trouville à Deauville sa cadette. La vie était agréable, les siestes rêveuses derrière les jalousies, les  promenades bucoliques dans les sentes qui longent la mer, paysages que Marcel ne se lassera pas de décrire sous les lumières qui varient à chaque heure ou s’immobilisent la nuit sous les découpes ajourées de la lune. On peut associer Proust aux peintres à qui il emprunte les couleurs qui rendent grâce des paysages et colorent ses propres mots, fardent les couchers de soleil sur le large et les maisons moitié normandes, moitié anglaises où «l’abondance des épis de faîtage multiplie les points de vue et  en complique la silhouette.» - précisait-il.

 

Tout concoure à faire de ces étés successifs des moments rares dont l’écrivain se souviendra avec émotion et qui lui inspireront quelques-unes de ses plus belles descriptions de la nature : les fleurs en quantité, les points de vue qui foisonnaient autour de «Douville», l’église toute en clochetons, épineuse et rouge, fleurissante comme un rosier, enfin ces veillées où apparaissaient dans le ciel ombré, pareille à une légère et mince pelure, une lune étroite «qu’un invisible couteau avait taillé comme le frais quartier d’un fruit ». Pour nous en persuader, relisons ce qu’il écrira, des années plus tard à son amie Louisa de Mornand, lorsqu’il apprendra qu’elle se rend à Trouville :

 

« Ma petite Louisa,

J’apprends que vous avez l’intention de passer l’été près de Trouville. Comme je suis fou de ce pays, le plus beau que je connaisse, je me permets de vous donner quelques indications. Trouville est fort laid, Deauville affreux, le pays entre Trouville et Villers médiocre. Mais entre Trouville et Honfleur, sur la hauteur est le plus admirable pays qu’on puisse voir dans la campagne la plus belle, avec des vues de mer idéales. Et là il y a des habitations connues seulement des artistes et devant qui j’ai entendu des millionnaires s’écrier : «Quel malheur que j’aie un château au lieu d’habiter ici !» Et des chemins perdus admirables pour le cheval, de vrais nids de poésie et bonheur. Ce qu’il y a de plus beau, mais est-ce à louer ? - est « les Allées Marguerite », propriété affolante avec des kilomètres de rhododendrons sur la mer. Elle appartenait à un Monsieur d’Andigné et Guitry qui en était fou (pas de Monsieur d’Andigné, de la propriété) l’a louée plusieurs années. La loue-t-il encore ? Est-elle encore à louer ? Je ne puis vous le dire mais je pourrais vous le savoir et vous-même, si vous connaissiez Sacha Guitry, le pourriez. Peut-être serait-ce trop immense pour vous. Mais je crois qu’on a cela pour un morceau de pain. Près d’Honfleur, il y a aussi d’idéales maisons. Voulez-vous que je m’informe ? ”

 

Et quelques mois plus tard :
 

« Je suis content de vous savoir à Trouville puisque cela me donne la joie d’imaginer une des personnes qui me plaisent le plus dans un des pays que j’aime le mieux. Cela concentre en une seule deux belles images. Je ne sais pas au juste où est votre villa Saint-Jean. Je suppose qu’elle est sur la hauteur entre Trouville et Hennequeville, mais je ne sais si elle regarde la mer ou la vallée. Si elle regarde la mer, elle doit l’apercevoir entre les feuillages, ce qui est si doux et le soir vous devez avoir des vues du Havre admirables. On a dans ces chemins un parfum mêlé de feuillées, de lait et de sel marin qui me parait plus délicieux que les mélanges les plus raffinés..

Si vous donnez sur la vallée, je vous envie des clairs de lune qui opalisent le fond de la vallée à faire croire que c’est un lac. Je me souviens d’une nuit où je suis revenu d’Honfleur par ces chemins d’en haut. A chaque pas nous butions dans des flaques de lune et l’humidité de la vallée semblait un immense étang. Je vous conseille une promenade à pied très jolie qui s’appelle « les Creuniers». De là vous aurez une vue admirable, et une paix, un infini dans lequel on a la sensation de se dissoudre entièrement. De là tous vos soucis, tous vos chagrins vous apparaissent aussi petits que les petits bonshommes ridicules qu’on aperçoit sur le sable. On est vraiment en plein ciel. En voiture, je vous conseille une promenade plus belle : les allées Marguerite. Mais une fois arrivé il faut ouvrir la petite barrière de bois, faire entrer la voiture ( si le propriétaire actuel n’habite pas ) et vous promener pendant des heures dans cette forêt enchantée avec les rhododendrons devant vous et la mer à vos pieds ».
 

Le manoir de la Cour-Brûlée construit en 1864, appartenant à Madame Lydie Aubernon de Neville et loué plusieurs années à Madame  Straus.

Le manoir de la Cour-Brûlée construit en 1864, appartenant à Madame Lydie Aubernon de Neville et loué plusieurs années à Madame Straus.

Marcel Proust au manoir de la Cour-Brûlée en compagnie de Madame Straus.

Marcel Proust au manoir de la Cour-Brûlée en compagnie de Madame Straus.

Le manoir des Mûriers, propriété des Straus où ils s'installent en 1893.

Le manoir des Mûriers, propriété des Straus où ils s'installent en 1893.

Et au sujet de la jolie église de Criquebœuf, s’adressant toujours à Louisia de Mornand, il poursuit :

« Dites-lui de tendres choses de ma part, et aussi à un vieux poirier, cassé mais infatigable comme une vieille servante, qui maintient de toute la force de ses bras tordus par l’âge mais encore verts, une petite maison du village avoisinant, à l’unique fenêtre de laquelle sourient souvent de jolies figures de petites filles, qui ne sont peut-être plus ni petites, ni jolies, ni même filles, car il y a longtemps de cela ».

Eglise de Criqueboeuf.

Eglise de Criqueboeuf.

C’est ainsi qu’habité par ses souvenirs, il a transposé dans son œuvre, les images emmagasinées lors de ces séjours trouvillais au point que dans  « Sodome et Gomorrhe » les trois points de vue dont il parle à propos de La Raspelière – propriété que les Verdurin louent à Madame de Cambremer dans son ouvrage – ressemblent à s’y méprendre à ceux des Frémonts :

«Disons du reste, que le jardin de la Raspelière était en quelque sorte un abrégé de toutes les promenades qu’on pouvait faire à bien des kilomètres alentour. D’abord à cause de sa position dominante, regardant d’un côté la vallée, de l’autre la mer, et puis parce que, de même d’un seul côté, celui de la mer par exemple, des percées avaient été faites au milieu des arbres de telle façon que d’ici on embrassait tel horizon, de là tel autre. Il y avait à chacun de ces points de vue un banc ; on venait s’asseoir tour à tour sur celui d’où on découvrait Balbec, ou Parville, ou Douville. Même dans une seule direction, on avait placé un banc plus ou moins à pic sur la falaise, plus ou moins en retrait. De ces derniers, on avait un premier plan de verdure et un horizon qui semblait déjà le plus vaste possible, mais qui s’agrandissait infiniment si, continuant par un petit sentier, on allait jusqu’à un banc suivant d’où l’on embrassait tout le cirque de la mer. Là on percevait exactement le bruit des vagues, qui ne parvenait pas au contraire dans les parties les plus enfoncées du jardin, là où le flot se laissait voir encore, mais non plus entendre.”  (Sodome et Gomorrhe)

 

Tandis que les jeunes gens refont le monde, que les femmes se promènent sur les planches, la princesse de Sagan – toujours escortée d’un petit page noir comme l’ébène, vêtu de rouge, qui tient son réticule et son ombrelle – en compagnie des marquises de Montebello et de Gallifet, que les hommes sont allés jouer et fumer au Casino auquel vient d’être ajouté une salle de spectacle, la sœur d’Horace, la jeune Mary Finaly, aux beaux yeux verts, joue les coquettes et les mystérieuses auprès de ses soupirants qui se disputent l’honneur de l’emmener se promener dans le parc au clair de lune ou d’aller goûter, avec le reste de la bande, dans une ferme-restaurant des environs. Ce sont les fermes dites des Ecorres, de la Croix d’Heuland, de Marie-Antoinette ou « Les Aulnettes » au-dessus d’Houlgate. On y boit du cidre en mangeant du pain brié, ce pain qu’introduisirent au XIVe siècle des moines espagnols échoués sur la côte du Calvados.

« Mais quelquefois au lieu d’aller dans une ferme, nous montions jusqu’au haut de la falaise, et une fois arrivés et assis sur l’herbe, nous défaisions notre paquet de sandwichs et de gâteaux. Etendu sur la falaise, je ne voyais devant moi que des prés et, au-dessus d’eux, non pas les sept ciels de la physique chrétienne, mais la superposition de deux seulement, un plus foncé – la mer – et en haut un plus pâle».

