Pour une fois, je vous propose une lecture studieuse, à la fois une biographie et une page de l’histoire de France, de l’histoire des colonies, de la transition après l’esclavagisme, de la condition féminine et surtout l’aventure d’une femme d’exception qui a pris le voile pour fonder une congrégation religieuse consacrée aux soins aux malades et à l’enseignement à destination des moins favorisés.
Pascale Cornuel, agrégée de l’université, docteur ès lettres, a consacré sa thèse et l’ensemble de ses travaux à Anne Javouhey, sœur Anne-Marie en religion, fondatrice des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny au début du XIXe siècle. Elle a tiré de ses travaux le présent ouvrage dans lequel elle raconte la vie et l’œuvre de cette religieuse particulièrement déterminée qui, contre vents et marées, contre l’administration et le clergé quand ils s’opposaient à sa vocation, a fondé un ordre qui, aujourd’hui encore, est présent sur les cinq continents où il poursuit son œuvre d’enseignement et de soins aux malades.
Anne Javouhey est née en 1779, aux confins de la Bourgogne et de la Franche-Comté, dans un petit village à proximité de la bourgade de Seurre. Contrairement à ce qu’elle a souvent dit, sa famille était relativement aisée, son père était un paysan suffisamment fortuné pour posséder de belles terres qu’il pensait confier à Anne au moment de prendre sa retraite. Mais son vœu ne s’est jamais réalisé, sa fille, après des débats houleux avec lui, s’est enfuie pour entrer en religion. C’est ainsi qu’elle rencontre, à Besançon, Jeanne Antide Thouret la fondatrice des Sœurs de la Charité. Et c’est dans cette ville qu’elle eût une vision qui la montrait entourée d’enfants de toutes les couleurs auxquels elle enseignait la religion, la lecture et l’écriture et ce que l'on apprenait aux enfants à cette époque. Après moult voyages entre la France et la Suisse autant pour échapper aux sicaires de la Révolution que pour trouver l’ordre qui conviendrait le mieux à sa vocation, elle finit par fonder le sien, les Sœurs de Saint-Joseph de Cluny dans lequel elle entrainera ses trois sœurs, puis une nièce.
Rapidement, elle installe un établissement à Paris qui se fait remarquer de ceux qui avaient en charge les colonies et pensaient que les méthodes, qu’elle appliquait, pourraient y avoir de bons résultats. C’est donc à Saint Louis du Sénégal qu’elle conçut ce qui devait être sa grande œuvre, la Sainte Entreprise comme certains la dénommèrent rapidement. Elle voulait construire un village qui pourrait être reproduit à moult exemplaires, autant que nécessaire pour accueillir les esclaves libérés. Elle heurta de nombreux milieux, notamment les colons, qui supportaient mal d’être privés d’une main d’œuvre gratuite et n’admettaient pas que des Noirs puissent être considérés à l’égal des Blancs, que des femmes occupent des postes réservés aux hommes. Son projet, au regard des colons, n’avaient que des inconvénients, les esclaves libérés, installés au village noir de Mana, cultivaient ce dont ils avaient besoin et non des productions exportables et donc lucratives pour les maîtres. Le monde d’Anne Javouhey était un monde égalitaire où chacun pouvait manger à sa faim, recevoir un enseignement, être soigné correctement dans le respect de sa dignité. Mais c’était aussi, et même surtout, un monde catholique qui vénérait le Dieu des chrétiens, un monde qui pourrait produire son propre clergé, un monde qui pourrait se passer des Blancs. C’était la meilleure manière de se faire des ennemis particulièrement tenaces et féroces, sa vie fut donc une lutte perpétuelle contre ceux qui ne respectaient pas le sens de sa vocation.
Pour comprendre l’œuvre d’Anne Javouhey, il faut aussi se replonger dans son enfance, lorsque le choc révolutionnaire atteignit le fond des campagnes, lorsque les églises furent pillées, les prêtres martyrisés, les ordres religieux dispersés. Cette haine anticléricale attisa la foi de certains qui devinrent encore plus déterminés et, parfois même, intégristes dans leurs pratiques. Anne et sa famille combattirent aux côtés des catholiques pour sauver ce qui pouvait l’être et, plus tard, reconstruire un clergé régulier et séculier capable de réimplanter la religion chrétienne en France. En créant son ordre, elle a participé à la recréation du clergé français mais elle a aussi fourni de nombreuses sœurs hospitalières dont le pays, avec toutes les guerres qu’il menait, avait un urgent besoin. Son œuvre en gênait certains mais trouvait beaucoup d’encouragements auprès de ceux qui défendaient l’enseignement pour tous, des soins dignes même pour les fous et les lépreux souvent fort mal traités et, surtout, l’émancipation des esclaves afin qu’ils ne sombrent pas dans un statut encore plus contraignant que celui qu’ils quittaient.
Jusqu’à son dernier souffle elle a lutté, parcourant la France et le monde pour visiter, mobiliser, restaurer, relever ses fondations mises à mal. Elle avait peut-être un défaut qui était, en définitive, sa plus grande qualité, elle n’acceptait aucune autorité qui fut contraire à sa mission divine. Son énergie, sa détermination, sa ténacité étaient immenses ; quand toutes et tous croyaient qu’il n’y avait plus de solution, elle s’en remettait à Dieu et les événements lui donnaient presque toujours raison. Le clergé ne fut pas son plus mince adversaire. De nombreux évêques et clercs acceptaient mal qu’une femme puisse avoir de si énormes responsabilités, qu’elle s’impose face à la hiérarchie cléricale, qu’elle punisse un homme ayant battu sa femme. Sa vision d’une société égalitaire, quelle que soit la condition sociale, l'origine ou le sexe, n’était pas acceptée par tous, mais nombre d’humanistes la soutinrent comme le poète Lamartine et elle fit preuve, en certaines circonstances, d’un réel œcuménisme. Si sa vision du monde ne fut pas acceptée par tous à son époque, elle est considérée aujourd’hui, sur bien des points, comme une pionnière. Elle n’était certes pas diplomate, pas bonne gestionnaire non plus, mais elle avait un objectif dont elle ne changeait jamais et ceci la rendait crédible. Elle savait où elle allait, sans savoir toujours comment elle pourrait y aller, mais la plupart du temps elle atteignait son but car vouloir est plus fort que savoir et pouvoir.
Saluons l'énorme travail qu’a accompli Pascale Cornuel. Son livre n’est pas seulement une biographie extrêmement précise mais l’analyse, presque au jour le jour, de la mission à laquelle cette religieuse s’est consacrée et une formidable page d’histoire qu’on a un peu oubliée aujourd’hui : la reconstruction du clergé séculier et régulier après son anéantissement par la Révolution, la participation du clergé à la colonisation, le rôle du clergé dans l’émancipation des esclaves libérés, le rôle des sœurs dans la reconnaissance des compétences des femmes. N’ont-elles pas largement contribué à démontrer ce que le sexe, dit faible, était en mesure d’accomplir. Et, bien d’autres choses encore tant le champ de l’œuvre est vaste dans le temps, l’espace et la diversité des actions et des engagements. Et félicitations encore à l'auteure qui, en historienne avisée, n’est jamais tombée dans les pièges des différentes idéologies et courants de pensée … Son texte est d’une clarté absolue et d’une impartialité exemplaire.
Denis BILLAMBOZ
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