Dans cet ouvrage Claude Pujade-Renaud évoque la vie de Kierkegaard, le grand penseur danois, à travers la relation amoureuse qu’il eût avec Regine. Un amour interrompu brutalement qui, néanmoins, ne s’éteignit jamais, même après le décès du philosophe. Une ouverture sur la pensée de Kierkegaard et un regard sur l’homme qu’il était derrière celui qu’il montrait.
Tout dort paisiblement sauf l’amour
Claude Pujade-Renaud (1932 - ….)
En 1855, alors qu’elle vit aux Antilles danoises (les actuelles Iles Vierges américaines), Regine Olsen, épouse de Frederik Schleglel gouverneur de ce territoire, apprend que le philosophe Soren Kierkegaard est décédé quelques semaines plus tôt. C’est pour elle une forte émotion car elle a été la fiancée de cet homme avant qu’il rompe brutalement, en 1841, son engagement. Près de quinze ans après, elle éprouve toujours des sentiments amoureux à l’endroit de cet homme qui fut si odieux avec elle.
Dans ce roman en forme de chronique à plusieurs voix, Claude Pujade-Renaud, fait raconter aux acteurs de cette histoire, Regine, son mari Frederik, son cousin Henryk, sa cousine Henriette et quelques autres encore, quand les plus anciens sont décédés, la vie de Kierkegaard et surtout sa relation et sa rupture demeurée inexpliquée avec Regine. Chacun, mais surtout Regine, évoque ses souvenirs personnels, fouille dans sa mémoire, lit et relit les livres de ce grand écrivain plus penseur et théologien que philosophe, épluche sa correspondance, trouve de nouvelles anecdotes, des témoignages, pour tenter de définir la personne que fut réellement Kierkegaard et comprendre son attitude vis-à-vis de sa fiancée.
Ainsi, Claude Pujade-Renaud fait-elle revivre une société fortement marquée par le piétisme nordique, tout en essayant de comprendre et de faire comprendre au lecteur la malédiction qui semble avoir fortement pesée sur la famille Kierkegaard, au point d’inciter ce dernier à refuser le risque de la transmettre à la femme qu’il aime et qu’il a toujours aimée, malgré la brutalité de la rupture qu’il lui inflige. Dans cette société puritaine, il fallait surtout ne pas altérer son image et sa réputation et préserver son rang et son honneur, sa fortune et sa rédemption.
Cet ouvrage est, par ailleurs, une belle histoire d’amour, amour tragique mais amour surpassant les épreuves. Regine n’a jamais oublié son amoureux malgré ce qu’il lui a infligé et Kierkegaard a été vexé que son ex-fiancée trouve un mari après sa répudiation. On dirait que les fantômes, qui garnissent abondamment les placards familiaux, soient plus responsables de son échec amoureux qu’un éventuel manque de sentiment. Alors qu’est-ce que l’amour : celui qui dépasse les relations charnelles, le temps qui défile, les épreuves de la vie pour s’inscrire dans la postérité et survivre dans la mémoire populaire, ou celui que l’on consomme paisiblement au jour le jour dans le confort matériel, intellectuel et culturel à l’ombre d’un mari attentionné ? Une belle question que l’auteure propose au lecteur et que Kierkegaard a laissé à ceux qui ont essayé de la comprendre. Cette question en appelle une autre : si Kierkegaard avait eu une autre relation heureuse et une descendance prospère, la légende de son amour avec Regine aurait-elle pris une telle importance ? Et Regine aurait-elle oublié son premier amour s’il n’avait pas été exposé aussi souvent sous les feux de la renommée.
Ainsi l’amour et le rôle qu’il a pu jouer dans l’œuvre du penseur occupent-ils plus de place dans le texte que sa pensée même, Claude Pujade-Renaud le présentant non pas en philosophe, ce qu’il a refusé d’être, mais en penseur théologien qui a vivement combattu l’église pour mieux défendre la religion, selon ses propres propos. La relation de l’homme à Dieu semble avoir été sa préoccupation principale, le reste ne l’intéressait pas beaucoup. « Tous ces débats à caractère progressiste lui paraissaient bêtement humains, beaucoup trop humains. Il en ricanait. A ses yeux, l’essentiel était ailleurs, dans la relation de l’homme à Dieu ». L’auteure consacre également une place importante à la trajectoire inscrite dans la vie et la postérité de Kierkegaard à travers sa pensée, ses réflexions, l’impulsion qu’il a apporté à la religion ; sa trajectoire amoureuse, elle-même, s’étant inscrite dans la durée, la pérennité. Avec une autre destinée, Kierkegaard aurait-il pu transmettre de la même façon le message qu’il avait cru décerner dans l’œuvre de Voltaire, de Nietzsche et Kafka par exemple, souligne Claude Pujade-Renaud. Certes, elle nous présente Kierkegaard comme un génie de la pensée mais un génie retors et pervers, provocateur et polémiste bien, qu’à à la lecture de ce livre, nous découvrions, en filigrane, un doux poète, un amoureux qui sait être tendre et surtout un grand amoureux de la musique : le chant de sa fiancée, son toucher de piano et le chant des oiseaux que l’auteure semble, elle aussi, beaucoup apprécier. Peut-être pense-t-elle, comme le philosophe, que le chant des oiseaux est beaucoup plus que de la musique. « Mon oncle pensait que les oiseaux, par leur musique et leur vivacité, pourraient rendre les hommes plus heureux ».
Denis BILLAMBOZ
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