Un livre que je cherchais depuis longtemps, aussi ai-je été heureux de trouver cette réédition et de pouvoir enfin lire cet auteur un peu vite oublié. Ma lecture a certes été un peu ardue, c’est, comme on le dit désormais, un texte exigeant mais riche qui réjouira ceux qui feront l’effort de le lire.
L’envie
Iouri Olécha (1899 – 1960)
Publié pour la première fois en 1927, « L’envie » est le premier roman rédigé par Iouri Olécha, premier roman qui reste son chef d’œuvre. Dans ce texte, l’auteur raconte la rencontre entre un apparatchik, Babitchev, un homme ayant un passé chargé, sûr de lui, suffisant, arrogant, qui s’est taillé une belle place dans l’administration grâce à la Révolution ; au parti, grâce à sa débrouillardise et à son absence de scrupule et, également, au jeune homme égaré qu’il a ramassé ivre sur la voie publique, éjecté d’un café par des convives peu hospitaliers. « Lui, André Petrovitch Babitchev, occupe le poste de directeur du trust de l’industrie alimentaire. C’est un charcutier en gros, un confiseur en gros, un cuisinier en gros. Et moi, Nicolas Kavalérov, je suis un bouffon ». « … il a industrialisé les cuisines ». Il acquiert une notoriété dans le parti en inventant un saucisson industriel grâce aux compétences de ses charcutiers. Entre eux se dresse le frère de Babitchev inventeur mythomane qui couve un jeune footballeur de talent.
Kavalérov, véritable parasite de Babitchev, l’inventeur du saucisson, rejette ce parvenu suffisant, se pavanant devant les foules pour se faire valoir et gravir les échelons du pouvoir. Il lui écrit une lettre accusatrice dénonçant son inconséquence, son avidité, et ses ambitions peu louables. Olécha a compris très rapidement que la Révolution était gangrénée par des ambitieux incompétents, intéressés par le seul pouvoir et ce qu’il procure. En 1927, cette attitude était déjà empreinte de témérité, les grandes purges pointaient à l’horizon et elles le concernèrent de près ; certes, il échappa à l’accusation mais il subit des tracasseries qui troublèrent sa vie et surtout son œuvre qui eut à souffrir de différentes formes de censures.
Comment expliquer la fin d’une civilisation et l’apparition d’un homme nouveau ? Comment va se traduire cette transformation sociale ? Iouri Olécha, en 1927, se pose déjà cette question. Il a certainement constaté que la réalité révolutionnaire ne correspondait pas exactement aux théories énoncées a priori et à ce que le peuple attend réellement. Il s’interroge notamment sur la volonté de destruction de la notion de famille pour la remplacer par une organisation nouvelle de la société, par la substitution des relations sentimentales par des rapports plus raisonnés. « Mais qu’est-ce que cela signifie ? Qu’il faut détruire le sentiment humain de paternité ? Alors pourquoi m’aime-t-il, lui, l’homme nouveau ? »
Ce livre est aussi une méditation sur le temps et l’histoire. « La révolution a été quoi ?... Quoi exactement ? La cruauté même ! Et pourquoi est-elle devenue ainsi ? Elle était généreuse aussi, n’est-il pas vrai ? Elle était bonne, et dans tout le cercle du cadran, n’est-il pas vrai ? Il s’agit donc de ne pas s’affliger en petit, dans l’intervalle de deux divisions mais de considérer le cercle entier du cadran… Alors, on ne voit plus l’écart entre la cruauté et la grandeur d’âme, le temps seul compte. Le temps a déformé la perception de l’histoire et a transformé la grandeur d’âme de certains en véritable cruauté ». Olécha essaie de nous expliquer que les dérapages révolutionnaires sont en partie imputables à une vision globale des problèmes qui a provoqué l’application de mesures trop générales, particulièrement préjudiciables à certains. L’individu n’est pas l’élément standard d’un peuple, mais un être différent de tous les autres et on peut le faire évoluer en inscrivant le changement dans son temps, dans son rythme. L’application radicale de grandes théories généralistes a pu être généreuse mais, hélas, dévastatrice.
Ce roman, qui est plus qu’un roman, est une plongée au cœur de la société ukrainienne du début du siècle dernier, à l’époque où le héros forge son avenir révolutionnaire dans les humiliations et les fantasmes. Les chimères occupent une grande place dans le texte, elles incarnent les idées fantasmagoriques et démagogiques qui ont fait dévier la Révolution de ses objectifs fondamentaux.
Littérairement, cette oeuvre m’a paru très moderne pour l’époque, écrite en bonne partie à la forme interrogative, Olécha questionne, interpelle le lecteur à longueur de pages, je n’ai jamais vu autant de points d’interrogation dans un texte. La construction est elle aussi moderne, il faut suivre attentivement les personnages pour ne pas confondre les deux frères antagonistes, les temps et les époques. Il semble que le livre essaie de reproduire la confusion régnant dans la société nouvelle qui tente de se constituer après la Révolution.
Denis BILLAMBOZ
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