Quelle est cette femme dont la garde-robe somptueuse fit l'objet d'une exposition au musée Galliera ? Sans doute la femme française la plus admirée et adulée de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, qui tenait rue d'Astorg le salon le mieux fréquenté, où l'on croisait des rois et reines, des hommes politiques de tous bords et les représentants les plus en vue du monde artistique. Proust en fera sa princesse de Guermantes et contribuera à l'immortaliser. Elisabeth de Riquet de Caraman-Chimay était née le 11 juillet 1860 dans une grande famille européenne franco-belge presque ruinée et avait épousé un homme de noblesse récente, Henry Greffulhe, que les Goncourt trouvaient "commun" mais qui avait l’avantage d’être immensément riche. Il n’aura d’autre intérêt, à l'égard de sa jeune et ravissante épouse, que de lui permettre de vivre comme une impératrice, le plus souvent loin de lui qui se montrera toujours, à son égard, brutal et insultant. Il l’appelait « la Vénus de Mélo ». D’un narcissisme profond, amoureuse de son image, Elisabeth Greffulhe ne cessera de mettre en scène ses apparitions et saura varier ses toilettes, celles mêmes qui ont fait l’objet d'une exposition au musée Galliera en 2015, nommée, en référence à Marcel Proust, "La mode retrouvée".
En effet, quelle mode, sinon celle décrite abondamment dans l’œuvre proustienne et que des couturiers comme Worth, Fortuny, Lanvin créaient pour habiller une petite société de femmes privilégiées ! Cette garde-robe, d’une cinquantaine de modèles, unique de par la qualité des pièces exposées, dont certaines ne furent portées qu’une ou deux fois, se distingue par la richesse des matières, la diversité des motifs et souvent par la présence du vert, un vert sombre que la comtesse appréciait parce qu’il mettait en valeur sa rousseur vénitienne. Son vestiaire, parcourant la Belle Epoque et les Années folles, est à son image : sublime et original, troublant et raffiné. Voici ce que les chroniqueurs de l’époque écrivaient au sujet de son élégance légendaire : « Elle vit dans une séduction obsessionnelle d’elle-même, elle s’aime probablement plus qu’elle ne cherche à plaire ». Ou bien : « La comtesse se singularise dans le choix des motifs, les flammes, les scarabées. Certaines dentelles me font penser à du Alexander McQueen. Quand on étudie le vêtement de la fin du XIXe siècle, elle se distingue nettement ». Ou encore : « Ses toilettes, inventées pour elle ou par elle, ne doivent ressembler à aucune. Elle les préfère bizarres que semblables à d’autres ».
Ce sera à elle que Proust, ébloui par sa beauté et le charme de ses yeux, empruntera le rire cristallin de la duchesse de Guermantes: « Le rire de Mme Greffulhe s'égrène comme le carillon de Bruges », déclarait-il. En réalité, bien qu'elle l'ait nié à la fin de sa vie, la comtesse Greffulhe appréciait et recherchait la compagnie de Proust, à qui elle envoya de nombreuses invitations, qu'il déclinait pour la plupart parce qu’il était désormais le prisonnier de son oeuvre. De son côté, Proust s'inspira d'elle beaucoup plus qu'il ne l'admit. L'analyse des œuvres de jeunesse de Proust, ainsi que de ses cahiers et carnets de brouillon, montre qu'elle joua un rôle clé dans la genèse de la Recherche et, en particulier, dans l'élaboration du nom magique de Guermantes, nourri des rêveries de l'auteur sur son illustre et très ancienne famille. Voici ce que Marcel écrivait à Robert de Montesquiou le 2 juillet 1893, à la suite de leur première rencontre :
« J’ai enfin vu (hier chez Mme de Wagram) la comtesse Greffulhe. Et un même sentiment, qui me décida à vous dire mon émotion à la lecture des Chauves-souris, vous impose comme confident de mon émotion d’hier soir. Elle portait une coiffure d’une grâce polynésienne, et des orchidées mauves descendaient jusqu’à sa nuque, comme les «chapeaux de fleurs» dont parle M. Renan. Elle est difficile à juger, sans doute parce que juger c’est comparer, et qu’aucun élément n’entre en elle qu’on ait pu voir chez aucune autre ni même nulle part ailleurs. Mais tout le mystère de sa beauté est dans l’éclat, dans l’énigme surtout de ses yeux. Je n’ai jamais vu une femme aussi belle. Je ne me suis pas fait présenter à elle, et je ne demanderai cela pas même à vous, car en dehors de l’indiscrétion qu’il pourrait y avoir à cela, il me semble que j’éprouverais plutôt à lui parler un trouble douloureux. Mais je voudrais bien qu’elle sache la grande impression qu’elle m’a donnée et si, comme je crois, vous la voyez très souvent, voulez-vous la lui dire? J’espère vous déplaire moins en admirant celle que vous admirez par-dessus toutes choses et je l’admirerai dorénavant d’après vous, selon vous, et comme disait Malebranche “en vous”.
Votre respectueux admirateur, Marcel Proust.»
Maîtrisant avec une exquise désinvolture ses apparitions et ses disparitions aussi soudaines qu’entretenues, la comtesse Greffulhe fut, en effet, le sujet de prédilection des chroniqueurs et des auteurs. Marcel Proust emprunta sa garde-robe, ses manières, son allure pour imaginer la duchesse de Guermantes. Ses voiles, ses gazes, ses lys et ses orchidées brodées comptent parmi les motifs avec lesquels il édifia son œuvre. Son image devint un phrasé. «Elle - écrit son cousin Robert de Montesquiou - se faisait montrer, chez les couturiers en renom tout ce qui était en vogue; puis quand elle devenait certaine que fut épuisé le nombre des élucubrations fraîchement vantées, elle levait la séance, en jetant aux faiseurs, persuadés de son édification et convaincus de leur maîtrise, cette déconcertante conclusion : “Faites-moi tout ce que vous voudrez… qui ne soit pas ça !”».
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
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