 

Et il ajoute :
 

« Nous partions ; quelque temps après avoir contourné la station de chemin de fer, nous entrions dans une route campagnarde qui me devint bientôt aussi familière que celles de Combray, depuis le coude où elle s’amorçait entre des clos charmants jusqu’au tournant où nous la quittions et qui avait de chaque côté des terres labourées. Au milieu d’elles, on voyait çà et là un pommier, privé il est vrai de ses fleurs et ne portant plus qu’un bouquet de pistils, mais qui suffisait à m’enchanter parce que je reconnaissais ces feuilles inimitables dont la large étendue, comme le tapis d’estrade d’une fête nuptiale maintenant terminée, avait été récemment foulée par la traîne de satin blanc de fleurs rougissantes».

 

Ce qui ne l’empêche nullement de décrire dans «Sodome et Gomorrhe» les pommiers en fleurs, qu’il n’a probablement jamais vus, ne résidant pas en Normandie ou dans une autre campagne au mois de mai et cela, d’autant plus, qu’il souffrait cruellement de l’asthme des foins et restait plus volontiers chez lui à cette époque de l’année :
 

« Mais, dès que je fus arrivé à la route, ce fut un éblouissement. Là où je n’avais vu, avec ma grand-mère, au mois d’août, que les feuilles et comme l’emplacement des pommiers, à perte de vue ils étaient en pleine floraison, d’un luxe inouï, les pieds dans la boue et en toilette de bal, ne prenant pas de précautions pour ne pas gâter le plus merveilleux satin rose qu’on eût jamais vu et que faisait briller le soleil ; l’horizon lointain de la mer fournissait aux pommiers comme un arrière-plan d’estampe japonaise ; si je levais la tête pour regarder le ciel entre les fleurs, qui faisaient paraître son bleu rasséréné, presque violent, elles semblaient s’écarter pour montrer la profondeur de ce paradis. Sous cet azur, une brise légère mais froide qui faisait trembler légèrement les bouquets rougissants. Des mésanges bleues venaient se poser sur les branches et sautaient entre les fleurs, indulgentes, comme si c’eût été un amateur d’exotisme et de couleurs qui avait artificiellement créé cette beauté vivante. Mais elle touchait jusqu’aux larmes parce que, si loin qu’elle allait dans ses effets d’art raffiné, on sentait qu’elle était naturelle, que ces pommiers étaient là en pleine campagne, comme des paysans sur une grande route de France».

 

Pour les vertus thérapeutiques que l’on reconnaissait désormais aux bains de mer, pour son casino et son champ de courses, une autre relation de Marcel se plaisait à Deauville et prenait le temps d’installer son chevalet à bord de l’un de ses yachts, afin de saisir sur le vif  l’atmosphère pétillante et légère de la vie estivale qui faisait de chacune de ces fêtes des moments enchanteurs. C’était le peintre Paul Helleu, amoureux de la mer et des femmes. Et l’hippodrome en question n’était autre que celui de Deauville inauguré le 14 août 1864, dont le duc de Morny, frère adultérin de Napoléon III, avait souhaité parer la station balnéaire de Deauville, sœur siamoise de Trouville, qu’il avait fait naître en 1860 des sables et de l’eau et que seul un pont sépare toujours de son aînée. Le duc, propriétaire d’une écurie à Viroflay, membre du Jockey-club, initiateur du champ de courses de Longchamp, y voyait le moyen d’attirer les amateurs vers la cité normande en prolongeant la saison des courses dans un lieu qui offrait, par ailleurs, tant d’autres divertissements.

Vue prise du manoir des Frémonts vers  les années 1920.

Vue prise du manoir des Frémonts vers les années 1920.

Dès la première édition, les courses de plat de Deauville s’affirmaient comme un événement mondain qu’il ne fallait manquer sous aucun prétexte et si Helleu avait choisi d’amarrer ses voiliers successifs dans le port de plaisance  de Deauville – celui de Trouville étant consacré à la pêche et au commerce – c’est parce que la région était en passe de devenir le XXIe arrondissement de Paris et que le peintre retrouvait là, chaque été, non seulement le yachting et les courses, mais les femmes de cette élégante société aristocratique qui composaient l’essentiel de sa clientèle. Les bateaux servaient alors de résidences secondaires avec parfois vingt-cinq à trente hommes d’équipage à leur bord et permettaient à leurs propriétaires de recevoir de façon plus conviviale et moins protocolaire mais avec tout autant de magnificence.

En 1880, Henri Greffulhe, marié à la belle Elisabeth de Caraman-Chimay – dont Proust admirait tant la beauté et l’élégance qu’elle lui inspirera un peu de sa princesse de Guermantes – avait fait bâtir sur le front de mer de Deauville la villa «La Garenne» aujourd’hui disparue, où son épouse poursuivait, à la saison estivale, les activités de son salon parisien, tandis que Mme Aubernon de Nerville, puis Mme Straus, qui avaient préféré le cadre mer/campagne des hauteurs de Trouville, régnaient sur l’autre rive de la Touques. On sait que, pour sa part, Paul Helleu a participé à créer le personnage du peintre Elstir qui compose, avec le musicien Vinteuil et l’écrivain Bergotte, le trio artistique de La Recherche. Il semble donc, que durant ces étés trouvillais, se soient mis en place, dans l’inconscient de leur auteur, quelques-uns des personnages qui animeront, bien des années plus tard, son roman :

« De sorte que si, avant ces visites chez Elstir, avant d’avoir vu une marine de lui où une jeune femme, en robe de barège ou de linon, dans un yacht arborant le drapeau américain, mit le double spirituel d’une robe de linon blanc et d’un drapeau dans mon imagination qui aussitôt couva un désir insatiable de voir sur-le-champ des robes de linon blanc et des drapeaux près de la mer, comme si cela n’était jamais arrivé jusque-là, je m’étais toujours efforcé, devant la mer, d’expulser du champ de ma vision, aussi bien que les baigneurs du premier plan, les yachts aux voiles trop blanches comme un costume de plage, tout ce qui m’empêchait de me persuader que je contemplais le flot immémorial qui déroulait déjà sa même vie mystérieuse avant l’apparition de l’espèce humaine, et jusqu’aux jours radieux qui me semblaient revêtir de l’aspect banal de l’universel été cette côte de brume et de tempêtes, y marquer un simple temps d’arrêt, l’équivalence de ce qu’on appelle en musique une mesure pour rien» – lit-on dans «A l’ombre des jeunes filles en fleurs».
 

Ce que lui apprend le peintre où, plutôt, ce que nous apprend Proust par la voix d’Elstir, est que l’art met en lumière certaines lois et que chaque artiste est tenu de recommencer sans fin, et pour son compte, un effort individuel, afin de séparer le vrai réel du faux vrai. Et à Trouville, durant ces étés apparemment insouciants, il a pris la mesure des choses, voyant surgir, comme une flottille, les églises de Criqueboeuf ou de Hennequeville. C’est très probablement là que s’est révélé à lui l’idée que la tâche d’un écrivain est de redire – comme l’avait fait Homère – ce qu’il a vu et ce qu’il a senti, car ces choses contemplées, et fatalement quittées, prennent ensuite, dans notre mémoire, une importance extraordinaire puisqu’elles nous apprennent que le temps peut renaître à tout moment, mais hors du temps. Ainsi le jeune homme imprime-t-il en lui des paysages qui fixent à jamais son goût et vers lesquels il reviendra comme cela se fait pour une œuvre picturale ou musicale. Ces paysages élus sont en quelque sorte des références sensibles et, grâce à eux et à l’évocation que l’on souhaite en faire, le goût et le style se façonnent et s’affinent. Ainsi les images recueillies en Normandie sont-elles, comme dans les toiles d’Elstir, celles de la campagne au-dessus de la mer et, plus précisément, au-dessus de Trouville. C’est du moins ce qu’il résume en quelques lignes dans un article intitulé «Les choses normandes» publié dans le N° 12 de la revue «Le Mensuel» :
 

«  Ainsi cette campagne, la plus riche de France qui, avec son abondance intarissable de fermes, de vaches, de crème, de pommiers à cidre, de gazon épais, n’invite qu’à manger et à dormir, se pare, la nuit venue, de quelque mystère et rivalise de mélancolie avec la grande plaine de la mer».

 

Paul Helleu, dont Elstir est en partie la réincarnation littéraire, disait aimer peindre les femmes sur leur yacht et, également, les marines.

«  Je compris que des régates, que des meetings sportifs où les femmes bien habillées baignent dans la glauque lumière d’un hippodrome marin, pouvaient être pour un artiste moderne, un motif aussi intéressant que les fêtes qu’ils aimaient tant à décrire pour un Véronèse ou un Carpaccio . » - écrit-il dans « Sodome et Gomorrhe ».

