Quand, en avril dernier, Anne Staquet, professeur de philosophie à l’Université de Mons, entend l’appel aux bénévoles des autorités belges pour renforcer les effectifs des institutions chargés d’accueillir les personnes âgées ou en perte d’autonomie pour diverses raisons, débordés et décimés par la pandémie, elle n’hésite pas longtemps et s’inscrit sur les listes. Elle pense qu’il est de son devoir de secourir les plus faibles, de participer activement au mouvement de solidarité et au combat contre le fléau. Elle concède toutefois qu’elle trouve dans cette action héroïque une belle opportunité pour mettre un terme au confinement qui commence sérieusement à l’étouffer.
Quelques jours plus tard, elle est appelée dans une institution privée accueillant des personnes âgées. Elle est à la fois heureuse de pouvoir se rendre utile, d’échapper à son enferment à domicile mais, néanmoins, inquiète, car elle redoute la maladie, ayant subi une intervention chirurgicale dans un passé récent. La peur, elle la découvre partout, les héroïnes et les héros qu’on applaudit au balcon tous le soir, ont eux aussi peur pour eux-mêmes, leur famille, leur entourage, leurs patients. La peur est un moteur puissant qui incite à la réaction pour maitriser les causes génératrices qui la provoque. Mais la peur est aussi une arme très puissante dans les mains des dirigeants qui peuvent la distiller pour justifier les politiques et les actes qu’ils entreprennent et qui n’ont pas toujours pour seul but de juguler la pandémie.
An contact des pensionnaires, Anne apprend peu à peu à surmonter ses angoisses ? Ces personnes ont souvent d’autres problèmes qui les préoccupent davantage qu’une épidémie dont elles ignorent tout. Ainsi, elle arrive à prendre un peu de recul et, après réflexion, à comprendre que cette épidémie ne concerne qu’une très faible partie de la population quand on la considère à travers des données relatives. Elle découvre d’autres réalités notamment le toucher, peu habituel dans le monde intellectuel, qui lui préfère la parole, le discours, le dialogue. Si bien que le contact des corps suscite en elle des sensations nouvelles qu’elle doit apprivoiser, de même qu’elle s'émeut de la décrépitude de la plupart des pensionnaires sous les assauts de la maladie ou plus simplement de l’isolement et de la peur.
Son séjour dans cet établissement la sensibilise à une nouvelle donnée qu’elle n’imaginait pas jusque là : la descente au plus bas de la pyramide hiérarchique, là où sont les débutants, ceux qui n’ont aucune connaissance, pas plus pratique que théorique, ceux qui doivent tout apprendre. Pour elle, qui se situait proche de la pointe de la pyramide, celle de Maslow, voilà une belle leçon d’humilité. Elle doit tout apprendre, accepter de se tromper, de mal faire, recevoir les leçons des simples aides-soignantes. Et, pourtant, elle finit par comprendre qu’elle reçoit beaucoup au contact des pensionnaires et de ses collègues de circonstance. Simple bénévole, novice dans son emploi, elle découvre qu’il existe une autre façon d’obtenir une certaine reconnaissance, de réussir sa vie, de valoriser son existence, de jouer un rôle dans la société. L’argent n’est pas le nerf de tous les combats, il est parfois possible de triompher en n’étant qu’un modeste bénévole.
De ce séjour, elle tire bien des enseignements qu’elle confronte à ses connaissances universitaires, soit les théories philosophiques et sociologiques qu’elle avait acquises sur le socle des enseignements des grands maîtres en la matière. La connaissance pratique, les acquis d’expérience, l’écoute des autres, surtout ceux qui souffrent, peuvent enrichir et élargir tous ces savoirs, ouvrir de nouveaux horizons, faire comprendre qu’il existe diverses façons d’aborder les problèmes, que les solutions ne sont pas exclusivement dans les livres. Cette crise ne changera peut-être pas les lois naturelles qui régissent le fonctionnement de l’humanité depuis qu’elle est apparue sur terre, mais elle aura à coup sûr un impact social évident, les barrières sociales imposées évolueront, peut-être, vers une forme moins rigide dans les comportements sociaux.
Enfin, l'auteure a compris l’importance du vécu, le rôle de la pratique, les limites du savoir, l’importance des valeurs humaines dans le travail et la vie sociale. A l’avenir, elle saura relativiser l’importance des qualités intellectuelles en comprenant que la perception sensorielle, l’adresse physique, l’intelligence pratique jouent aussi un grand rôle dans le fonctionnement de la société, quelle qu’elle soit. Tout ce qu’elle a expérimenté au long de ce parcours bénévole percute ce que nos dirigeants voudraient nous inculquer et ce que les médias n’arrivent pas à expliquer, empêtrés dans leurs querelles audiovisuelles pour triompher dans le combat de l’audimat. Je partage totalement avec elle cette réflexion : « il convient de repenser tant l’éducation que la pertinence du modèle démocratique tel que nous le connaissons à l’époque des médias de masse ».
Denis BILLAMBOZ
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