Il y a de cela 70 ans, mes parents firent l'acquisition de ce que l'on nomme toujours "Le château de Rondonneau" et qui n'est qu'une simple gentilhommière. J'avais alors 9 ans et mon enthousiasme, à la vue de ce décor boisé, avait, parait-il, joué un rôle dans leur décision de devenir les propriétaires de cette jolie demeure et de son parc où serpentait la rivière des Mauves. Mon grand-père maternel venait de mourir et ma mère souhaitait investir son héritage dans une résidence secondaire qui permettrait à notre famille de s'évader de Paris le plus souvent possible, Meung-sur-Loire n'étant jamais qu'à 149 km de la capitale. Tout me plaisait au Rondonneau : son cadre romantique et la campagne qui lui servait de toile de fond, l'enveloppant dans un univers champêtre où se voyaient encore quelques semeurs dont la beauté du geste m'émerveillait. D'ailleurs tout m'émerveillait dans cet environnement où je gagnais une liberté nouvelle, celle de vagabonder au gré de ma fantaisie, de découvrir la nature dans sa diversité, celle des végétaux bien sûr, mais également le gibier très abondant, les oiseaux si nombreux, les insectes innombrables, même les araignées que j'apercevais terrifiée certains soirs sur le mur de ma chambre. Oubliés les tenues citadines et l'uniforme qui sera le mien quelques années plus tard chez les dominicaines et bienvenue à la salopette, au vieux pull et aux sandales plus propices à affronter les chemins que les vernis parisiens dont s'était moquée, le premier soir, la dame de la ferme chez qui j'étais allée chercher le lait : "En voilà d'une petite parisienne !" Si je voulais me faire adopter par mes nouveaux voisins, il fallait me couler dans le moule de cette paysannerie si authentique, de ces gens accueillants dans la mesure où vous-même vous pliiez à quelques règles élémentaires. Dès le début de notre installation, je fus frappée par les réalités de la terre auxquelles ils étaient quotidiennement contraints. Je me plaisais à entendre passer les charrettes, puis les tracteurs qui, tôt le matin, se rendaient sur les lieux pour les innombrables travaux des champs. Oui, tout me surprenait de cette vie agreste où les temps consacrés à l'agriculture fractionnaient leur existence de façon immuable. Moi-même je me sentais devenir autre, plus sensible aux bruits, aux odeurs et à cette horlogerie secrète qui sont ceux du sol, du ciel et des vents.
"Lorsque l'on venait de la plaine, il y avait pour accéder à la propriété deux voies possibles : l'officielle qui, par un large portail, ouvrait sur la fraîcheur de cette oasis et découvrait, au coeur d'un paysage dépouillé, un parc où mollement s'étiraient les deux bras d'une rivière ; et l'autre, officieuse et secrète, qu'il fallait deviner car on en distinguait mal le passage constitué par une petite porte en bois dissimulée partiellement au regard par une végétation exubérante. Aussi cette entrée avait-elle quelque chose de mystérieux et d'interdit qui avait toujours séduit Anne-Clémence et qu'elle empruntait depuis son plus jeune âge avec l'impression, que n'émoussait pas le temps, de pénétrer par effraction dans un royaume particulier, un domaine clos sur lui-même, arche de verdure ancrée sur l'épaule épaisse de la terre. (...) La porte franchie, le parc lui révélait un autre monde. Elle approchait un mystère plus dense où le silence se peuple de bruits confus, de froissements d'ailes, de roucoulades de pigeons et avançait dans des allées qui l'invitaient à suivre les méandres d'un parcours capricieux, ponctué par les ponts qui enjambaient la rivière encombrée par les tiges flexueuses des roseaux."
(Extraits de mon roman "Le jardin d'incertitude")
C'est au Rondonneau, lors de mes fréquentes rêveries dans l'une des petites îles que la rivière des Mauves compose dans le parc, que j'ai pris goût à écrire et que naquit ma vocation pour la poésie. Il est vrai que le cadre se prêtait aux évasions imaginaires ; n'y avait-il pas autour de moi un décor harmonieux, empli d'une solitude propice à la méditation où je ne cessais d'être requise par la profondeur du silence et l'empreinte puissante que la nature imprimait en moi !