 

Mais d’autres peintres ont contribué à inspirer le personnage d’Elstir, sans doute Degas que Proust rencontrera chez Mme Straus à Trouville, Vuillard qu’il croisa sur la côte entre Deauville et Cabourg et dont il emprunte certains traits de langage, enfin Monet qui a peint une célèbre toile de l’hôtel des Roches Noires et qui lui avait été présenté par Madeleine Lemaire lors d’un séjour qu’il fît chez elle à Dieppe avec Reynaldo Hahn.  Quant à Paul Helleu, il avait avec Adrien Proust, le père de Marcel, un point commun : celui d’avoir quitté sa province  natale– la Bretagne – pour monter à Paris et réussir à s’y imposer par son seul talent, tandis qu’il partageait avec Marcel deux qualités appréciables : la générosité et la modestie. Il offrira l’une de ses toiles à Marcel et fera une pointe sèche très émouvante de l’écrivain sur son lit de mort qu’il se refusera à diffuser. Paul Helleu avait quinze ans lorsqu’il découvrit le mouvement impressionniste. Ces pionniers étaient alors ses aînés et, à leur suite, il apprit à utiliser au mieux la couleur et la lumière. Parlant d’Elstir et, par voie de conséquence d'Helleu,  Proust souligne son sens de la métaphore. C’est que Turner n’avait pas laissé indifférent cet artiste passionnément anglophile. Il se rendait souvent à Cowes, dans l’île de Wight, à bord de l’un de ses cinq voiliers qui furent successivement amarrés dans le port de Deauville. Il était également le peintre des femmes, et tout particulièrement de la sienne - qui était une véritable beauté, poétesse à ses heures sous le nom de Alice Louis-Guérin -  femmes auxquelles il prêtait un caractère inaccessible, préservant leur mystère et sachant rendre palpable leur grâce et leur distinction. La plupart d’entre elles appartenaient à la société du noble faubourg, ce qui eut l’avantage de lui assurer très vite une incontestable notoriété. Curieuse coïncidence, la petite fille d’Arthur Baignières, Françoise, épousera le fils de Paul Helleu, Jean, peintre de marine en 1924. Ils auront trois enfants, dont un fils Jacques, directeur artistique des parfums et de l’horlogerie Chanel -  les journaux, en relatant sa disparition en 2007, ont souligné « qu’une certaine idée de l’élégance disparaissait avec lui » - et une fille Jacqueline, que j’ai eu la chance de connaître parce qu’elle avait un appartement au Parc Cordier et venait souvent rêver devant le manoir. Les admirables Frémonts sont ainsi liés aux Baignières, aux Finaly, aux Helleu et, bien entendu, par l’écriture, à Marcel Proust.

 

«  C’est qu’avec mes amies nous étions quelquefois allés voir Elstir, et le jour où les jeunes filles étaient là, ce qu’il avait montré de préférence c’était quelques croquis d’après de jolies yachtswomen ou bien une esquisse prise sur un hippodrome voisin de Balbec. »

 

Alice Louis-Guérin peinte par son mari Paul Helleu.

Alice Louis-Guérin peinte par son mari Paul Helleu.

 

L’hôtel des Roches-Noires, dans lequel Marcel séjourne avec sa mère durant les étés 1893 et 1894, était à l’époque une sorte de palace international qui recevait de riches clients anglais et américains, dont certains débarquaient directement du Havre grâce à la longue digue-promenade qui avançait de 600 m dans la mer et sera détruite lors de la guerre de 39/45. Ce palace, situé sur la plage, cherchait à concurrencer les débuts prometteurs de Deauville et de son hôtel de charme «Le Normandy» et n’avait pas lésiné sur le confort  des installations. Madame Proust et son fils occuperont l’appartement 110 du 1er étage. C’est d’ailleurs lors de cet été 1893 que Madame Straus quitte le manoir de la Cour-Brûlée, qu’elle louait à Madame Aubernon, pour prendre possession de son manoir des Mûriers, construit par l’architecte Le Ramet et son parc de cinq hectares où le jardinier Claude Tantou, engagé sur les recommandations de la princesse de Sagan, va créer une roseraie et un jardin de fleurs à couper pour décorer les salons et les chambres, chacune d’elles ayant sa couleur, la bleu, la rose, la mauve, tout en sauvegardant un verger à pommiers qui saupoudre d’une neige immaculée les allées et les gazons au mois de mai. Ces vacances passées auprès de ses amis Straus et Finaly laisseront au jeune Marcel un souvenir inoubliable. On s’attardait volontiers à bavarder sous les tonnelles où couraient les ampélopsis et le chèvrefeuille, tandis que Madame Straus, bien campée sur son trône en rotin, bavardait avec Edgar Degas et Anna de Noailles, Guy de Maupassant et Abel Hermant, Léon Delafosse et Charles Haas. Cette femme occupe dans la vie de Marcel Proust une place très importante. Il en est amoureux à la façon dont il est amoureux des femmes. Fille du compositeur Fromentin Halévy, veuve de Georges Bizet, mère de Jacques qui dirigera la compagnie des taxis Unic à Cabourg, elle a épousé en secondes noces l’avocat Emile Straus, homme riche et influant. Personnage de roman, follement narcissique et passablement neurasthénique, Geneviève tient un salon très prisé, où se rendent les Rothschild, la comtesse de Chevigné, Lucien Guitry et Réjane, la comtesse Potocka, la duchesse de Richelieu, Degas, Jules Lemaître, Paul Bourget, autant de gens à particules que d’artistes, et qu’elle animait de son intelligence acérée et de ses mots d’esprit que son mari, très fier d’elle, prenait plaisir à propager à la ronde et dont on retrouvera bon nombre d’entre eux dans la bouche de Mme Verdurin ou de la duchesse de Guermantes. Proust la vénère et aura avec elle une correspondance suivie jusqu’à sa mort. En elle- dit-il – il retrouve tout ce qu’il peut aimer chez une femme : l’esprit, l’élégance, le charme, l’affection et l’allure maternelle et ce qu’il faut dans l’attitude et le comportement de subtile mélancolie.

 

Durant l’été 1894, Proust s’ennuie et écrit des lettres enflammées à Reynaldo Hahn. Il a fait récemment sa connaissance chez Madeleine Lemaire dans son petit hôtel du 35, rue Monceau, et il le supplie de venir le rejoindre aux Roches-Noires dès que sa mère sera partie, appelée par ses devoirs de maîtresse de maison à Paris, de même qu’il rédige un texte  «La mort de Baldassare Silvande», dont il avoue être assez fier. «Je suis à une grande chose que je crois assez bien» - lui écrit-il. Le paysage, dans lequel se déroule l’histoire, est celui qu’il aime par-dessus tout, la mer mauve surprise à travers les pommiers, et les sujets, qu’il développe, ceux déjà récurrents du baiser maternel, de la ressouvenance que cause le son lointain des cloches du village et le sentiment de culpabilité éprouvé par le héros, qui n’a pas été en mesure de satisfaire les aspirations de ses parents, parce qu’il a préféré les plaisirs interdits et ceux de la vie mondaine aux exigences d’une vocation littéraire. Pour toutes ces raisons, Baldassare sera puni de mort.

 

En attendant de publier la nouvelle qui ouvrira « Les plaisirs et les jours», Proust réitère ses appels au secours auprès de Reynaldo : « Comme maman partira bientôt, vous pourrez venir après son départ pour me consoler». Hahn ne répondra pas à cette invitation pour des raisons qui nous sont inconnues. Si bien que Marcel n’aura plus qu’une hâte : regagner Paris à son tour. Durant l’hiver, la relation entre les deux hommes va s’intensifier au point que l’été 1895 les verra réunis en Bretagne à écouter le chant de la mer et du vent. En 1906, ses parents étant morts l’un et l’autre, sa santé n’ayant cessé de se détériorer, Marcel cherche un lieu de villégiature pour se reposer loin des astreintes de la capitale. Son choix s’avère difficile malgré les bons offices et conseils de ses amis, dont sa chère Geneviève Straus qui continue à apprécier les agréments de son Clos des Mûriers dès que l’été fait son apparition. Proust envisage d’abord Trouville, qu’il aime tant, mais s’inquiète de savoir si le chalet d’Harcourt  ou la tour Malakoff sont à louer ; il a même pensé acquérir un petit bateau pour longer le littoral normand, puis breton, mais renonce les uns après les autres à ces projets, épuisé par les soucis de son déménagement boulevard Haussmann. Plutôt que Trouville ou le bateau, ce sera l’hôtel des Réservoirs à Versailles.

