Cette semaine, je vous propose un texte issu du Moyen-Âge, transcrit plusieurs fois avant d’être réédité récemment par Phébus. C’est une suite d’histoires mises en abyme qui raconte les tribulations des marchands qui établissaient le lien, au XIVe siècle, entre l’Extrême-Orient et le Moyen-Orient et faisaient voyager les marchandises plus loin que les hommes.
Les aventures des quatre derviches
Mir Amman (1748 – 1806)
« Donne-moi actuellement à boire, ô échanson ! Un vin généreux, afin que mon esprit ne soit jamais émoussé. Il me faut un vin très capiteux, car je vais mettre le pied dans l’étrier du voyage ». Chaque chapitre du récit des aventures des quatre derviches commence par une requête de ce type, c’est une idée généreuse et judicieuse car ce voyage est particulièrement mouvementé.
Mais avant de détailler les aventures des derviches, il faut évoquer l’histoire de ce texte. Selon les propos liminaires de l’éditeur, il a été composé au XIVe siècle en langue persane et attribué, par la tradition littéraire, au poète indo-musulman Amir Khorso. Il a ensuite été traduit en persan et en ourdou par plusieurs rédacteurs, la version publiée est celle établie par Mir Amman, dactylographiée en 1803 à Lucknow et traduite de l’ourdou en français par Joseph-Héliodore Garcin de Tassy qui vécut au XIXe siècle.
Ce récit est celui d’un roi très riche et puissant et cependant fort malheureux car il n’a pas d’héritier. Un soir, qu’il erre dans les ténèbres, il rencontre quatre derviches qui viennent de décider de se raconter leurs aventures respectives pour rester éveillés. Ils acceptent que le roi partage leurs récits et quand les deux premiers derviches eurent narré leur périple rocambolesque (ils auraient pu inventer l’équivalent de ce qualificatif avant que Ponson du Terrail ne s’essaie à l’écriture), le roi leur demande de l'écouter car il veut lui aussi raconter les folles aventures advenues à la fille de son vizir qui tentait de sauver son père de la peine capitale encourue pour cause de mensonge. Cette jeune fille voulait prouver au roi que son père n’avait pas menti. Les aventures des deux derniers derviches sont un peu « expédiées » par l’auteur. Il faut préciser qu’il avait déjà fait preuve de beaucoup d’imagination pour narrer les précédentes et qu’il commençait à se répéter et à épuiser ses ressources. Ce texte est construit selon le principe de l’enchâssement ou de la mise en abyme, ce qui facilite la redite car l’histoire, s’inscrivant dans une autre histoire, en reprend souvent les mêmes éléments et les mêmes causes.
Ces aventures surréalistes, relevant davantage du conte que de la réalité, sont fondées sur un schéma qui semble toujours identique : un marchand riche, même très riche, ou un prince tout aussi riche, part pour un long périple avec un objectif noble et, chemin faisant, il croise une femme sublime, inaccessible, qu’il parvient cependant à séduire et à emmener avec lui, mais, en cours de route, il est attaqué par des bandits ou autres adversaires tout aussi inquiétants et mal intentionnés qui le battent à mort ou presque. A ce moment surgit, soit un vieillard, soit une sorcière, soit un chaman, qui lui rend vie, santé et fortune mais, hélas, la belle est souvent la victime de ces violentes échauffourées. Le héros, quant à lui, revient presque toujours à son point de départ en ayant acquis ou développé sa fortune et sa réputation.
Ces histoires, si elles peuvent paraître fantastiques, surgissent tout droit de la folle imagination des poètes de l’Orient médiéval mais ne s’inspirent pas moins de quelques réalités historiques qu’il serait intéressant d’étudier de façon plus précise. Elles réservent, pour un grand nombre d’entre elles, une place importante aux marchands qui ont sillonné les mers et les terres entre Ceylan et la Méditerranée occidentale, afin d’approvisionner les fameuses « échelles d’Orient » où les Occidentaux venaient, depuis les Croisades, acheter les produits de la lointaine Chine et du Sud-est asiatique. Ce sont eux qui ont permis aux marchandises de voyager plus loin que les hommes malgré les aléas de ces expéditions si bien mises en scène dans les récits. Il faudrait aussi analyser plus finement la présence systématique de la belle qui, comme dans les poésies de l’amour courtois, n’est peut-être que la métaphore de la connaissance, de la liberté, de la justice, … que les « Quatre derviches et un roi cherchent à poursuivre (comme) leur but » ultime.
Denis BILLAMBOZ
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