L’histoire d’un Japonais victime d’un AVC qui reste dans le coma en percevant tout ce qui se passe autour de lui sans pouvoir le faire savoir à ceux qui l’entourent. Une histoire émouvante et une expérience qui emmène le héros dans des souvenirs oubliés ou méconnus.
L’ombre d’une vie
Jirô Asada (1951 - ….)
Jeune employé, j’ai connu un collègue plus âgé victime d’un accident cardiovasculaire resté plusieurs jours dans le coma sans pouvoir faire comprendre à son entourage qu’il entendait tout ce qui se disait autour de lui. Masakazu Takewaki connait cette même mésaventure quand il est lui aussi victime d’un AVC dans le métro de Tokyo en rentrant chez lui après le pot organisé par ses collègues pour son départ à la retraite. A l’hôpital, il entend la voix du Directeur Général, un ancien voisin et ami, celle de son gendre et de son employeur meilleur ami de Masakazu et aussi celle de sa femme qui le supplie de ne pas partir maintenant. Ses proches racontent leur vie, sa vie, les morceaux qu’ils ont partagés ensemble, évoquent ce que les autres ne savent pas et ce qu’eux-mêmes n’ont jamais su mais seulement supposé. Ces monologues et les réponses que le moribond adresse aux lecteurs, en italique dans le texte, sont l’occasion d’évoquer l’autre face de la vie, la face dégagée de toutes les obligations professionnelles, de montrer la puissance de l’emprise du monde du travail sur les citoyens japonais.
Et, un jour, il se réveille en présence d’une élégante vieille dame qui dit s’appeler Madame Neige. Bien qu’il ne connaisse pas cette étrange grand-mère, elle l’invite à boire un café hors de l’hôpital. Il sort alors de son corps moribond pour l’accompagner. Cette aventure se renouvelle avec une belle femme au bord de la mer, puis avec Katchan, son voisin de lit, avec lequel il va au bain comme autrefois, et enfin avec la jeune et superbe Fuzuki Koga. La femme qui l’accompagne est de plus en plus jeune, comme s’il remontait le temps, comme s’il retournait vers ses origines inconnues. L’auteur fait alors dire à son héros : ces personnages ont été « créés afin que mon histoire soit plus empreinte de naturel que dans la réalité virtuelle. Je parierais que telle est la véritable nature des « anges » et des « fées », ces entités à l’ambiguïté autant religieuse qu’ésotérique ». Comme si l’auteur lui-même était convaincu qu’il existe un autre monde où les morts existent et attendent ceux qu’ils ont connus et aimés.
Asada conduit son récit avec maestria, évoquant dans le présent ceux qui racontent l’histoire complexe de cet employé parti de rien, qui a masqué ses origines pour ne pas entacher son curriculum vitae et ne pas prendre le risque d’être rejeté pour ses origines nébuleuses. Ceux aussi qui racontent comment il a fondé une famille solide et soudée, surmontant son éducation dans un orphelinat, épousant une fille de divorcés, sauvant l’honneur de tous par son courage, sa détermination, son obstination, cachant qu’il ne sait rien de ses géniteurs. Dans le Japon d’Asada, il faut avoir une famille bien nette, bien propre, honorable pour accéder à une bonne situation professionnelle et ainsi donner les meilleures chances à sa famille. La boucle qu’il faut sans cesse reboucler. « Je suis l’homme de la famille et c’est moi le responsable. Il est vraisemblable que notre génération sera la dernière à invoquer des principes aussi désuets. Il se peut que je sois le seul, qui sait ? Pourtant, je m’obstine à croire en ce schéma de paternité hérité du passé… »
Et, c’est dans l’autre monde qu’il rencontre les personnages qui vont l’accompagner sur le chemin de son enfance pour, peut-être, mieux comprendre ses origines. Un autre monde où le héros se déplace souvent en métro, le réseau vital qui irrigue cet autre monde et lui permet de se déplacer aussi bien dans l’espace que dans le temps. L’aspect fantastique de ce récit est peut-être le plus concret, le plus réel, celui qui évoque des réalités même s’il s’agit de réalités virtuelles comme le souligne l’auteur.
L’ombre d’une vie est un véritable plaidoyer pour la famille que les aléas de la guerre, qui fabrique des orphelins en quantité, l’insouciance des parents qui divorcent sans se préoccuper du sort des enfants ne peuvent contester. La famille restera toujours le cocon où chacun peut se ressourcer et où tous peuvent afficher leur honneur si précieux dans la société japonaise. C’est un portrait de cette société qui n’a pas oublié son passé, un portrait où j’ai retrouvé des traits de plume de Kawabata, de Oé, d’Inoué, de Kafu et de nombreux autres auteurs japonais, auteurs que j’ai eu la chance de croiser dans ma vie de lecteur insatiable. C’est aussi un puissant message adressé aux jeunes générations pour que jamais elles n’abdiquent même devant les pires difficultés, à l’image du jeune homme qu’il était : « Grâce à toi, j’ai pu racheter entièrement mon triste passé et il me reste même encore de la monnaie ».
Ce livre c’est aussi un roman d’amour plein de tendresse, d’émotion et de spiritualité. La scène de nativité dans le métro est merveilleuse et bouleversante, elle transcende la tradition en faisant intervenir des GI sous l’apparence de rois mages qui chantent en anglais la fameuse chanson de Noël, « Silent night, holy night, » qu’on entonne partout dans le monde à l’occasion de cette fête, donnant ainsi une dimension universelle et biblique à ce texte.
Denis BILLAMBOZ
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