 

Certes Proust a aimé Trouville et on ne peut en douter lorsqu’on s’aperçoit qu’il n’y a pas moins de 147 mentions de la cité balnéaire dans la correspondance de Proust réunie par Philip Kolb et pas moins de 14 noms de lieux attachés à cette ville comme le chalet d’Harcourt, la Chaumière, la Villa persane construite en 1859 par Monsieur de Gastine et acheté en 1876 par la princesse de Sagan qui aurait inspiré à l’écrivain la princesse de Luxembourg, les chalets Crémieux, l’église Bon-Secours ou la Villa Saint-Jean, sans oublier le manoir des Roches à l’allure faussement médiévale où séjournait la marquise de Gallifet et qui fut démoli en 1974 après avoir appartenu à Fernand Moureaux, maire et bienfaiteur de la ville. Dans son souci de revenir à Trouville, Marcel écrit ceci à Geneviève Straus :

 

« Au point de vue de Trouville il serait possible que je me décide à louer avec des amis très bons pour moi près de Cabourg pour le mois d’août. C’est très incertain mais néanmoins dès que je saurai le nom de la propriété possible je me permettrai de vous l’écrire pour que vous puissiez demander à un agent de location de Trouville s’il sait ce que c’est, si c’est bien, sain, etc. Mais si je renonce à ce projet je pourrais peut-être venir à Trouville même seul alors, avec ma cuisinière. Savez-vous si le chalet d’Harcourt (le petit chalet des Creuniers) est à louer, si il n’est pas dangereux d’habiter dans un endroit si isolé, si c’est assez solide pour qu’on ne sente pas le vent et les courants d’air dans les chambres. Il faudrait aussi qu’on ne le louât pas plus de 1 000 francs pour août, car déjà cela m’obligerait à automobile etc. et tout cela constituerait une folie que je serai ravi de faire pour Trouville mais qui ne doit pas dépasser certaines limites. J’avais aussi pensé à louer un petit bateau pour moi seul. » Et il ajoute dans la lettre suivante :

 

«  Le modern style est le type de ce qu’il me faut pour bien respirer. Je n’ai  besoin que de ma chambre de maître, deux chambres de domestiques, une salle à manger, une cuisine. Le chalet d’Harcourt tel que je me le rappelle si on ne court le risque ni d’être assassiné, ni d’être emporté par le vent, ni que le vent circule en liberté dans les chambres me plaît beaucoup sur plan, s’il n’y a pas de risques d’éboulement. En général tout ce que je trouve joli, normand, enfoui sous le chèvrefeuille, n’est pas fameux pour moi. »

 

Ces projets ne se réaliseront pas et ce n’est qu’en 1907 que l’écrivain renoue avec sa chère Normandie et jette son dévolu sur Cabourg et le Grand-Hôtel qui vient d’être rénové et que l’on décrit comme un palais des mille et une nuits, disposant d’aménagements particulièrement raffinés, et à la pointe du confort le plus moderne avec ascenseur. D’ailleurs la station ne commence-t-elle pas à concurrencer le prestige de Trouville ? On sait qu’il viendra à Cabourg chacun des étés suivants jusqu’en 1914 et qu’il écrira une partie de « La Recherche » dans l’une des chambres qu’il a occupée successivement à l’étage supérieur pour ne pas être gêné par les voisins du dessus. Trouville, il ne s’y rendra plus qu’occasionnellement, en taxi, pour visiter Robert de Billy ou Geneviève Straus. Mais très vite leurs rendez-vous s’effectueront à mi-parcours et Trouville sera à jamais circonscrit dans sa mémoire, avant d’être transposé dans son œuvre. N’écrivait-il pas en 1917 à Geneviève Straus :
 

« En dictant votre adresse, le nom de votre demeure m’émeut presque autant que le vôtre. Aucune campagne n’est perméable, poreuse, n’a un charme féminin comme la campagne normande. Et toutes les routes, où nous nous sommes promenés ensemble, en voiture et à pied sont des annexes de vous, aussi chères à mon souvenir, aussi incorporées à mon cœur. Mais plus que tout naturellement les maisons que vous avez là-bas habitées, le manoir de la Cour-Brûlée, dont le nom, d’un romantisme Aubernon, fut inscrit par vous sur les cartes roses des Trois Quartiers, mais surtout celle qui fut créée par vous, par Mr Straus, que me ferment ma santé, les distances, et dont je voudrais bien pourtant une fois avant de mourir retrouver, fût-ce pour une heure, le sésame. Celui-ci (il s’agit de l’exemplaire dédicacé de « Sésame et les lys » de Ruskin traduit par Proust) plus heureux verra la pelouse inclinée, s’imprégnera du parfum des roses  d’automne, et sera reçu par vos mains si belles ».

Pour Marcel Proust, en effet, rien ne disparaissait, rien ne s’effaçait, tout se recomposait. C’est cette faculté de reconstitution, de réappropriation qui a produit le miracle de « A la recherche du temps perdu ».

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE


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L'hôtel des Roches-Noires peint par Monet.

L'hôtel des Roches-Noires peint par Monet.

Il fut construit en 1866 par l’architecte Alphonse Nicolas Crépinet et inauguré le 15 juillet 1866, très vite considéré comme l’un des palaces les plus modernes et confortables du second Empire et rénové et 1924 par l’architecte Robert Mallet-Stevens qui re-décore entièrement le hall d’entrée. Réquisitionné durant la Seconde guerre mondiale par les forces armées françaises comme hôpital, puis occupé par l’armée allemande, il est néanmoins remis en activité hôtelière en 1959 mais sans grand succès, puis vendu sous forme d’appartements privés tel qu’il est, hélas ! - aujourd’hui encore. Marguerite Duras, amoureuse de Trouville, acquiert en 1963 l’appartement N° 105 où elle résidera chaque été jusqu’à sa mort en 1996. Le prix Marguerite Duras est remis chaque mois d’octobre depuis 2001 dans le hall de l’hôtel.

 

La villa persane bâtie en 1859 pour Monsieur de Gastine et vendue au prince Hélie de Talleyrand-Périgord, prince de Sagan.

La villa persane bâtie en 1859 pour Monsieur de Gastine et vendue au prince Hélie de Talleyrand-Périgord, prince de Sagan.

Villa Montebello.

Villa Montebello.

Construite en 1863 par Célinski pour la comtesse de Montebello, épouse du fils du Maréchal Lannes, comte de Montebello. Délaissée à la mort de celle-ci en 1877, elle n’est habitée qu’occasionnellement pendant 20 ans. A la Belle Epoque, la villa retrouve son activité en même temps que la station balnéaire grâce à la comtesse de le Roydeville,  épouse du fils d’un premier mariage de la défunte comtesse de Montebello. Mais la guerre de 1914 met fin à ses séjours et, désormais, mariée à un allemand, la comtesse est privée de son bien et la villa placée sous séquestre en 1915 et vendue aux enchères en 1921. En 1930, elle sera finalement acquise par la municipalité et accueillera en 1940 les réfugiés du nord de la France, sera occupée ensuite par l’armée allemande, enfin transformée en groupe scolaire à la Libération avant de devenir le musée de la ville en 1972 et inscrite au titre des monuments historiques en 1987.

 

 

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16 mai 2019 4 16 /05 /mai /2019 09:50
Proust et Versailles

Comment Proust n’aurait-il pas aimé Versailles ? A eux seuls le château et le parc proposent à nos regards un monde de connaissances et nous offrent un héritage culturel incomparable. Proust a beaucoup lu sur Versailles, soit d’anciens écrivains, à commencer par Saint-Simon et Madame de Sévigné, soit des contemporains comme Henri de Régnier. De Saint-Simon, Proust s’est tout particulièrement rappelé l’extrême ritualisation imposée par le protocole qu’il évoque lui-même au sujet de l’existence de sa tante Léonie et de la servante Françoise,  dont « la mécanique domestique » n’était pas sans évoquer celle du Grand roi. Luc Fraisse, qui a dirigé la publication de l’ouvrage sur « Proust et Versailles », et à laquelle a participé un certain nombre d’écrivains, grands spécialistes de Proust, dont le professeur Jean-Yves Tadié, précise dans son introduction que Marcel Proust fut toujours particulièrement sensible à la littérature du XVIIe siècle et si totalement apolitique qu’il sût apprécier la grandeur et les beautés de l’Ancienne France. Il est vrai aussi qu’une partie de sa famille et de ses amis y résidaient : les Weil, les Nathan, Reynaldo Hahn et sa sœur Maria qui y demeura à partir de 1910, Robert de Montesquiou qui y donna des fêtes et s’inspira de Versailles dans ses poèmes « Les perles rouges », Henri de Régnier, les Daudet, les Madrazo, Jacques de Lacretelle en étaient également les familiers. Une folie pour Versailles régnait à l’époque chez les gens du Boulevard Saint-Germain qui avaient ainsi transporté la vie fastueuse de Versailles à Paris.

 

Marcel, après la mort de sa mère en 1905 et avant d’emménager Bd Haussmann dans l’appartement de son oncle Weil, s’installe à l’hôtel des Réservoirs, ancienne demeure de madame de Pompadour, qui est un palace réputé et ouvre directement sur le parc, dans l’attente de son emménagement. « C’est un appartement genre historique, de ces endroits où le guide vous dit que c’est là que Charles IX est mort, où on jette un regard furtif en se dépêchant d’en sortir. » - écrira-t-il. Il  y séjournera néanmoins plusieurs mois, de juin à fin décembre 1906. Comme il en a terminé avec les traductions de Ruskin, il lit beaucoup et se promène dans le parc où l’univers de Louis XIV surgit à tout instant, celui d’une époque classique que l’on étudiait particulièrement, car le Moyen-Age proposait une langue que l’on jugeait  trop obscure et que le XVIIIe siècle était encore empreint de revendications révolutionnaires. Ainsi, Marcel Proust se livre-t-il volontiers à un dialogue intérieur entre histoire et littérature. Le monde décapité par la Révolution incite à la nostalgie et la dernière décennie du XIXe et la première du XXe siècle sont friandes de ce mélange entre culture et impressions vécues. C’est un vague à l’âme évident, une sorte de grand effeuillage des choses, nous dit Proust. Versailles évoque en continu un monde disparu et englouti depuis la mort de Louis XVI. Paul-César Helleu a peint une toile de l’automne à Versailles toute empreinte de la mélancolie d’une saison qui jette ses derniers feux. Versailles est la matrice des épisodes relatifs à la mémoire. Séjour dans l’obscurité de la chambre où Proust rédige ses carnets et note ses impressions. Les pavés du palais des Guermantes lui ont peut-être été inspirés par ceux de l’hôtel des Réservoirs ou mieux encore par la cour d’honneur  du château lui-même. Ainsi le veut l’univers d’une conscience isolée de tous.
 