"Pour ce faire, Anne-Clémence se consacrait chaque jour à de longues promenades à travers champs et bois, ainsi qu'autrefois elle le faisait lorsque sa jeune imagination s'efforçait de devancer les nuages, de les précéder en leurs voyages vers des pays où l'on n'arrive jamais et d'où l'on ne revient pas. Ce sont ces souffles venus d'ailleurs qui soulevaient en elle des flux et reflux de mémoire, revivifiaient une circulation d'idées comme si, s'immisçant dans son esprit, ils contribuaient à y faire courir un langage, y structurer une phrase, y forger une pensée."
( Extraits de mon roman "Le jardin d'incertitude")
Saint-Exupéry a écrit : "On est d'une enfance comme on est d'un pays" et il est vrai que le Rondonneau et ses environs ont été une terre initiatrice, celle où je me suis construite, où j'ai fait la lente expérience de la vie, la découverte des impressions les plus fondamentales. Les enfants d'alors avaient de l'imagination que la nature environnante ne cessait de solliciter, les invitant à varier leurs jeux ou mieux à les inventer, à créer des personnages, source imaginaire de communication. Les parties de croquet ou de cache-cache, les jeux de société, ainsi que les spectacles que nous montions ensemble, comblaient nos journées, éveillaient nos esprits, nous incitaient à observer le monde des hommes et la divine nature et à tirer les enseignements bénéfiques à notre apprentissage. Aujourd'hui, je perçois encore le chant de la rivière des Mauves, son bruit furtif sur les pierres.
"Si le temps était clément, les enfants sautaient dans l'une des barques et, sans bruit, la dirigeaient dans les méandres de la rivière. Quand ils passaient sous un pont, d'un même élan ils s'aplatissaient. Ensuite, ils se laissaient glisser dans le sens du courant. Il n'y avait plus alors d'égal et de murmurant que le ruisseau donnant sa note mélodieuse, écoulant ses eaux pesantes veillées par les saules et les peupliers. Alentour, s'appesantissait un silence crispé que troublaient le vol d'un oiseau, la fuite d'un rat d'eau ouvrant l'onde paisible d'un claquement bref. Désormais, les enfants abordaient un monde marécageux, empli de glissements sourds, univers croupissant où s'accumulaient feuilles mortes et débris végétaux. Couchés dans la barque, ils s'abandonnaient à ce lent voyage, fermant les yeux pour mieux capter le plus infime écho, sentant s'exhaler de partout la doucereuse odeur des vases."
(Extraits de mon roman "Le jardin d'incertitude")
La cabane dans les années 50. Elle se serait peu à peu écroulée sous le poids des ans et n'existe plus.
Lors de l'emménagement, qui avait succédé à l'achat du Rondonneau, ma mère avait souhaité, avant toute autre chose, à disposer d'un piano dans le salon afin de pouvoir travailler son chant durant les vacances, d'autant qu'elle ne risquait pas de gêner les voisins comme à Paris. Et elle s'était empressée de faire la connaissance des musiciens de la région dont une certaine Marguerite Boucher qui tenait l'orgue de la collégiale Saint Liphard de Meung-sur-Loire et s'était révélée être une musicienne accomplie. Une plaque a d'ailleurs été apposée sur le mur d'enceinte de sa maison qui rappelle le rôle éminent qu'elle a tenu pour remettre en état l'orgue et éveiller la sensibilité musicale de la ville. Si bien que le Rondonneau allait devenir le rendez-vous privilégié de ses amis musiciens. Il n'était pas rare que l'on sorte le piano sur la terrasse pour des concerts improvisés les soirs d'été, lorsque la lumière déclinait et posait mollement ses dernières lueurs sur la canopée.
