Nous sommes gens de Loire depuis toujours. Il y a longtemps que mes deux familles, paternelle et maternelle, s’ancrèrent dans ce terroir de l’Ouest, ouvert sur le large, pays d’eau et de marais. Sise aux portes de la Bretagne et aux frontières de l’Anjou et de la Vendée, Ancenis est un carrefour historique et la première ou la dernière – selon que l’on se place en amont ou aval - des villes bretonnes. L’aspect gracieux des bourgs et des champs quadrillés de haies vives, ce je ne sais quoi d’épanoui et d’un peu alangui dans l’atmosphère ont contribué à donner l’impression qu’ici la vie était plus facile et plus civilisée qu’ailleurs. C’est là que naquit le 24 avril 1854 mon arrière-grand-père, Arthur Chaillou, fils aîné d’une famille de cinq enfants, dont trois filles. Son père entrepreneur de peinture était un homme austère et sa mère, la délicieuse Caroline Marie Martin, une femme douce et attentive qui veillait avec une prudence joyeuse sur sa nichée. Arthur avait deux passions, la peinture, non celle de son père mais celle d’atelier, et le sport, principalement la marche qui fit de lui un étonnant voyageur à pied. A 20 ans, son père l’envoya travailler chez un entrepreneur de travaux à Paris qui avait une certaine réputation afin qu’il apprenne à diriger une entreprise et à en connaitre les multiples arcanes. Il aspirait à ce que son aîné élargisse sa propre affaire et, par la suite, soit en mesure de former le plus jeune de ses enfants qui allait sur ses 11 ans. A peine arrivé à Paris, Arthur loua un appartement et s’inscrivit, sans tarder, à l’école des Beaux-Arts pour y suivre des cours de dessin en dehors de ses heures de travail. En effet, le dessin et la peinture de chevalet l’intéressaient bien davantage que ce stage dans une entreprise dont l’objectif était de faire de lui un homme d’affaires rompu aux exercices de la finance et du rendement, si bien que quelques mois plus tard le patron, chargé de sa formation, écrivait à son malheureux père que son rejeton montrait une incapacité évidente aux conseils qu’il tentait vainement de lui inculquer. Le sang d’Auguste Chaillou ne fit qu’un tour, il sauta dans un train – la ligne de la SNCF avait été inaugurée quelques années plus tôt - débarqua à Paris dans un état de fureur avancée, puis chez son fils auquel il ordonna de le suivre manu militari. Arthur comprit qu’il avait peu d’arguments à opposer à un père qui entendait lui couper les vivres, d’autant qu’il savait que sa peinture de chevalet n’était pas en mesure de lui assurer une existence décente, ainsi qu’à sa petite compagne. Celle-ci était déjà à son travail ce matin-là – elle était coupeuse dans une maison de couture - et ce n’est que le soir, à son retour au bercail, qu’elle réalisa avec stupeur et douleur que l’oiseau s’était envolé. Elle s’appelait Anne Désirée Cochet et avait 3 ans de plus que son compagnon. Fort jolie, elle se marierait quelques années plus tard, tout en conservant longtemps au cœur cette blessure de jeunesse. Arthur avait donc regagné ses pénates et l’entreprise familiale qui n’avait pas l’heur de le passionner. Mais il fallait vivre et il plia l’échine, partit faire son service militaire dans l’infanterie l’année suivante et rentra dans le rang en épousant le 26 avril 1882, à Chemillé, Marie-Louise Giraud de sept ans sa cadette.
Caroline Marie Martin, la mère d'Arthur, née en 1825. Son grand-père avait été tué pendant les combats de Vendée devant Savenay, laissant sa veuve élever seule leur dernier enfant.
A quelques encablures de Cholet, ce bourg était célèbre pour sa foire aux bestiaux et au beurre. Il est vrai que les grasses prairies d’alentour favorisaient l’élevage du bétail qui affluait par milliers de têtes les jours de foire sur la place de Chemillé. Le père de Marie-Louise était maréchal-ferrant et avait une jolie situation qui permettait à sa femme Anaïse de tenir son rang avec un certain panache. Leur fille avait reçu une parfaite éducation chez les religieuses, passé son brevet avec succès et traînait à ses basques quelques soupirants lorsqu’elle fit la connaissance d’Arthur. Arthur était beau. Grand et mince, une abondante chevelure blonde, des yeux de mouette, il frappait par la virilité de ses traits et bien des élèves de l’école des Beaux-Arts de Paris lui avaient demandé de poser pour eux lorsqu’il travaillait en leur compagnie et, plus tard, Alexandre Saturnin Bertin, élève de Cabanel, d’un an son aîné, réalisera de lui un portrait magnifique. Désormais Arthur pouvait offrir à sa femme une vie décente. Ne venait-il pas de monter sa propre affaire à Nantes, laissant à son frère Eugène le soin de seconder leur père vieillissant. Un an après les noces naissait le 18 mars 1883 leur premier enfant Louise Marie Joséphine, ma grand-mère, et trois ans après, le 29 août 1886, un fils Marcel Jean Auguste.