La résurrection du domaine doit beaucoup à Pierre de Nolhac, le conservateur de l’époque, qui se consacre à rendre au château sa vocation première de demeure royale. Il s’attachera à libérer les espaces historiques et à restituer ceux qui avaient été malmenés au temps de Louis-Philippe. Aussi, rien de surprenant à ce que l’importance accordée par le conservateur au décor du grand siècle, trouve chez Proust, Montesquiou et les Cercles d’esthètes qu’ils fréquentaient, un accueil favorable. D’autant plus que Proust ouvrira lui aussi de nouvelles perspectives et les réserves, qui les alimenteront, ne seront autres que ses Cahiers. Il est le Pierre de Nolhac de son propre monument, son œuvre littéraire. Mais davantage encore que le château, le parc exerce sur l’écriture une fascination évidente. Les allusions y sont nombreuses dans sa correspondance comme dans son oeuvre et révèlent à quel point les promenades en ces lieux, comme hors du temps, favorisent les aspirations de l’écrivain et nourrissent son imagination et sa sensibilité. Le sentiment monarchique existait chez lui, souligne Stéphane  Chaudier, car  « dans le monde proustien, l’esprit ou l’imagination des hommes ne peut pas travailler sans se doter d’un point de perfection que circonscrit précisément la notion de royauté. (…) Mais pour Rousseau comme pour Proust, c’est le cœur qui juge. Que le cœur défaille et tout l’édifice vacille. »
 

Alors Versailles est-il le paradis ? – interroge Jean-Yves Tadié dans le dernier chapitre de l’ouvrage. Probablement non, puisqu’il est dans l’œuvre proustienne le royaume d’Albertine et celui de l’homosexualité historique. Ainsi le passé royal est-il confronté - précise-t-il - à la modernité symbolisée par le passage d’un aéroplane aperçu lors d’une promenade avec la jeune femme et nous savons combien l’avion est lié à la personne du principal modèle de l’héroïne, Agostinelli, mort en avion. « Si je viens avec vous à Versailles comme nous en avons convenu, je vous montrerai le portrait de l’honnête homme par excellence, du meilleur des maris, Choderlos de Laclos, qui a écrit le plus effroyablement pervers des livres, et juste en face de celui de Mme de Genlis qui écrivit des contes moraux et ne se contenta pas de tromper la duchesse d’Orléans mais la supplicia en détournant d’elle ses enfants » - écrit-il dans « La Prisonnière ». Aussi, insiste le professeur Tadié, «dans ce dernier trait d’érudition, né du double visage de Versailles, Proust a mis toute sa conception des relations entre la biographie et l’art » - ce qui nous rappelle combien la symbolique de Versailles est  présente dans l’ensemble de son œuvre.


Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE


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Proust et Versailles
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20 février 2019 3 20 /02 /février /2019 10:11
La mort des Cathédrales - Texte de Marcel PROUST


Article du Figaro du mardi 16 août 1904

 

La Mort des Cathédrales

 

Une conséquence du projet Briand sur la Séparation des Eglises et de l'Etat

 

Supposez pour un instant que le catholicisme soit éteint depuis des siècles, que les traditions de son culte soient perdues. Seules, monuments devenus inintelligibles, mais restés admirables, d’une croyance oubliée, subsistent les cathédrales, muettes et désaffectées. Supposez ensuite qu’un jour, des savants, à l’aide de documents, arrivent à reconstituer les cérémonies qu’on y célébrait autrefois, pour lesquelles elles avaient été construites, qui étaient proprement leur signification et leur vie, et sans lesquelles elles n’étaient plus qu’une lettre morte ; et supposez qu’alors des artistes, séduits par le rêve de rendre momentanément la vie à ces grands vaisseaux qui s’étaient tus, veuillent en refaire pour une heure le théâtre du drame mystérieux qui s’y déroulait, au milieu des chants et des parfums, entreprennent, en un mot, pour la messe et les cathédrales, ce que les félibres ont réalisé pour le théâtre d’Orange et les tragédies antiques.

Est-il un gouvernement un peu soucieux du passé artistique de la France qui ne subventionnât largement une tentative aussi magnifique ? Pensez-vous que ce qu’il a fait pour des ruines romaines, il ne le ferait pas pour des monuments français, pour ces cathédrales qui sont probablement la plus haute mais indiscutablement la plus originale expression du génie de la France ? Car à notre littérature on peut préférer la littérature d’autres peuples, à notre musique leur musique, à notre peinture et à notre sculpture les leurs ; mais c’est en France que l’architecture gothique a créé ses premiers et ses plus parfaits chefs-d’œuvre. Les autres pays n’ont fait qu’imiter notre architecture religieuse, et sans l’égaler.

Ainsi donc (je reprends mon hypothèse), voici des savants qui ont su retrouver la signification perdue des cathédrales ; les sculptures et les vitraux reprennent leurs sens, une odeur mystérieuse flotte de nouveau dans le temple, un drame sacré s’y joue, la cathédrale se remet à chanter. Le gouvernement subventionne avec raison, avec plus de raison que les représentations du théâtre d’Orange, de l’Opéra-Comique et de l’Opéra, cette résurrection des cérémonies catholiques, d’un intérêt historique, social, plastique, musical dont rien que la beauté est au-dessus de ce qu’aucun artiste a jamais rêvé, et dont seul Wagner s’est approché, en l’imitant, dans Parsifal.

Des caravanes de snobs vont à la ville sainte (que ce soit Amiens, Chartres, Bourges, Laon, Reims, Rouen, Paris, la ville que vous voudrez, nous avons tant de sublimes cathédrales !), et une fois par an ils ressentent l’émotion qu’ils allaient autrefois chercher à Bayreuth et à Orange : goûter l’œuvre d’art dans le cadre même qui a été construit pour elle. Malheureusement, là comme à Orange, ils ne peuvent être que des curieux, des dilettanti ; quoi qu’ils fassent, en eux n’habite pas l’âme d’autrefois. Les artistes qui sont venus exécuter les chants, les artistes qui jouent le rôle des prêtres, peuvent être instruits, s’être pénétrés de l’esprit des textes ; le ministre de l’instruction publique ne leur ménagera ni les décorations ni les compliments. Mais, malgré tout, on ne peut s’empêcher de se dire : « Hélas ! combien ces fêtes devaient être plus belles au temps où c’étaient des prêtres qui célébraient les offices non pour donner aux lettrés une idée de ces cérémonies, mais parce qu’ils avaient en leur vertu la même foi que les artistes qui sculptèrent le jugement dernier au tympan du porche, ou peignirent la vie des saints aux vitraux de l’abside. Combien l’œuvre tout entière devait parler plus haut, plus juste, quand tout un peuple répondait à la voix du prêtre, se courbait à genoux quand tintait la sonnette de l’élévation, non pas comme dans ces représentations rétrospectives, en froids figurants stylés, mais parce qu’eux aussi, comme le prêtre, comme le sculpteur, croyaient. Mais, hélas ! ces choses sont aussi loin de nous que le pieux enthousiasme du peuple grec aux représentations du théâtre et nos « reconstitutions » ne peuvent en donner une idée ».

 

 

Voilà ce qu’on dirait si la religion catholique n’existait plus et si des savants étaient parvenus à retrouver ses rites, si des artistes avaient essayé de les ressusciter pour nous. Mais précisément elle existe encore et n’a pour ainsi dire pas changé depuis le grand siècle où les cathédrales furent construites. Nous n’avons pas besoin pour nous imaginer ce qu’était vivante et dans le plein exercice de ses fonctions sublimes, une cathédrale du treizième siècle, d’en faire comme du théâtre d’Orange, le cadre de reconstitutions, de rétrospectives exactes peut-être, mais glacées. Nous n’avons qu’à entrer à n’importe quelle heure du jour où se célèbre un office. La mimique, la psalmodie et le chant ne sont pas confiés ici à des artistes sans « conviction ». ce sont les ministres mêmes du culte qui officient, non dans une pensée d’esthétique, mais par foi, et d’autant plus esthétiquement. Les figurants ne pourraient être souhaités plus vivants et plus sincères, puisque c’est le peuple qui prend la peine de figurer pour nous, sans s’en douter. On peut dire que grâce à la persistance dans l’Eglise catholique des mêmes rites et, d’autre part, de la croyance catholique dans le cœur des Français, les cathédrales ne sont pas seulement les plus beaux monuments de notre art, mais les seuls qui vivent encore leur vie intégrale, qui soient restés en rapport avec le but pour lequel ils furent construits.