" Lorsque le pianiste avait plaqué son dernier accord, quelque chose s'était arrêté, suspendu en un point d'orgue. Il y avait eu ce moment d'attente où la frontière si mince qui sépare les deux mondes se laisse entrevoir. Tandis que le pianiste s'éloignait sous les applaudissements, Marie-Liesse faisait son entrée dans l'aire lumineuse avec son accompagnatrice et prenait place à côté du piano, s'y appuyant gracieusement. Le silence posait sur l'assistance sa troublante interrogation. On ne distinguait dans le ciel aucune étoile tant la lumière les concrétisait en une seule qui avait les traits et la blondeur de Marie-Liesse. Avant même quelle ne commence, Anne-Clémence se souvenait d'une réflexion de son père : " Je n'ai jamais entendu un timbre de voix qui ait autant de charme." Et c'était vrai. Cette voix était fraîche, tendre, argentine. Une voix de jeune fille qui n'était pas d'une tessiture très ample, mais souple et flexible et incroyablement caressante. La soprano avait débuté par "L'horizon chimérique" de Fauré, enchaîné avec "La tristesse " de Duparc, poursuivi par "Le bonheur est chose légère" de Saint-Saens. Elle ne se contentait pas de chanter, elle parait d'une lumière indéfinissable, d'une coloration fine et subtile les paroles qu'elle prononçait. Ses expressions la révélaient sous un jour nouveau, plus sensible, si bien que la regarder était un spectacle aussi ravissant que de l'entendre. Anne-Clémence aimait cette facette-là de sa mère, cette Marie-Liesse émouvante, tendue vers quelque chose d'inaccessible. Elle l'aimait d'être ainsi offerte aux regards mais toute entière absorbée à servir avec application l'oeuvre qu'elle interprétait, plus lointaine d'être si proche et fatalement ennoblie par son art. Pour terminer, après "Tandis que tout dort", elle avait choisi "Le jardin clos" de Fauré et, en l'écoutant, Anne-Clémence avait senti se refermer sur elle les portes de son royaume, elle s'était perçue à jamais sa prisonnière. Ce jardin clos n'était-ce pas celui de son enfance, de sa mémoire, celui qu'il lui faudrait sans cesse cultiver pour le restituer un jour dans sa poésie et sa quintessence, sans omettre ce qu'elle aurait vu afin de témoigner du réel, mais sans renoncer à dévoiler ce qu'elle aurait pressenti, de manière à pallier à l'affrontement du stable et de l'incertain ?
(Extraits de mon roman "Le jardin d'incertitude")
Plus tard, lorsque je suis partie habiter Annecy, mes parents ont vendu cette propriété et le portail s'est refermé sur quinze années exceptionnelles où ce lieu a été l'épicentre familial, le havre où nous aimions nous retrouver en famille ou entre amis. Puis le temps a passé. Il y eût les années à Louveciennes avec les enfants qui grandissaient, puis celles que nous vivons mon mari et moi depuis 1991 à Trouville, face à la mer, site choisi qui nous a apporté son lot de bonheur, d'accomplissements, de peines aussi. Mais le Rondonneau est resté pour toujours dans ma mémoire auréolé d'une poésie prégnante, d'un charme indéfinissable. Revenant sur ces terres en pèlerinage pour y retrouver mes souvenirs du passé et mes amis d'autrefois, jamais revus depuis plusieurs décennies, ces derniers se sont débrouillés pour que je puisse revisiter mon ancienne demeure au bout de la plaine qui prend, à la belle saison, le ton chaud des blés. Le portail s'est entrouvert sur le parc solitaire et silencieux, jardin enclos dans sa douce mélancolie, son décor champêtre et son exubérance végétale. La façade de la maison, désormais laurée de lierre au point qu'il enguirlande les fenêtres, a conservé son élégance et domine toujours la terrasse et la pelouse qui s'inclinent en pente douce vers la rivière. En sorte qu'il n'y aura jamais eu d'adieu, seulement un "au revoir".
"Sous le hangar, la barque est toujours amarrée et l'excursion permise pour les plus audacieux que les Mauves lisses et brillantes chargées d'un épais silence et que les terres nocturnes n'effraient pas. Ils reprennent le voyage interrompu là où la roue du moulin des Touanes interdit le passage. De nouveau, la remontée lente avec le seul objectif de cette initiation, écoulement de l'onde par delà le temps et la mort, comme une mélodie troublante dont on perçoit à peine l'écho mais qui obsède parce qu'en chacun de nous l'incertitude persiste ... en son jardin clos."
(Extraits de mon roman "Le jardin d'incertitude")
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
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Le Rondonneau, retour à ma maison d'enfance
Renée ou l'enfance réenchantée
Les Pâques de mon enfance au Rondonneau
Chère tante Yvonne
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Chers disparus
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