Ce fut dans la nuit du 8 au 9 mars 1888 que se passa un événement dramatique : la disparition soudaine d’Eugène, le frère cadet d'Arthur, celui qui secondait désormais son père dans la boutique d’Ancenis. Un avis de recherche avait été lancé par le parquet et le procureur de la République Henri Baudoin, cela en vain puisque l’on ne retrouvera jamais trace de ce jeune homme de 25 ans. Auguste Chaillou n’allait pas tarder à fermer sa boutique ravagé par le chagrin, tandis que Caroline Marie, sa femme, guetterait en vain les trains dans l’espoir de voir débarquer le plus jeune de ses deux fils. Qu’était-il arrivé à ce garçon trop blond et trop gracieux, on ne le saura jamais ! Sur l’avis de recherche, il était souligné qu’il aimait fréquenter les cafés-concerts. Pour Arthur, ce sera l’occasion de remettre sa vie en question et de se décider à quitter la Bretagne pour la capitale où il lui semblait que l’existence était plus passionnante et où il pourrait participer à la vie culturelle. C’est lors de l’exposition universelle de 1900 qu’il déménage avec femme et enfants pour un appartement sis rue du Théâtre - ce qui est déjà en soi un programme - et où ceux-ci vont découvrir, stupéfaits, un Paris en plein effervescence, que dis-je en pleine mutation. En effet, les parisiens assistent alors à la naissance de l’art nouveau, à l’inauguration de la première ligne de métro, à la découverte du moteur diesel, à celui d’un trottoir roulant de 3 km de long et croisent dans les rues et avenues pas moins de 48 millions de visiteurs durant les sept mois de l’exposition et sur les 112 hectares qui lui sont consacrés et englobent, entre autres lieux prestigieux, le Cours la Reine, l’esplanade des Invalides, le champs de Mars, la colline de Chaillot. Ma grand-mère me parlait souvent, lorsqu’elle venait déjeuner chez nous chaque jeudi durant les années où j’étais écolière, cette vie parisienne de la belle Epoque qu’elle avait traversée dans un état d’éblouissement. Louise s’était mariée à l’âge de 22 ans avec un homme de 35 ans, Alfred Armand, employé au Crédit lyonnais de Paris, auquel on prédisait un brillant avenir car il ne cessait de monter en grade en suivant des cours le soir et en travaillant les langues dont l’anglais, déjà si utile à l’époque. Ils se connurent au Crédit Lyonnais des Grands Boulevards où ma grand-mère faisait un stage, ses parents l’y ayant encouragée parce qu’ils jugeaient prudent qu’une femme ait une corde à son arc ; l’avenir leur donnera raison. Alfred Armand était originaire de Bouloire dans le département de la Sarthe où s’était installée sa famille, pays de bocages qui sourit, à travers l’immobilité de ses cultures, à la floraison prometteuse des pommiers, aux vergers familiaux et à ses ciels qui ne sont jamais intensément bleus mais couturés de nuages ou frappés de lourdes nuées. Il était trapu, courageux et travailleur et avait eu le coup de foudre pour ma jeune grand-mère à la taille de guêpe et au rire communicatif. Comme ils se plaisaient et qu’il n’y avait aucun obstacle à leur union – Alfred Armand étant divorcé depuis un certain temps de sa première épouse - on envisagea très vite les noces qui eurent lieu dans une chaude ambiance familiale le 10 juin 1905. Ma grand-mère ne gardait pas de ses premières années de vie commune un souvenir impérissable. Alfred Armand était maladivement jaloux et elle devait prévenir ses amis et collègues d’éviter les regards appuyés ou les aimables compliments tant elle redoutait les scènes que son mari ne manquerait pas de lui faire. Le 5 juillet 1908 mon père naissait à la grande joie de ses parents et à la fierté d’Arthur dont c’était le premier petit enfant. Il n’en aurait pas d’autre d’ailleurs, les événements qui vont suivre plongeant la famille dans une succession de malheurs que bien des Français connaîtront avec la Première guerre mondiale provoquée par l’assassinat du prince François-Ferdinand d’Autriche et de son épouse la duchesse de Hohenberg le 28 juin 1914 à Sarajevo. Ce drame conduisit l’Autriche-Hongrie à déclarer la guerre à la Serbie ce qui, bientôt, enflammera l’Europe entière et provoquera des changements géopolitiques qui marqueront à tout jamais le monde.