Or, la rupture du gouvernement français avec Rome semble rendre prochaine la mise en discussion et probable l’adoption d’un projet de M. Briand (NOTE : Je dis projet Briand pour simplifier, les dispositions qui effraient étant communes aux différents projets. Mais naturellement le projet Briand est beaucoup moins mauvais que les autres, étant l’œuvre d’un esprit sectaire, sans doute, mais, par certains côtés, tout à fait supérieur. M. Briand, s’il ne la connaît pas, devrait bien lire une conférence de M. Charles Gide sur la séparation, conférence que le Bulletin de l’action pour l’union moralea publiée. M. Gide n’envisage le problème qu’au point de vue économique. Mais ces quelques pages sont ce qui a été écrit de plus profond sur ce sujet) aux termes duquel, au bout de cinq ans, les églises pourront être, et seront souvent désaffectées ; le gouvernement non seulement ne subventionnera plus la célébration des cérémonies rituelles dans les églises, mais pourra les transformer en tout ce qui lui plaira : musée, salle de conférence ou casino. O vous, monsieur André Hallays, qui allez répétant que la vie se retire des œuvres d’art, dès qu’elles ne servent plus aux fins qui présidèrent à leur création, qu’un meuble qui devient un bibelot et un palais qui devient un musée se glacent, ne peuvent plus parler à notre cœur, et finissent par mourir, - j’espère que vous allez cesser pour un moment de dénoncer les restaurations plus ou moins maladroites qui menacent chaque jour les villes de France que vous avez prises sous votre garde, et que vous allez vous lever, donner de la voix, harceler, s’il le faut, M. Chaumié, mettre en cause, au besoin, M. de Monzie, rallier M. John Labusquière, réunir la Commission des monuments historiques. Votre zèle ingénieux fut souvent efficace, vous n’allez pas laisser mourir d’un seul coup toutes les églises de France.

Il n’y a pas aujourd’hui de socialiste ayant du goût qui ne déplore les mutilations que la Révolution a infligées à nos cathédrales, tant de statues, tant de vitraux brisés. Eh bien, il vaut mieux dévaster une église que de la désaffecter. Tant qu’on y célèbre la messe, si mutilée qu’elle soit, elle garde au moins un peu de vie. Du jour où elle est désaffectée elle est morte, et même si elle est protégée comme monument historique d’affectations scandaleuses, ce n’est plus qu’un musée. On peut dire aux églises ce que Jésus disait à ses disciples : « Excepté si l’on continue à manger la chair du fils de l’homme et à boire son sang, il n’y a plus de vie en vous » (Saint-Jean, VI, 55), ces paroles un peu mystérieuses mais si profondes du Sauveur devenant, dans cette acception nouvelle, un axiome d’esthétique et d’architecture. Quand le sacrifice de la chair et du sang du Christ, le sacrifice de la messe, ne sera plus célébré dans les églises, il n’y aura plus de vie en elles. La liturgie catholique ne fait qu’un avec l’architecture et la sculpture de nos cathédrales, car les unes comme l’autre dérivent d’un même symbolisme. On sait qu’il n’y a guère dans les cathédrales de sculpture, si secondaire qu’elle paraisse, qui n’ait sa valeur symbolique. Si, au porche occidental de la cathédrale d’Amiens, la statue du Christ s’élève sur un socle orné de roses, de lis et de vigne, c’est que le Christ a dit : « Je suis la rose de Saron. Je suis le lis de la vallée. Je suis la vigne véritable ».

Si sous ses pieds sont sculptés l’aspic et le basilic, le lion et le dragon, c’est à cause du verset du psaume : Inculcabis super aspidem et leonem. A sa gauche, est représenté, dans un petit bas-relief, un homme qui laisse tomber son épée à la vue d’un animal, tandis qu’à côté de lui un oiseau continue de chanter. C’est que « le poltron n’a pas le courage d’une grive » et que ce bas-relief a pour mission de symboliser, en effet, la lâcheté, comme opposée au courage, parce qu’il est placé sous la statue qui est toujours (du moins dans les premiers temps) à la gauche de la statue du Christ, la statue de saint Pierre, l’apôtre du courage.

Et ainsi des milliers de figures qui décorent la cathédrale.

Or les cérémonies du culte participent au même symbolisme. Dans un livre admirable auquel je voudrais avoir un jour l’occasion de rendre un entier hommage, M. Emile Male analyse ainsi, d’après le Rational des divins offices, de Guillaume Durand, la première partie de la fête du samedi saint.

« Dès le matin, on commence par éteindre dans l’église toutes les lampes, pour marquer que l’ancienne Loi, qui éclairait le monde, est désormais abrogée.

Puis le célébrant bénit le feu nouveau, figure de la Loi nouvelle. Il la fait jaillir du silex, pour rappeler que Jésus-Christ est, comme le dit saint Paul, la pierre angulaire du monde. Alors, l’évêque et le diacre se dirigent vers le chœur et s’arrêtent devant le cierge pascal.

Ce cierge, nous apprend Guillaume Durand, est un triple symbole. Eteint, il symbolise à la fois la colonne obscure qui guidait les Hébreux pendant le jour, l’ancienne Loi et le corps de Jésus-Christ. Allumé, il signifie la colonne de lumière qu’Israël voyait pendant la nuit, la Loi nouvelle et le corps glorieux de Jésus-Christ ressuscité. Le diacre fait allusion à ce triple symbolisme en récitant, devant le cierge, la formule de l’Exultet.

Mais il insiste surtout sur la ressemblance du cierge et du corps de Jésus-Christ. Il rappelle que la cire immaculée a été produite par l’abeille, à la fois chaste et féconde comme la Vierge qui a mis au monde le Sauveur. Pour rendre sensible aux yeux la similitude de la cire et du corps divin, il enfonce dans le cierge cinq grains d’encens qui rappellent à la fois les cinq plaies de Jésus-Christ et les parfums achetés par les Saintes Femmes pour l’embaumer. Enfin, il allume le cierge avec le feu nouveau, et, dans toute l’église, on rallume les lampes, pour représenter la diffusion de la nouvelle Loi dans le monde.

Mais ceci, dira-t-on, n’est qu’une fête exceptionnelle. Voici l’interprétation d’une cérémonie quotidienne, la messe, qui, vous allez le voir, n’est pas moins symbolique.

« Le chant grave et triste de l’Introït ouvre la cérémonie ; il affirme l’attente des patriarches et des prophètes. Le chœur des clercs est le chœur même des saints de l’ancienne Loi, qui soupirent après la venue du Messie, qu’ils ne doivent point voir. L’évêque entre alors et il apparaît comme la vivante image de Jésus-Christ. Son arrivée symbolise l’avènement du Sauveur attendu par les nations. Dans les grandes fêtes, on porte devant lui sept flambeaux pour rappeler que, suivant la parole du prophète, les sept dons du Saint-Esprit se reposent sur la tête du fils de Dieu. Il s’avance sous un dais triomphal dont les quatre porteurs peuvent se comparer aux quatre évangélistes. Deux acolytes marchent à sa droite et à sa gauche et figurent Moïse et Hélie, qui se montrèrent sur le Thabor aux côtés de Jésus-Christ. Ils nous enseignent que Jésus avait pour lui l’autorité de la Loi et l’autorité des prophètes.

L’évêque s’assied sur son trône et reste silencieux. Il ne semble prendre aucune part à la première partie de la cérémonie. Son attitude contient un enseignement : il nous rappelle par son silence que les premières années de la vie de Jésus-Christ s’écoulèrent dans l’obscurité et dans le recueillement. Le sous-diacre, cependant, s’est dirigé vers le pupitre, et, tourné vers la droite, il lit l’épître à haute voix. Nous entrevoyons ici le premier acte du drame de la Rédemption

La lecture de l’épître, c’est la prédication de saint Jean-Baptiste dans le désert. Il parle avant que le Sauveur ait commencé à faire entendre sa voix, mais il ne parle qu’aux juifs. Aussi le sous-diacre, image du Précurseur, se tourne-t-il vers le nord, qui est le côté de l’Ancienne Loi. Quand la lecture est terminée, il s’incline devant l’évêque, comme le précurseur s’humilia devant Jésus-Christ.

Le chant du Graduel qui suit la lecture de l’épître se rapporte encore à la mission de saint Jean-Baptiste ; il symbolise les exhortations à la pénitence qu’il adresse aux juifs, à la veille des temps nouveaux.

Enfin, le célébrant lit l’évangile. Moment solennel, car c’est ici que commence la vie active du Messie ; sa parole se fait entendre pour la première fois dans le monde. La lecture de l’évangile est la figure même de sa prédication.

Le Credo suit l’évangile comme la foi suit l’annonce de la vérité. Les douze articles du Credo se rapportent à la vocation des douze apôtres.

