Dans ce livre, Lee Mezkeyoung a recensé une centaine de petites épiceries coréennes en voie de disparition, elle a ainsi voulu immortaliser ces boutiques et leurs tenanciers pour que ce patrimoine survive au moins dans la mémoire populaire. C’est un véritable catalogue qu’elle a réalisé en dessinant chaque boutique à l’encre acrylique et en accompagnant chacun des dessins d’un commentaire. Un bijou de bibliothèque !
Les petites épiceries de mon enfance
Lee Mekyeoung
Ayant quelque peu délaissé la peinture, qu’elle a étudiée à l’université, pour élever ses enfants, Lee Mekyeoung éprouve le besoin de reprendre la plume – elle dessine à la plume et à l’encre acrylique – après avoir visité une épicerie lors de l’une des premières sorties qu’elle effectue avec son deuxième enfant. Le charme désuet de l'échoppe et la sérénité détachée de la vieille marchande la touchent au point qu’elle ressent le besoin de dessiner cette boutique pour en conserver le souvenir. « En retournant chez moi, j’ai attendu que mes enfants dorment pour me mettre à dessiner cette épicerie. Mon cœur bondissait de joie et je me sentais heureuse. C’est ainsi qu’a commencé mon histoire avec les gmeuong gagae ». Pendant vingt ans, Lee Mekyeoung parcourt la Corée à la recherche des dernières épiceries campagnardes afin de les immortaliser sous le trait de sa plume, de façon à qu’elles subsistent au moins dans la mémoire populaire ainsi que ceux qui les avaient fait vivre : épiciers, souvent épicières, et clients. « Si seulement je pouvais dessiner toutes ces petites épiceries avant qu’elles disparaissent ! Si seulement elles pouvaient continuer à travers mes œuvres ! C’est là mon souhait le plus cher. »
L’auteure entend ainsi perpétuer, grâce à ses dessins, le charme et la beauté discrète de ces petites boutiques qui la touchent infiniment. « Si je me suis mise à dessiner des petites épiceries, c’est parce que j’étais attirée par la beauté discrète de ces vieilles boutiques à l’apparence délabrée et misérable. J’étais curieuse de ceux qui y vivaient avec persévérance depuis plus de quarante ans. » Elle voulait aussi perpétuer dans la mémoire de ses concitoyens l’ambiance qui habitait les lieux souvent si bruyants chez nous et toujours tellement calmes en Corée. C’est une époque, une civilisation qu’elle désire maintenir à travers le souvenir de ces lieux de rencontres où circulaient les informations et les potins populaires. C’était un peu le cœur du réseau social du village et de ses environs.
Lee élabore chacun de ses dessins à l’identique des modèles avec infiniment de minutie et de précision, employant des couleurs pastel proches de celles utilisées par les aquarellistes. Elle place toujours un arbre devant ou derrière la boutique, l’arbre qui servait d’ombrage aux clients lorsqu'ils s’attardaient pour discuter avant ou après avoir acheté les quelques marchandises nécessaires. Elle n’oublie pas la boîte aux lettres rouge qui est parfois la seule tache de couleur vive dans le dessin. Elle propose ainsi près de cent dessins tous plus magnifiques les uns que les autres, dégageant paix, douceur et émotion. « L’ambiance mystérieuse créée par la rencontre entre l’ombre de la nuit et la lumière du magasin avait cette beauté triste qu’on ne peut voir que dans une épicerie en déclin. Cette beauté-là est l’essence de mes œuvres. »
Ces épiceries si charmantes évoquent un temps figé comme un instant de quiétude que rien ne trouble, pas même le vol d’un oiseau ou d’un insecte, un réel temps de paix. Et l’auteure d’expliquer : « Dans mes dessins, le temps est figé. Les fleurs de magnolia ne se fanent jamais et les petites épiceries semblent toujours prêtes à accueillir leurs clients. Dans mes dessins, le temps se souvient des gmeuong-gagae contemplant le monde sans bouger, de là où ils sont, des arbres qui les agrémentaient et des gens qui les fréquentaient ». Comme si le temps n’avait pas eu de prise sur l’époque où les boutiques prospéraient … On comprend mieux pourquoi, avant de devenir un dragon économique trépidant, la Corée du Sud fut, avec sa voisine du nord, « le Pays du matin calme » dont Lee Mekyeoung semble avoir tellement la nostalgie. Une telle paix et une telle sérénité se transmettaient des étalages des magasins aux mains des clients et en leur cœur et leur esprit.
Ce catalogue de dessins d’une extrême pureté, d’une grande finesse, d’une réelle beauté esthétique, est aussi une façon, pour la réalisatrice, de nous rappeler qu’il ne faut pas oublier les anciennes boutiques et leurs tenanciers qui véhiculaient des valeurs aujourd’hui dévorées par le crabe de la grande distribution. « Faisons attention aux choses qui nous entourent et qui nous sont familières. Peut-être leurs angles usés et arrondis par le temps cachent-ils une beauté que rien ne pourra remplacer ? En les observant attentivement on peut y percevoir les traces du temps et de la douceur de la vie ». Aussi est-ce un véritable cadeau que nous font l’auteure et son éditeur ! Un véritable livre d’art ! Une leçon de sagesse, d’attention et de respect !
Denis BILLAMBOZ
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