Entre la Normandie et les peintres, c'est une longue histoire d'amour. Depuis la nuit des temps, ils aiment sa campagne qui vient vagabonder jusqu'au bord des eaux, ses ciels mouvants qui, en se reflétant dans la mer, créent avec elle une alliance à nulle autre pareille, ses nuages dans les dégradés de gris où, le soir venu, le soleil allume de somptueux brasiers. D'elle, ils aiment aussi ses chemins creux, ses champs quadrillés de pommiers, ses haies vives, les troupeaux qui paissent paisibles dans leur circonférence d'herbes drues, enfin ses ports qui invitent les esprits aux voyages, les voiles qui se déploient au loin dans le mouvement saccadé d'une houle venue d'ailleurs.
C'est ainsi qu'il y eut une époque où Boudin inventa les scènes de plage et posa son chevalet sur celle de Trouville pour tenter de renflouer ses finances en s'intéressant à la clientèle fortunée qui venait de prendre ses quartiers d'été dans cette petite station balnéaire devenue "la reine des plages". Trouville et Deauville, qui vient de sortir des sables, sont alors desservies par un train qui voit descendre fréquemment sur le quai de sa gare les chapeaux haut-de-forme des messieurs et les robes à crinoline des dames du Second Empire. Grâce à son pinceau léger et à sa touche subtile, Boudin détaille les tenues des estivants déambulant sur les planches ou assis devant leurs cabines de bains et, en quelques touches, immortalise les scènes de la vie balnéaire avec une grâce qui enthousiasme bientôt les amateurs d'art. Eugène Boudin vient d'inventer un genre nouveau en phase avec la civilisation des loisirs qui ne cessera de perdurer jusqu'à nos jours.
Boudin sera bientôt rejoint par Courbet qui s'enchante de saisir les instants magiques de la lumière et du vent sur les grandes étendues de plage, où mer et ciel jouent à se refléter l'un l'autre. A la différence de Boudin, Courbet s'applique à peindre des" paysages de mer" qu'il préfère à l'expression trop employée selon lui de "marine", marines qui sont la plupart du temps des scènes dépourvues de vie humaine. Whistler va sans plus tarder gagner Trouville à son tour et s'éblouir de ces horizons en privilégiant l'harmonie des couleurs. Mais, contrairement à Courbet qui travaille une matière épaisse, il s'attachera à user d'un toucher plus fluide. Il ne craindra pas de reprocher à son maître son "damné réalisme" et à affronter ses critiques, bien que tous deux se rappelleront longtemps les moments exquis qu'ils partagèrent sur le littoral en dégustant des crevettes au beurre frais et en se grisant de rêve et d'espace.
Lors de l'été 1870, c'est au tour de Monet de quitter Bougival avec épouse et enfant pour le passer à Trouville et proposer, à la suite de Boudin, des images-miroirs à la riche clientèle qui fréquente les lieux et qui, désormais, fixera ses souvenirs estivaux en accrochant les tableaux aux corniches de ses salons. C'est ainsi qu'il peint l'hôtel des Roches-Noires où Marcel Proust, qui sut admirablement décrire, non au pinceau mais à la plume, la Normandie, séjournera douze années plus tard avec sa mère, ou bien le spectacle d'élégants promeneurs s'attardant sur le sable à Trouville, ou encore Camille - sa jeune femme - causant avec sa voisine. Et il n'est pas impossible que la femme en noir assise à ses côtés sur cette toile soit Marie-Anne, l'épouse d'Eugène Boudin. Sur les neuf sujets traités cet été là par Claude Monet, citons "L'entrée du port de Trouville" qui sera acheté par le galeriste Paul Durand-Ruel et marquera ainsi le début de sa longue collaboration avec celui qui avec "Impression au soleil levant" fera de la Normandie le berceau de l'impressionnisme.
C'est aux alentours de 1880 que Caillebotte, grand amateur de nautisme, vient régater à Trouville, s'installant d'abord à la villa des Fleurs, puis à l'hôtel de Paris. Il réalisera une série de vues plongeantes prises depuis la corniche surplombant la mer, représentant les villas et chaumières qui s'étagent au flanc de la colline avec leurs jardins fleuris et leurs vues saisissantes sur les voiles qui s'égaient au large. Longtemps sous-estimé, ce peintre délicat a été redécouvert récemment et doit beaucoup aux collectionneurs américains qui surent apprécier son charme et ses audaces picturales bien avant les Français.
Mais pourquoi la Normandie a-t-elle occupé une place aussi éminente dans l'art pictural et l'impressionnisme en particulier ? Je le disais au début de cet article, pour la grâce et la diversité de ses paysages, mais également la richesse de son patrimoine architectural (on se rappelle les études de lumière que Monet a consacrées au porche de la cathédrale de Rouen ), pour la découverte du paysage de plein air que les peintres vont apprécier de plus en plus et, enfin, pour la mode des bains de mer et l'émergence du temps des loisirs que les plages normandes surent instaurer de façon permanente entre vagues et falaises.
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
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