« Le costume même que le prêtre porte à l’autel », ajoute M. Mâle, les objets qui servent au culte sont autant de symboles. « La chasuble, qui se met par-dessus les autres vêtements, c’est la charité qui est supérieure à tous les préceptes de la loi et qui est elle-même la loi suprême. L’étole, que le prêtre se passe au cou, est le joug léger du Seigneur ; et comme il est écrit que tout chrétien doit chérir ce joug, le prêtre baise l’étole en la mettant et en l’enlevant. La mitre à deux pointes de l’évêque symbolise la science qu’il doit avoir de l’un et de l’autre Testament ; deux rubans y sont attachés pour rappeler que l’Ecriture doit être interprétée suivant la lettre et suivant l’esprit. La cloche est la voix des prédicateurs. La charpente à laquelle elle est suspendue est la figure de la croix. La corde, faite de trois fils tordus, signifie la triple intelligence de l’Ecriture, qui doit être interprétée dans le triple sens historique, allégorique et moral. Quand on prend la corde dans sa main pour ébranler la cloche, on exprime symboliquement cette vérité fondamentale que la connaissance des Ecritures doit aboutir à l’action. »

Ainsi, tout jusqu’au moindre geste du prêtre, jusqu’à l’étole qu’il revêt, est d’accord pour le symboliser avec le sentiment profond qui anime la cathédrale tout entière et qui, comme l’a très bien dit M. Male, ets le génie même du moyen-âge.

Jamais spectacle comparable, miroir aussi géant de la science, de l’âme et de l’histoire ne fut offert aux regards et à l’intelligence de l’homme. Le même symbolisme embrasse jusqu’à la musique qui se fait entendre alors dans l’immense vaisseau et de qui les sept tons grégoriens figurent les sept vertus théologales et les sept âges du monde. On peut dire qu’une représentation de Wagner à Bayreuth est peu de chose auprès de la célébration de la grand’messe dans la cathédrale de Chartres.

 

Sans doute ceux-là seuls qui ont étudié l’art religieux du moyen âge sont capables d’analyser complètement la beauté d’un tel spectacle. Et cela suffirait pour que l’Etat eût l’obligation de veiller à sa perpétuité. C’est ainsi que l’Etat subventionne les cours du Collège de France, qui ne s’adressent cependant qu’à un petit nombre de personnes et qui, à côté de cette résurrection intégrale qu’est une grand’messe dans une cathédrale paraissent de froides dissections. Et à côté de l’exécution de pareilles symphonies, les représentations de nos théâtres également subventionnés correspondent à des besoins littéraires bien mesquins. Mais empressons-nous d’ajouter que ceux-là qui peuvent lire à livre ouvert dans la symbolique du moyen âge ne sont pas les seuls pour qui la cathédrale vivante, c’est-à-dire la cathédrale sculptée, peinte, chantante, soit le plus grand des spectacles. C’est ainsi qu’on peut sentir la musique sans connaître l’harmonie. Je sais bien que Ruskin montrait quelles raisons spirituelles, expliquant la disposition des chapelles dans l’abside des cathédrales, a dit : « Jamais vous ne pourrez vous enchanter des formes de l’architecture si vous n’êtes pas en sympathie avec les pensées d’où elles sortirent. » Il n’en est pas moins vrai que nous connaissons tous le fait d’un ignorant, d’un simple rêveur, entrant dans une cathédrale, sans essayer de comprendre, se laissant aller à ses émotions, et éprouvant une impression plus confuse sans doute, mais peut-être aussi forte. Comme témoignage littéraire de cet état d’esprit, fort différent à coup sûr de celui du savant dont nous parlions tout à l’heure, se promenant dans la cathédrale comme dans une « forêt de symboles qui l’observent avec des regards familiers », mais qui permet de trouver pourtant dans la cathédrale, à l’heure des offices, une émotion vague mais puissante, je citerai la belle page de Renan appelée la Double Prière :

« Un des plus beaux spectacles religieux qu’on puisse encore contempler de nos jours (et qu’on ne pourra plus bientôt contempler, si la Chambre vote le projet Briand) est celui que présente à la tombée de la nuit l’antique cathédrale de Quimper. Quand l’ombre a rempli les bas-côtés, se déroule la prière du soir sur un rythme simple et touchant. La cathédrale n’est éclairée que par deux ou trois lampes. Dans la nef d’un côté sont les hommes, debout ; de l’autre, les femmes agenouillées forment comme une mer immobile de coiffes blanches. Les deux moitiés chantent alternativement et la phrase commencée par l’un des chœurs est achevée par l’autre. Ce qu’ils chantent est fort beau. Quand je l’entendis, il me sembla qu’avec quelques légères transformations on pourrait l’accommoder à tous les états de l’humanité. Cela surtout me fit rêver une prière qui, moyennant certaines variations, pût convenir également aux hommes et aux femmes ».

Entre cette vague rêverie qui n’est pas sans charme et les joies plus conscientes du « connaisseur » en art religieux, il y a bien des degrés. Rappelons pour mémoire le cas de Gustave Flaubert étudiant, mais pour l’interpréter dans un sentiment moderne, une des plus belles parties de la liturgie catholique :

« Le prêtre trempa son pouce dans l’huile sainte et commença les onctions sur ses yeux d’abord, sur ses narines friandes de brises tièdes et de senteurs amoureuses, sur ses mains qui s’étaient délectées aux contacts suaves…, sur ses pieds enfin, si rapides quand ils couraient à l’assouvissance de ses désirs, et qui maintenant ne marcheraient plus. »

C’est ainsi que devant cette réalisation artistique, la plus complète qui fut jamais puisque tous les arts y collaborèrent, du plus grand rêve auquel se soit jamais élevée l’humanité, on peut rêver de bien des manières, et la demeure est assez grande pour que nous y puissions tous trouver place. La cathédrale qui abrite tant de saints, de patriarches, de prophètes, d’apôtres, de rois, de confesseurs, de martyrs, que des générations entières se pressent jusqu’à l’entrée des porches, souvent suppliantes, angoissées, élevant l’édifice en tremblant sous le ciel comme un long gémissement, tandis que des anges se penchent en souriant du haut des galeries qui dans l’encens rose et bleu du soir et l’or éblouissant du matin apparaissent vraiment comme « les balcons du ciel », la cathédrale, dans son immensité, peut aussi bien donner asile au lettré qu’au croyant, au vague rêveur qu’à l’archéologue ; ce qui importe c’est qu’elle reste vivante et que du jour au lendemain la France ne soit pas transformée en une grève desséchée où de géants coquillages ciselés sembleraient comme échoués, vidés de la vie qui les habita, et n’apportant même plus à l’oreille qui se pencherait sur eux la vague rumeur d’autrefois, simples pièces de musée, musées glacés elles-mêmes. « Il n’est pas trop tard, écrivait il y a quelques années M. André Hallays, pour relever une idée saugrenue, qui paraît-il est née dans la cervelle de quelques Vézelayens. Ceux-ci voudraient qu’on désaffectât l’église de Vézelay. L’anticléricalisme inspire de grandes sottises. Désaffecter cette basilique, c’est vouloir lui retirer le peu d’âme qui lui reste. Lorsqu’on aura éteint la petite lampe qui brille au fond du chœur, Vézelay ne sera plus qu’une curiosité archéologique. On y respirera l’odeur sépulcrale des musées. «  C’est en continuant à remplir l’office auquel elles furent primitivement destinées que les choses, dussent-elles lentement mourir à la tâche, gardent leur beauté et leur vie. Croit-on que dans les musées de sculpture comparée, les moulages des célèbres stalles en bois sculpté de la cathédrale d’Amiens peuvent donner une idée des stalles elles-mêmes, dans leur vieillesse auguste et toujours exerçante ? Tandis qu’au musée un gardien nous empêche d’approcher de leurs moulages, les stalles inestimablement précieuses, si vieilles, si illustres et si belles continuent à exercer à Amiens leurs fonctions modestes de stalles, - dont elles s’acquittent depuis plusieurs siècles à la grande satisfaction des Amiénois, - comme ces artistes qui parvenus à la gloire, n’en continuent pas moins à garder un petit emploi ou à donner des leçons. Ces fonctions consistent, avant même d’instruire les âmes, à supporter les corps, et c’est à quoi, rabattues pendant chaque office et présentant leur envers, elles s’emploient modestement. Bien plus, les bois toujours frottés de ces stalles ont peu à peu revêtu ou plutôt laissé paraître cette sombre pourpre qui est comme leur cœur et que préfère à tout, jusqu’à ne plus pouvoir regarder les couleurs des tableaux qui semblent, après cela, bien grossières, l’œil qui s’en est une fois enchanté. C’est alors comme une sorte d’ivresse qu’on éprouve à goûter, dans l’ardeur toujours plus enflammée du bois ce qui est comme la sève, avec le temps, débordante de l’arbre. La naïveté des personnages ici sculptés prend de la matière dans laquelle ils vivent quelque chose comme de deux fois naturel. Et pour tous ces fruits, ces fleurs, ces feuilles, ces branches, ces végétations amiénoises que le sculpteur amiénois a sculptés dans du bois d’Amiens, les frottements divers y ont laissé paraître ces admirables oppositions de tons où la feuille se détache d’une autre couleur que la tige, faisant penser à ces nobles accents que M. Gallé a su tirer du cœur harmonieux des chênes.

