Toujours en Corée mais cette fois avec un auteur qui, à mon humble avis, devrait figurer sur la listes des futurs nobélisables : Hwang Sok-Yong, pour un roman qui raconte l’histoire d’un gamin vivant sur ce qui fut la plus grande décharge à ciel ouvert de la mégapole coréenne. Superbe roman !
Toutes les choses de notre vie
Hwang sok-Yong (1943 - ….)
Dans la Corée du Général Park, la mère de « Gros Yeux » n’y arrive plus depuis que son mari a disparu. A cette époque, il était bien difficile de savoir ce qu’il advenait de ceux que la police emmenait en prison ou dans les camps de rééducation. Son petit étal, en bordure du marché, ne lui permet pas de se nourrir, elle et son fils. Elle accepte donc l’offre d’un chiffonnier de l’Île-aux-Fleurs, un ancien camarade de son mari, qui lui propose de travailler dans son équipe où elle gagnera mieux sa vie et celle de son enfant. Le travail consiste à récupérer dans les déchets de la mégapole tout ce qui peut être recyclé, réutilisé ou revendu. La femme s’installe avec le chiffonnier et son fils, « Gros-Yeux », qui devient l’ami de « Le Pelé », le fils de l’amant de sa mère. Les deux gamins vivent de débrouillardise et d’expédients parmi les immondices, dans la puanteur de la cité des chiffonniers. Ils rencontrent la bande de « La Taupe », des gamins comme eux, le « Papy bric-à-brac qui recycle les appareils ménagers défectueux, la grand-mère du saule, sa fille épileptique, la chienne cacochyme et les êtres que seul « Le Pelé » peut voir, les lueurs bleues.
Avec ce roman Hwang Sok-Yong nous décrit la vie des chiffonniers de Séoul qui, à l’image de ceux du Caire, vivent de l’exploitation des déchets de la grande ville. Il explique l’organisation très structurée qui régit l’attribution des zones à exploiter par chacun, gratteurs indépendants ou gratteurs sous contrat avec la municipalité, et le circuit de revente des différents produits récupérés qui finissent toujours par engraisser, au bout de la chaîne, les riches grossistes. Une excellente présentation de l’énorme décharge de Nandjido qui accueillait tous les déchets de Séoul entre 1978 et 1993. Un réquisitoire contre les abominables conditions d’hygiène créées par cette monstrueuse décharge, et une dénonciation de la condition de vie des pauvres gens qui exploitent cette décharge, véritables rebuts de la grande ville.
Cet ouvrage pointe du doigt le contraste qui s’est instauré entre la ville, qui se développe à marche forcée sans s’inquiéter des préjudices humains, sociaux et écologiques qu’elle induit, et la société misérable qui tente de survivre sur ce terrain. Les lueurs bleues, distinguée par l’enfant, ne sont que l’évocation des populations agricoles qui, autrefois, cultivaient les terrains de l’Île-aux-Fleurs pour nourrir les habitants de la ville. La grand-mère du saule répare les chiens estropiés par la ville, elle commerce avec un(e) chamane implorant les forces traditionnelles de la Corée profonde qui s’opposent à la superficialité d’une société contemporaine qui consomme voracement sans se soucier des déchets rejetés. Elle collectionne les objets banals de la vie courante, les choses qui relient à la vie, les objets qui s’ajoutent à ceux qu’on jette quand on n’en a plus l’usage, image symbolique de la permanence de ce qui dure, de l’authenticité de ce qui relie l’homme à son environnement par opposition à ce qui est jetable.
« Gros-Yeux », comme les autres, n’est plus qu’un surnom, il a presque oublié son nom, il n’est plus un être humain, il est un rebut de la société qui mange ce que la ville rejette ou ce que les institutions religieuses distribuent pour attirer la jeunesse et la détourner de l’attraction communiste. Il a compris son sort et son avenir, mais, comme dit la chanson populaire coréenne :
« Que faire ? Que faire ?
Je ne peux ni vivre ni mourir
Que faire de mes enfants ?
Je ne peux ni rester ni partir. »
Un grand livre politique, un plaidoyer pour un pays sous la botte d’un général, une requête pour une nation entraînée dans un mode de consommation féroce, une supplique à l’intention d’un pays où l’idéologie a été dévorée par la productivité, un pays où les êtres humains ne sont plus que des ventres à remplir pour le plus grand profit des producteurs industriels.
La grand-mère du saule dans sa démence accuse : « Vous êtes ignobles ! Croyez-vous être seuls à vivre ici ? Vous les hommes, vous pouvez bien tous disparaître, la nature continuera d’exister, elle ! » Espérons-le !
Denis BILLAMBOZ
Pour consulter la liste de mes articles précédents, cliquer ICI