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2 octobre 2019 3 02 /10 /octobre /2019 08:49
Patrice de la Tour du Pin ou la liturgie intérieure
Patrice de la Tour du Pin ou la liturgie intérieure


Patrice de la Tour du Pin devait faire très jeune une entrée éblouissante dans le monde littéraire avec sa Quête de joie, entrée comparable à ce qu’avait pu être, en son temps, celle de Lamartine et de ses Méditations. Il avait 19 ans et venait d‘écrire un chef-d’œuvre. Difficile de devenir en un âge si tendre presque déjà insurpassable, car si le poète devait produire par la suite avec ce qui deviendra son œuvre unique et colossale "La Somme de Poésie", un travail admirable et admiré, jamais, peut-être, il n’aura été davantage poète que dans cette quête de sa toute jeunesse. C‘est Jules Supervielle qui avait remarqué le manuscrit et souhaité publier une première partie "Les enfants de septembre" à la NRF dès 1933.

 

Les bois étaient tout recouverts de brumes basses,

Déserts, gonflés de pluie et silencieux ;

Longtemps avait soufflé ce vent du nord où passent

Les Enfants sauvages, fuyant vers d’autres cieux,

Par grands voiliers, le soir, et très haut dans l’espace.

 

La jeunesse ne pouvait que se retrouver dans ces vers romantiques qui lui restituaient une atmosphère proche de celle du Grand Meaulnes. Poésie enchanteresse par cette grâce princière qui a quelque chose du Printemps de Botticelli et de la délicate nostalgie de Charles d’Orléans et n’a jamais rien concédé au confus et à l’obscur. Cette inspiration, Patrice de la Tour du Pin l’a puisée dans le pays de son enfance composé de bois giboyeux, d’étangs, de vertes prairies et de jardins secrets, qu’il aimait à parcourir seul ou avec sa sœur Phylis et son frère Aymar, domaine des vacances familiales dont il héritera par la suite et où il passera la plus grande partie de sa vie.

 

Va dire à ma chère Ile, là-bas, tout là-bas,

Près de cet obscur marais de Foulc, dans la lande,

Que je viendrai vers elle ce soir, qu’elle attende,

Qu’au lever de la lune elle entendra mon pas.

 

Cette "quête de joie" sera donc le premier fruit d’une solitude qui lui apportera une gloire précoce avant que les années de guerre et de captivité en Allemagne fassent de lui, selon la formule de Jean Guitton, non seulement un poète à ses heures mais à toutes les heures, ayant trouvé en soi son cloître intime où il vivrait reclus en poésie. Les autorités allemandes l’ayant relâché, il va se réfugier au Bignon-Mirabeau, la demeure familiale à l’extrême pointe nord-est du Loiret, ancrée au bord d’une vallée :

 

C’était un château de vallée,

L’herbe dressée de trois prairies

Les bois de pentes, aux chemins

Indéfinis qui s’en allaient,

Les Morailles, les Picardies

Avec leurs châteaux de sapins.

 

 

En 1943, il épouse sa cousine Anne de Bernis, dont le visage lui était apparu, lors d’un voyage en train, comme celui de la femme élue : « Suis-je à la fin du voyage ?/ Le monde d’amour n’est pas là ! / - Il ne vint aucune réponse ! / Juste la forme d’un visage, / Comme fut l’archange à l’annonce, / Et ce fut bien trop beau pour moi…".

