Après « La comtesse Greffulhe, l’ombre des Guermantes » et « Pour le plaisir et pour le pire, la vie tumultueuse d’Anna Gould », deux livres que j’avais lus avec un vif intérêt, Laure Hillerin nous propose « A la recherche de Céleste Albaret », un ouvrage qui raconte la vie de celle qui fut pour Marcel Proust une sœur, une mère, une confidente, qu'à tout moment du jour ou de la nuit il pouvait appeler et avec laquelle il ne tardera pas à nouer un lien exceptionnel de confiance et d’affection. L’intimité sera d’autant plus étonnante et profonde que Marcel aborde, à l’époque où elle entre à son service, soit au printemps 1914, quelques mois avant la déclaration de guerre, les pages essentielles de son œuvre, oeuvre qu’il amplifie, approfondit et achève durant les huit dernières années de son existence, années qu'ils partageront avec une égale confiance. Il est devenu le reclus dont la vie est désormais celle de son œuvre et que cette incroyable petite paysanne, alors âgée de 22 ans, soigne, nourrit, accompagne de sa présence unique dans l’histoire de la littérature.
On reconnait aujourd’hui que Céleste fut providentielle pour Proust ; elle l’a veillé, aidé, écouté avec dévouement et abnégation, vestale à ses côtés, aimante comme une épouse, dévouée et attentive comme une mère. « On entre dans une vie qui vous change de tout ce qu’on a connu » - soulignait-elle. Jeune femme belle, effacée et discrète, Céleste avait épousé le 28 mars 1913 Odilon Albaret qui était, avec Agostinelli, le chauffeur de Marcel aussi bien à Paris que lors de ses séjours à Cabourg. C’est ainsi que, demeurant désormais dans la capitale, Céleste entre au service de Proust qui, d'emblée, produit sur elle une forte impression. « Un grand seigneur », se plaira-t-elle à dire. En devenant sa domestique, la jeune femme, dont l'écrivain a tout de suite deviné les qualités, fait preuve de la plus importante de toutes dans la situation qui sera la sienne : la patience. « Le poisson – qui ne demandait que cela – est ferré ». Proust a attiré dans la sphère close de son intimité une jeune femme, à peine entrevue, mais dont il a pressenti qu’elle serait la compagne idéale. Le couple devient vite inséparable, partageant les rudes années de la guerre et l’accomplissement de l’œuvre qui exige tous les sacrifices et une absolue abnégation. Marcel le reconnaissait d’ailleurs : « A force de vivre de ma vie, elle s’était fait du travail littéraire une sorte de compréhension instinctive, plus juste que celle de bien des gens intelligents. »
Au fil des jours, Céleste devient l’ange gardien, la messagère ; elle se plie si aisément à cette fonction qu'elle est la voix de son Maître. A eux deux, l’écrivain et la domestique tissent autour de la chambre de liège un véritable réseau de communication où la jeune femme s’érige en sentinelle, en ambassadrice, en protectrice ; ne sont-ils pas ensemble des artisans au travail ! C’est Céleste qui contribuera au collage des becquets, préférables aux paperoles dont la technique était loin d'être parfaite. "A présent, grâce à l'idée de Céleste et à son habileté de couturière, le système peut s'appliquer aux manuscrits : tout est collé avec grand soin, rien ne dépasse de la page, aucun risque de déchirure. Marcel est sauvé. " La jeune femme est fière de sa trouvaille. "Mais attention ! Elle insiste pour qu'on la désigne par le mot juste, le mot employé par les professionnels de l'imprimerie : ces papiers collés dans les marges, ce sont des béquets, et pas des paperoles." Ainsi facilitera-t-elle à maintes reprises le travail de l'écrivain et aura-t-elle gravi mois après mois, année après année, les degrés du sacerdoce proustien. « Je l’ai aimé, subi et savouré » - avouera-t-elle, et l’enchantement que Proust exercera à son endroit demeurera constant. Lorsque l’écrivain disparaît le 18 novembre 1922 à l’âge de 51 ans, c’est pour Céleste l’épreuve totale qui, soudain, rend la réalité inacceptable. Figée dans sa douleur, la jeune femme est reconduite à sa condition de femme sans ressources, condamnée à vivre chichement avec Odilon, et bientôt leur fille Odile, des maigres émoluments que leur procure la gestion d’un petit hôtel meublé au 14 rue des Canettes.
Néanmoins, dès que l’occasion se présente, Céleste, joignant tendresse et vénération, offre aux oreilles attentives un témoignage poignant de cet auteur qui sort peu à peu d’un court purgatoire littéraire. Ce sera Georges Belmont qui recueillera ses souvenirs dans un ouvrage « Monsieur Proust », ouvrage qui fait date, critiqué par certains exégètes pointilleux, et auquel Céleste avait donné son accord pour la simple raison que la publication récente de George D. Painter l’avait révoltée. Elle considérait que celui-ci avait mis trop lourdement l’accent sur la vie dévoyée de Marcel, alors même qu’ayant vécu huit années à ses côtés, rien de semblable ne lui était apparu. Elle entendait donc remettre les choses dans le bon ordre. « Son livre, c’était son seul dieu » – disait-elle. « Et moi j’ai été avec lui comme si c’était mon enfant. Je l’ai couvert, couvert de tout ce que je pouvais faire pour lui, et j’avais une peine quand je le voyais souffrir. Et toujours cette grandeur … et toujours le travail. »
A cette humble servante de la littérature, la France manifestera enfin sa reconnaissance en la nommant Commandeur des Arts et Lettres. Elle avait alors 90 ans. Elle s’était retirée à Méré, après avoir fait visiter, pendant des années, la maison de Ravel – mais elle avouait qu’elle parlait bien davantage de Proust que du musicien aux visiteurs – où elle se savait chez elle et enfin paisible. Céleste s’éteindra dans la nuit du 24/25 avril 1984, victime d’un emphysème pulmonaire. Liée à jamais à celui qu’elle a servi avec tant d’abnégation, la voilà immortelle comme La Recherche où elle est présente ainsi que le souligne de façon si intelligente Laure Hillerin. « Si Albertine est une vision de femme - écrit-elle - on peut oser un rapprochement avec le personnage d’Albertine, tant il est possible qu’elle ait pu l’inspirer, le désir en moins. La douceur d’une tendresse à la fois filiale et maternelle ».
« C’était un pouvoir d’apaisement tel que j’en avais pas éprouvé de pareil depuis les soirs lointains de Combray où ma mère penchée sur mon lit venait m’apporter le repos dans un baiser. » - reconnaitra Marcel Proust à l’intention de Céleste. Par ailleurs, la docilité d’Albertine n’évoque-t-elle pas la docilité de Céleste, compagne bienfaisante dotée comme Albertine de « ce naturel qu’une actrice n’eût pu imiter. » ? Mené de main de maître, le récit de ces vies conjuguées où l’une se grandit dans l’effacement, l’autre dans l’inspiration, nous démontre qu’il y eût dans l’œuvre proustienne ... un côté de chez Céleste.
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
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