 

Ce n’est pas seulement aux chanoines suivant l’office dans ces stalles dont les accoudoirs, les miséricordes et la rampe racontent l’Ancien et le Nouveau Testament , ce n’est pas seulement au peuple emplissant l’immense nef, que la cathédrale, si le projet de M. Briand était voté, se trouverait fermée, ne pourrait plus donner la messe et les prières. Nous disions tout à l’heure que presque toutes les images dans une cathédrale étaient symboliques. Quelques-unes ne le sont point. Ce sont les images peintes ou sculptées de ceux qui ayant contribué de leurs deniers à la décoration de la cathédrale voulurent y conserver à jamais une place pour pouvoir, des balustrades de la niche ou de l’enfoncement du vitrail, suivre silencieusement les offices, et participer sans bruit aux prières, in saecula saeculorum. On sait que les bœufs de Laon ayant chrétiennement monté jusque sur la colline où s’élève la cathédrale les matériaux qui servirent à la construire, l’architecte les en récompensa en dressant leurs statues au pied des tours, d’où vous pouvez les voir encore aujourd’hui, dans le bruit des cloches et la stagnation du soleil, lever leurs têtes cornues au-dessus de l’arche sainte et colossale jusqu’à l’horizon des plaines de France leur « songe intérieur ». Pour des bêtes, c’est tout ce qu’on pouvait faire : aux hommes on accordait mieux.

Ils entraient dans l’église, ils y prenaient leur place qu’ils gardaient après leur mort et d’où ils pouvaient continuer comme au temps de leur vie à suivre le divin sacrifice, soit que penchés hors de leur sépulture de marbre, ils tournent légèrement la tête du côté de l’évangile ou du côté de l’épître, pouvant apercevoir, comme à Brou, et sentir autour de leur nom l’enlacement étroit et infatigable des fleurs, emblématiques et d’initiales adorées, gardant parfois jusque dans le tombeau, comme à Dijon, les couleurs éclatantes de la vie ; soit qu’au fond du vitrail dans leurs manteaux de pourpre, d’outre-mer ou d’azur qui emprisonne le soleil, s’en enflamme, remplissant de couleur ses rayons transparents et brusquement les délivrent, multicolores, errant sans but parmi la nef qu’ils teignent, dans leur splendeur désorientée et paresseuse, leur palpable irréalité, ils restent les donateurs qui, à cause de cela même, avaient mérité la concession d’une prière à perpétuité. Et tous ils veulent que l’Esprit-Saint, au moment où il descendra de l’Eglise, reconnaisse bien les siens. Ce n’est pas seulement la reine et le prince qui portent leurs insignes, leur couronne ou leur collier de la Toison d’Or. Les changeurs se sont fait représenter vérifiant le titre des monnaies, les pelletiers vendant leurs fourrures (voir dans Male la reproduction de ces deux vitraux), les bouchers abattant des bœufs, les chevaliers portant leur blason, les sculpteurs taillant des chapiteaux. O vous tous, de vos vitraux de Chartres, de Tours, de Bourges, de Sens, d’Auxerre, de Troyes, de Clermont-Ferrand, de Toulouse, tonneliers, pelletiers, épiciers, pèlerins, laboureurs, armuriers, tisserands, tailleurs de pierre, bouchers, vanniers, cordonniers, changeurs, ô vous, grande démocratie silencieuse, fidèles obstinés à entendre l’office, non pas dématérialisés mais plus beaux qu’aux jours de votre vie, dans la gloire de ciel et de sang du précieux vitrage, - vous n’entendrez plus la messe que vous vous étiez assurée en donnant pour l’édification de l’église le plus clair de vos deniers. Les morts ne gouvernent plus les vivants, selon la parole profonde. Et les vivants oublieux cessent de remplir les vœux des morts.

 

Mais laissons les tonneliers de rubis, les vanniers de rose et d’argent, inscrire au fond du vitrail la « muette protestation » que M. Jaurès saurait nous rendre avec tant d’éloquence et que nous le supplions de faire parvenir jusqu’aux oreilles des députés, et, oubliant ce peuple innombrable et silencieux, ancêtres d’électeurs dont la Chambre ne se soucie guère, pour finir, résumons-nous.

Premièrement : la protection même des plus belles œuvres de l’architecture et de la sculpture qui mourront le jour où elles ne serviront plus au culte des besoins duquel elles sont nées, qui est leur fonction comme elles sont ses organes, qui est leur explication parce qu’il est leur âme, fait un devoir au gouvernement d’exiger que le culte soit perpétuellement célébré dans les cathédrales au lieu que le projet Briand l’autorise à faire des cathédrales, au bout de quelques années, tels musées ou salles de conférences (à supposer le mieux) qu’il lui plaira, et même, si le gouvernement ne prenait pas cette initiative, autorise le clergé s’il en trouve la location trop dispendieuse, (et par le fait qu’il ne sera plus subventionné, on peut dire de force) à n’y plus célébrer d’offices.

Deuxièmement : le maintien du plus grand ensemble artistique qui se puisse concevoir, historique et pourtant vivant, des millions pour la reconstitution duquel on ne reculera devant aucune dépense s’il n’existait plus, à savoir la messe dans les cathédrales, fait un devoir au gouvernement de subventionner l’Eglise catholique pour l’entretien d’un culte qui importe autrement à la conservation du plus noble art français (pour continuer à nous tenir uniquement à ce point de vue profane), que les conservatoires, théâtres de comédie ou de musique, entreprises de reconstitution des tragédies antiques au théâtre d’Orange, etc., etc., toutes sociétés ayant un but artistique contestable, conservant des œuvres dont beaucoup sont faibles (que reste-t-il devant le chœur de Beauvais ou les statues de Reims, du Jour, de l’Aventurièreou du Gendre de M. Poirier ?), tandis que l’œuvre qu’est la cathédrale du moyen âge avec ses milliers de figures peintes ou sculptées, ses chants, ses offices, est la plus noble de toutes celles à laquelle se soit à jamais haussé le génie de la France.

Et nous n’avons parlé dans cet article que des cathédrales pour donner à ces conséquences du projet Briand leur forme la plus frappante, la plus choquante pour l’esprit du lecteur. Mais on sait que la distinction entre les églises cathédrales et les autres est tout à fait artificielle, puisqu’il suffisait, à l’occasion d’une fête, d’y dresser la cathèdre d’un évêque, pour qu’une église devînt momentanément cathédrale. Ce que j’ai dit des cathédrales s’applique à toutes les belles églises de France et on sait qu’il y en a des milliers. En suivant une route française entre les champs de sainfoin et les clos de pommiers qui se rangent de chaque côté pour la laisser passer « si belle », c’est presque à chaque pas que vous apercevez un clocher qui s’élève contre l’horizon orageux ou clair, traversant, les jours de pluie ensoleillée, un arc-en-ciel qui, comme une mystique auréole reflétée sur le ciel prochain de l’intérieur même de l’église entr’ouverte, juxtapose sur le ciel ses couleurs riches et distinctes de vitrail ; c’est presque à chaque pas que vous apercevez un clocher s’élevant au-dessus des maisons qui regardent à terre, comme un idéal, s’élançant dans la voix des cloches, à laquelle se mêle, si vous approchez, le cri des oiseaux. Et bien souvent vous pouvez affirmer que l’église au-dessus de laquelle il s’élève ainsi contient de belles et graves pensées sculptées et peintes, et d’autres pensées qui n’ayant pas été appelées à une vie aussi distincte et sont restées plus vagues, à l’état de belles lignes d’architecture, mais aussi puissantes ainsi, quoique plus obscures, et capables d’entraîner notre imagination dans le jaillissement de leur essor ou de l’enfermer toute entière dans la courbe de leur chute. Là, des balustres charmants d’un balcon roman ou du seuil mystérieux d’un porche gothique entr’ouvert qui unit à l’obscurité illuminée de l’église le soleil dormant à l’ombre des grands arbres qui l’entourent, il faut que nous continuions à voir la procession sortir de l’ombre multicolore qui tombe des arbres de pierre de la nef et suivre, dans la campagne, entre les piliers trapus que surmontent des chapiteaux de fleurs et de fruits, ces chemins dont on peut dire, comme le Prophète disait du Seigneur : « Tous ses sentiers sont la paix ». Enfin nous n’avons invoqué en tout ceci qu’un intérêt artistique. Cela ne veut pas dire que le projet Briand n’en menace pas d’autres et qu’à ces autres nous soyons indifférent. Mais enfin c’est à ce point de vue que nous avons voulu nous placer. Le clergé aurait tort de repousser l’appui des artistes. Car à voir combien de députés, quand ils ont fini de voter des lois anticléricales, partent faire un tour aux cathédrales d’Angleterre, de France ou d’Italie, rapportent une vieille chasuble à leur femme pour en faire un manteau ou une portière, élaborent dans leur cabinet des projets de laïcisation devant la reproduction photographique d’une « Mise au tombeau », marchandent à un brocanteur le volet d’un retable, vont pour leur antichambre chercher jusqu’en province des fragments de stalles d’église qui y serviront de porte-parapluie et le Vendredi-Saint à la « Scala Cantorum », sinon même à l’église Saint-Gervais écoutent « religieusement », comme on dit, la messe du Pape Marcel, on peut penser que le jour où nous aurions persuadé tous les gens de goût de l’obligation que c’est pour le gouvernement de subventionner les cérémonies du culte, nous aurions trouvé comme alliés et soulevé contre le projet Briand nombre de députés, même anticléricaux.


MARCEL PROUST

 

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La mort des Cathédrales - Texte de Marcel PROUST
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