Désormais le poète va vivre à deux un monde d’amour. Quatre filles viendront égayer ce foyer uni, tandis que le poète se consacre à son aventure spirituelle et poétique en achevant, dès 1946, Le Premier Jeu soit "Le jeu de l’homme en lui-même" et qu’il envisage structurellement ce que seront les deux suivants : "Le jeu de l’homme devant les autres" et "Le jeu de l’homme devant Dieu". Durant une dizaine d’années, de 1948 à 1958, l’auteur traverse une période d’angoisse et se voit confronté à cette traversée du désert que la plupart des mystiques ont connue et qui lui fait douter de ses capacités à mener à bien cette œuvre déjà construite dans sa pensée et que, soudain, en panne d’inspiration, il ne parvient plus à composer. Humble, il accepte l’épreuve d’être ainsi dépossédé par son Seigneur. "Les prières du désert" en font foi : « Si tu m’as conduit là, Seigneur, c’est pour renaître, / Si je renais ce n’est pas homme mais enfant, / Non pas de mon passé, mais de ton testament. / Tant pis pour le poète que j’aurais pu être ! / Tu me reprendras tout, dès le commencement, / Tu n’es pas Dieu qui repousse un enfant.»

 

 

C’est à la suite de ce passage à vide qu’il prend conscience que son intelligence est au service du baptême et sa volonté à celui de l’eucharistie. En 1964, l’Eglise du Concile Vatican II l’ayant appelé à faire partie de la commission des cinq membres choisis par l’épiscopat pour traduire en français les textes liturgiques, il dit oui spontanément sans prendre en considération la mesure de cet engagement. Ce oui contraste avec le non tout aussi spontané qu’il avait adressé aux immortels de l’Académie française lorsqu’ils lui avaient demandé de siéger parmi eux. Ce sont désormais dix années de sa vie qui vont être consacrées à ce travail de traducteur des oraisons de la messe, des préfaces, des quatre prières eucharistiques, des rituels du baptême et du mariage, des Psaumes du Psautier français liturgique, sans compter qu’il composera personnellement une vingtaine d’hymnes pour la liturgie des heures. Son langage audacieux ne fera pas toujours l’unanimité. Pierre Emmanuel écrira à ce propos : "On peut regretter que ceux avec lesquels il coopéra ne l’aient pas poussé à être davantage l’homme qu’il était. Mais sa tentative fut la première - et la seule - pour introduire la poésie dans le culte, dans l’expression canonique de la foi".

 

 

Le poète introverti qu’il est, consacré jusqu’alors à une œuvre personnelle destinée à quelques initiés, s’impose subitement de composer pour le public le plus large et passe sans transition de la solitude à la communion et d’un certain hermétisme à une grande clarté. Ne doutant pas un instant que le Christ travaille en lui, il s’attelle à cette tâche avec ferveur. Ce travail aura une influence sur la poursuite de son œuvre, la Somme dont il aborde "Le jeu de l’homme devant les autres". Ce Jeu, en se greffant à la liturgie, décrit l’état d’homme eucharistique et inscrit le Christ au centre de la vie et de la création. Ainsi l’auteur de "La quête de joie" devient-il théopoète, un peu à la façon d’un Grégoire de Nysse ou d’un Augustin, cultivant une théopoésie qui est, tour à tour, christologique, liturgique et sacramentelle, entièrement ordonnée autour de l’approche eucharistique du Dieu vivant, nous dit Jacques Gauthier, qui a consacré au poète une thèse de doctorat en théologie.

 


L’incroyance de son siècle l’a toujours stimulé et l’incite à opposer la louange à l‘indifférence ambiante. Affaibli par un cancer, il sait que, dorénavant, ses jours sont comptés et il se hâte à donner à la "Somme" et, surtout au dernier Jeu, celui de l’homme devant Dieu, sa forme définitive. L’avant-veille de retourner à son Seigneur, il dicte à sa femme un ultime poème "Ordre de mission" pour conclure ce parcours d’amour qu’ils ont partagé et mené d’un pas égal :

 

Sors de la chambre des enfants

Et du secret de ses trésors,

Et va révéler au-dehors

Ma version de l’homme vivant.

 

Ce mystère qu’on dit obscur

Est tout couvert de l’Eternel :

Il n’est pas vrai que les vents gèlent

En parvenant à ses bordures.

 

C’est un lieu d’une eau toujours vierge

Et qui ne peut se profaner !

Il redevient vierge, il renaît

Quand un rayon de Dieu l’immerge.

