Les grands-mères devraient être considérées comme des trésors par chaque famille tant elles sont la courroie de transmission du passé, de l’histoire vivante et vécue. Ne sont-elles pas nos mémoires et pour cela méritent d’être entourées de tous les égards ! Je n’ai pas eu la chance de connaître mes grands-pères, l’un est mort victime d'une hémorragie cérébrale en 1913, l’autre en 1945 après avoir vu son patrimoine vendu pour la simple raison qu’il n’avait pas de fils pour succéder à des générations d’horticulteurs et d’architectes paysagistes, qui tous s’appelaient Charles, et avaient porté l’art des jardins à un degré incontestable d’excellence. Mais j’ai connu mes deux grands-mères. L’une était douce et effacée, je n’ai malheureusement d’elle que peu de souvenirs, car elle est morte jeune, aussi ai-je principalement celui douloureux de ses obsèques, du cercueil recouvert de fleurs, des larmes de ma tante et de ma mère, et de ma cousine et moi suivant le convoi funèbres à travers les rues de Paris dans nos tristes tenues marines.
Ma grand-mère paternelle était tout son contraire, une personnalité sans tendresse qui avait su s’imposer très tôt et s’assumer seule après avoir perdu en quelques années son frère, son mari et sa mère. Oui, la famille avait été décimée en moins de 4 ans par les combats de la Grande Guerre et la grippe espagnole. De telles tragédies vous forgeaient des caractères d’acier et une endurance à toute épreuve. A 25 ans, ma bonne-maman avait dû se mettre à travailler, alors qu’elle n’y était pas préparée et, ma foi, s’en était tirée avec panache, ayant eu ensuite une retraite confortable à l’abri du besoin. C’est cette grand-mère-là dont je me souviens : une urbaine pur jus qui aimait aller au théâtre, avait son abonnement à l’Opéra et à la Comédie française, adorait le jazz et se montrait d’une modernité de bon aloi. Elle venait à la maison tous les jeudis, c’était alors le jour de congé des enfants, et le déjeuner, une fois terminé, nous passions au salon où cette conteuse me tenait sous le charme pendant des heures. Elle me narrait sa vie à la Belle-Epoque, l’exposition universelle de 1900 où la planète avait paru se réunir toute entière sur les deux rives de la Seine, la fée électricité, la naissance de l’aviation, ses premiers bals, puis les années tragiques de la guerre, son frère parti au front et mort dès les premiers combats et dont on n’a jamais retrouvé le corps, son mari, de quinze ans son aîné, victime d'un AVC à moins à 40 ans et sa mère, dont les cheveux tombaient jusqu’aux mollets comme l’impératrice Sissi, emportée en 1918 par la grippe espagnole. On passait ensuite à la drôle de guerre, à son angoisse lorsque son fils avait été appelé à son tour sous les drapeaux, les bombardements des stukas et junkers qui avaient remplacé la grosse bertha, enfin de son garçon ( mon père ) qui ne lui avait donné que des satisfactions et qu’elle couvait d’un œil empli d’admiration. Elle me parlait aussi de de Gaulle traversant Paris, ce Paris libéré qui avait tremblé d’amour et de bonheur et qu’elle avait fêté elle aussi en agitant un drapeau. Avec elle, l’histoire prenait des couleurs, se parait d’intimité, s’inscrivait dans les souvenirs familiaux comme un zeste de nous-même, un roman partagé. Bien qu’elle n’ait jamais été une grand-mère gâteau et consultait mon livret scolaire avec plus de sévérité que mes parents, je l’aimais, je l’écoutais avec attention, elle me distrayait autrement plus que mes camarades d’école qui, encore privées de passé, n’avaient pas grand-chose à dire. Alors que cette grand-mère en était auréolée comme une madone.
Or, il m’apparaît aujourd’hui que les enfants ont les oreilles moins attentives que les nôtres, que les Anciens, surtout s’ils sont très âgés, ne jouissent plus du même prestige que ceux d’antan, ces sages que l’on entourait de beaucoup de respect et dont on sollicitait les conseils. Reclus, pour la plupart, dans des maisons de retraite, à l’écart des jeunes générations, ils souffrent de solitude et en meurent souvent à petit feu. Aussi, à l'heure où un certain égocentrisme pointe le nez, que soient bénies ces aînées qui dansaient sur les airs des Beatles et d’Elvis Presley, de Sinatra et Nat King Cole, portaient des robes en vichy et des cheveux en choucroute et dont les combats ont assuré une grande part des libertés d’aujourd’hui.
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
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