Je vous propose cette semaine une incursion dans les arcanes de la littérature contemporaine avec cette lecture d’un des derniers textes de Philippe Annocque qui entraîne régulièrement le lecteur dans les filets de sa prose pour l’amener à se poser des questions sur l’être et l’apparence de l’être, sur l’existence et l’illusion d’exister…
Pas Liev
Philippe Annocque (1968 - ….)
Le car avait laissé Liev au milieu de nulle part, dans une immense plaine glaiseuse et vide avec des labours à perte de vue. « C’était en plein milieu des champs. Il n’y avait pas de relief. Juste quelques bosquets, assez loin. » On croirait lire le récit de la campagne ukrainienne de l’armée italienne écrit par Malaparte. Liev avait été embauché comme précepteur de deux enfants à Kosko mais quand il arrive à la résidence, les enfants ne sont pas là et même s’ils reviennent de vacances - peut-être ? - Liev ne les voit jamais. On comprend alors que les enfants n’existent pas, pas plus que la belle Sonia qu’il doit épouser et pas plus que les autres personnages de cette histoire dont on ne connaît que les apparences. On ne sait jamais d’où viennent et où vont les personnages, ils passent dans l’histoire comme dans l’esprit de Liev sans réelle consistance.
On réalise alors que cette histoire n’existe pas, que Liev n’existe pas ou du moins que Liev n’est pas Liev. Liev n’est peut-être que le personnage encadré par des êtres inconnus et questionné par des gens habillés d’étrange façon. Philippe Annocque nous raconte peut-être l’histoire qui a pris corps dans la tête de Liev après qu’il a subi un fort traumatisme psychologique. Une histoire qui n’aurait jamais existé. Et ce personnage à peine esquissé, qui hébergerait Liev dans sa tête, existe-t-il lui aussi ? Ce livre n’est que doute, supposition, suggestion, semble-t-il …
Philippe Annocque a sans doute voulu nous montrer que la réalité n’est pas la même pour tout le monde, que chacun invente sa propre réalité et que chacune de ces supposées réalités est aussi crédible que n’importe quelle autre. Il n’y aurait peut-être pas de réalité, de vérité absolue, elle serait relative et dépendante de l’esprit qui la conçoit ou la reçoit.
Pour une fois, Philippe Annocque délaisse les contraintes oulipiennes qu’il s’impose, même s’il s'octroie encore quelques fantaisies, afin de s’adonner à la fiction, la fiction dans la fiction, la fiction mise en abyme. Une forme de jonglerie avec le récit et les idées en lieu et place d’une jonglerie avec les mots. « Un retour vers le roman », dit son éditeur, un retour qui déstabilise le lecteur en le laissant dans une perplexité profonde, tournant autour des « peut-être » et dans l’incertitude permanente qui habite ce texte. Le lecteur pourrait même douter de l’existence de l’auteur, croire en une création de l’éditeur, douter de l’existence de cet éditeur et ainsi de suite jusqu’à douter de sa propre lecture mais puisque je doute, peut-être suis-je …. ?
Denis BILLAMBOZ
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