 

 

La poésie fut toujours pour Patrice de la Tour du Pin une manière d’être au monde, une façon de chanter l’existence, une expérience ou, plus exactement, une quête de sens. A cet égard, il appartient davantage à la famille des chercheurs d’absolu qu’à la communauté littéraire de son époque qu’il négligea, n’ayant pas avec elle les mêmes préoccupations de langage et d’objectif. Et il est certain que là où l’homme de foi trouve abondamment sa nourriture spirituelle, le simple amateur de poésie risque d’être déconcerté par autant d’exigence et dans l’incapacité de suivre ce premier de cordée à une telle altitude. Le néophyte regrettera l’œuvre première, "La quête de joie" où resplendissaient les poèmes de jeunesse. Indifférent aux modes et peu soucieux de séduire, Patrice de la Tour du Pin visait autre chose que la seule alliance des mots. Il lui avait fallu, pour édifier son grand œuvre, renoncer aux strophes fluides et presque murmurées des vers d’antan pour dire Dieu, ici et maintenant, et se mettre tout entier au service de la connaissance de l’homme dans le Christ. «Seigneur, la vocation d’un poète est tragique / Surtout lorsque pour Toi il veut tout renouveler». Au fil du temps, le désert, la solitude ont changé la quête de joie en quête d’eucharistie et le dernier "Jeu" n’aura d’autre mission que de proclamer les merveilles du Seigneur. Ainsi le théopoète marche-t-il vers des cieux nouveaux en bâtissant, avec les mots qui engagent tout l’être, sa terre nouvelle.

 

 

 

Cependant, Patrice de la Tour du Pin ne pouvait en aucune façon mener son Jeu devant Dieu, si Dieu Lui-même ne le menait pas en premier. L’initiative relève toujours de Lui seul. Nul ne cherche Dieu si Dieu ne l’a pas cherché. «Trouver Dieu pour le chercher davantage»selon la célèbre phrase de Pascal dans "Le Mystère de Jésus". Lors de cette célébration intime qu’est devenu le poème, l’amour est épiphanique et le texte se situe dans la plus pure lignée de ceux traitant de la contemplation. La foi, en dépassant la raison, n’est-elle pas elle-même une quête d’intelligence ? Et la poésie en dépassant l’idée ne s’ouvre-t-elle pas plus pleinement au mystère ? « Mon Dieu, je me heurte à tout autre, / Tout éclair, un versant caché. / Toute créature un abîme / Où ton souffle seul peut passer". 

 

 

En prenant conscience que l’intelligence, elle aussi, a été baptisée, Patrice de la Tour du Pin entendait rendre concevable au penseur honnête la mystique chrétienne. Et, puisque l’action de Dieu était en mesure d’organiser la poésie à cette fin, et, dès lors, qu’elle faisait corps avec l’expérience spirituelle la plus authentique, en vertu de quoi la poésie ne serait-elle pas autorisée à s’associer à la théologie dans l’approche du mystère et la révélation de l’union de Dieu et de l’homme ?   «N’attendez pas que votre chair / Soit déjà morte, / N’hésitez pas, ouvrez la porte, / Demandez Dieu, c’est lui qui sert, / Demandez tout, il vous l’apporte : / Il est le vivre et le couvert». Ici le Christ est choisi en même temps comme objet et sujet de la quête : «Je peux retourner à la terre / Sans peur n’étant pas seulement / Fils de mon père et de ma mère, / Car tu m’as fait dans mon désert / Fils de ta grâce et de mon sang».

 

Ce poème de "La veillée pascale" clôture cette "Somme" édifiée dans le silence. Le poète s’était consumé à l’écrire loin des vanités du monde et des courants littéraires de son temps, si bien qu’il s’en alla les mains vides, mais assuré, ô combien ! que le langage de la prière serait le seul à ne pas passer… Il meurt en 1975 à l'âge de 64 ans.

 

 

 

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