Voilà une saga familiale passionnante qu’on lit d’une traite et qui a le mérite de ne pas se réduire à l’histoire d’une famille, mais de rendre compte d’une époque, ce que parvient à faire remarquablement Dominique Bona, académicienne depuis le 18 avril 2013 au fauteuil de Michel Mohrt, dont la documentation est toujours d’une grande richesse.
Cette biographie des sœurs Lerolle, Christine et Yvonne, icônes de l’impressionnisme, aussi mythiques que les Danseuses de Degas, devenues pour leur malheur les épouses des frère Rouart, englobe le monde artistique d’un Paris de la Belle Epoque qui avait la chance d’être un véritable vivier de talents. Ces sœurs Lerolle apparaissent sur une célèbre toile d’Auguste Renoir, l’une vêtue de rouge, délicieusement mutine avec son petit nez retroussé et sa bouche souriante, l’autre habillée de blanc, grave et appliquée – c’était une excellente pianiste – et ce portrait est le départ d’un récit qui nous mène au cœur d’une société bourgeoise certes, mais ô combien artiste et intelligente, où se côtoient des peintres comme Corot, Degas, Renoir, Lerolle père, Berthe Morisot, Maurice Denis, Odilon Redon, Jacques-Emile Blanche, des musiciens tels Ernest Chausson, Debussy, Ravel, des écrivains du nom de Mallarmé, Gide, Cocteau, Valéry, Claudel, Mauriac, Maritain, artistes et poètes ayant fait des alliances les uns avec les autres, ainsi Paul Rouart épousera-t-il Agathe Valéry, de même que Julie Manet, fille de Berthe Morisot et d’Eugène Manet, se mariera-t-elle avec Ernest Rouart, élève de Degas.
Nous découvrons également, dans ces pages, un Ernest Chausson, élève de César Franck, sensible et original, néanmoins assujetti aux règles et aux rigides principes de son maître qui opposait aux dons naturels d’élégance et de clarté du jeune Ernest, la rigueur sentimentale à la base de son esthétique propre. Chausson, compositeur inquiet et modeste, sera également un amoureux des peintres et rassemblera une importante collection d’estampes japonaises comme le fit Monet. Odilon Redon sera par ailleurs l’un des phares de sa collection. Henry Lerolle, qui considérait Chausson comme un frère, ne peindra plus après la mort brutale de son ami.
Grâce à Dominique Bona à laquelle nous devons un Romain Gary, un Stefan Zweig, un Berthe Morisot parmi ses ouvrages les plus connus, nous abordons un univers à jamais disparu mais dont la nostalgie vous envahit tant il est peuplé de caractères forts, de personnalités riches et contrastées, d’amitiés, voire d’amours, fidèles ou tragiques, de destins hors du commun. Les Lerolle sont des gens délicieux avec cette figure emblématique du père, Henry Lerolle, peintre officiel dont on peut encore admirer les fresques à la Sorbonne et à l’Hôtel de Ville de Paris. Son hôtel particulier de l’avenue Duquesne fut un haut lieu de la culture et un rendez-vous incontournable pour les génies de son temps. Lui et Henri Rouart, le beau-père de ses filles, furent l’un et l’autre de véritables mécènes et la vente de leurs collections des événements internationaux qui ont fait le bonheur des plus célèbres musées du monde. On doit à ces amateurs d’art d’avoir aimé et encouragé, dès leurs débuts difficiles, les impressionnistes, de les avoir inspirés, encouragés, entourés, épaulés. Proust évoquera avec admiration « les Corot des frères Rouart » dans sa préface aux souvenirs de Jacques-Emile Blanche : ils font partie de ces nostalgies du temps perdu.
Dominique Bona n’oublie pas de souligner que rarement pareils collectionneurs ont été à ce degré éloignés de l’esprit de spéculation. Henri Rouart a acheté ses œuvres uniquement par instinct et opiniâtreté, parce que l’art réjouissait son œil et apportait à sa vie austère ( il était veuf ) une saveur incomparable. Et l’auteure ajoute : « Il aimait vivre dans le chatoiement des couleurs, au milieu de ces visions originales et diverses, choisies avec un soin amoureux, dans l’excitation de la découverte. » Cette collection composée avec amour – comme celle de Henry Lerolle - qu’il montrait volontiers, ouvrant sa porte à ceux qui voulaient communier dans le même enchantement, était celle d’un amateur éclairé qui ne s’embarrassait pas plus de préjugés de mode que de considérations spéculatives. Il l’avait toute entière bâtie selon son cœur.
Ainsi les Lerolle et les Rouart sont-ils au centre de ce livre et forment-ils le noyau dur d’une époque artistique foisonnante. Aujourd’hui encore, l’Académie française compte un Rouart dans ses rangs : Jean-Marie. Lignées d’artistes qui n’ont cessé d’évoluer dans le cercle magique de l’art « mais dont la société heureuse et fortunée a basculé dans le passé ».
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
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