Le fils d’Arthur, Marcel, était parti à la guerre la fleur au fusil comme la plupart des jeunes gens de son âge, persuadé que cela ne durerait que quelques semaines. C’était un joli garçon qui venait de se marier et qui comptait, à son retour, unir ses efforts à ceux de son père dans l’entreprise familiale de peinture et décoration. Il n’y aurait pas de retour, Marcel fut blessé dès les premiers jours de septembre lors de la bataille de la Marne, bataille durant laquelle l’Armée française tentait de repousser l’inquiétante avancée des Allemands sur Paris. Ne pouvant plus avancer, il pria ses amis de poursuivre leur mission sans lui, de ne pas retarder leur progression, si bien qu’ils le déposèrent contre une meule de foin, prévenant les secours dès qu’ils le purent. Lorsque ceux-ci arrivèrent, les Allemands, qui les avaient devancés, avaient mis le feu à la meule. On ne retrouvera jamais Marcel. Longtemps sa mère espérera que les Allemands l’avaient recueilli et soigné comme cela se faisait alors entre soldats étrangers. Hélas ! Marcel Chaillou compte parmi les soldats disparus. La médaille de guerre lui sera attribuée à titre posthume et sa jeune femme ne se remariera jamais, fidèle à sa mémoire. Quant à mon grand-père Alfred Armand, il était mort fin 1913 d’une hémorragie cérébrale et la femme d’Arthur sera emportée à son tour par la grippe espagnole au tout début de l’année 1919.
C’est ainsi qu’Arthur se retrouvera seul avec sa fille Louise et son petit-fils Robert dans une France meurtrie. La jeunesse avait été fauchée comme jamais et chacun pleurait ses chers disparus. Arthur poursuivait désormais, sans la présence de son fils, ses activités professionnelles et ses longues randonnées dans la France profonde, toujours à pied pour mieux profiter des paysages. Mais une bonne fée veillait sur son destin et lui permit de retrouver, grâce à l’entremise d’amis communs, sa petite coupeuse qui, un soir de 1874, avait pleuré le foyer déserté. Elle-même était veuve et l’amour n’allait pas tarder à renaître de ses cendres. Anne Désirée n’avait pas oublié son premier amour et Arthur conservait un bien joli souvenir de ce temps où il s’était imaginé un avenir d’artiste dans ce Paris foisonnant où les talents multiples s’exprimaient en pleine liberté. Ils se marièrent le 21 avril 1921 pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur, ce furent les années d’avant la seconde guerre où Arthur, ayant vendu son affaire, pouvait reprendre ses périples au long du littoral français ou dans la campagne et partager les joies familiales avec son épouse. Cet infatigable marcheur aimait saisir la lumière au lever du jour, surprendre le chant des oiseaux et envoyer de multiples cartes postales descriptives à ses neveux et nièces dispersés à l’étranger. La déclaration de guerre le 3 septembre 1939 fut un coup terrible pour lui car son unique petit-fils Robert partait sur le front du côté de Vitry-le-François, affecté dans les transmissions. L’armistice le rassura, bien qu’en pensée il rejoignit très vite le général de Gaulle dont l’appel du 18 juin l’avait touché comme un grand nombre de Français. Reconnaissant envers le maréchal Pétain qui avait permis à son petit-fils de regagner ses foyers sain et sauf, il fut par la suite un inconditionnel gaulliste. Ce dont il souffrit le plus pendant cette guerre fut sans aucun doute le froid. Bien que solide, Arthur allait sur ses 90 ans et les hivers étaient particulièrement rigoureux en ces années-là. Pour se chauffer, rien d’autre que la sciure de bois et peu de vivres à se mettre sous la dent, surtout lorsqu’on se refusait à recourir au marché noir. Atteint d’une pneumonie, il s’éteignit paisiblement le 23 septembre 1943. Folle de douleur, Anne-Désirée plongeât sa tête dans la gazinière pour le rejoindre dès le lendemain de ses obsèques. Elle avait 93 ans.
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
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