Vous savez certainement depuis plusieurs années désormais que j’ai un petit faible pour la littérature caribéenne et notamment la littérature haïtienne : tant de talent au milieu de tant de misère. Cette fois, j’ai sombré sous le charme de Lyonel Trouillot et de ce texte qui est un véritable coup de cœur.
La belle amour humaine
Lyonel Trouillot (1956 - ….)
Anaïse vient à Haïti chercher les traces de son père qu’elle a à peine connu, elle entreprend un long voyage vers le petit village côtier où il vivait avant le grand incendie que le chauffeur de son taxi raconte, il raconte comment ce jour-là la pêche a été bonne, comment les hommes ont bu et chanté et comment les femmes les ont embrassés sans se rendre compte que les deux maisons jumelles brûlaient. Dans ces deux solides maisons vivaient une brute noire, un ancien colonel sanguinaire, et un vieux mulâtre escroc, arnaqueur, usurier impitoyable. Deux êtres malfaisants que le sort avait réunis pour le malheur de ceux qui les rencontraient ou presque, deux êtres qui conjuguaient à merveille leurs vices et leur violence pour construire leur fortune. « Rien, mis à part la cruauté, ne pouvait justifier l’amitié qui lia jusque dans la mort le colonel… et l’homme d’affaires… ». Le mulâtre, l’homme d’affaires, était le grand-père d’Anaïse, le père de celui qu’elle recherche et qui a disparu après le grand incendie sans laisser la moindre trace.
La route est longue entre la capitale et Anse-à-Fôleur, le village du grand-père, et le chauffeur raconte, raconte ce qu’il sait mais surtout ce qu’il ne sait pas, ce qu’il ne veut pas dire, ce qu’il ne peut pas dire car raconter ce qui a été ne sert à rien, ce qui compte c’est aujourd’hui et peut-être demain s’il existe pour ces gens de misère qui vivent selon le temps haïtien, le temps présent, l’immédiateté ; le passé est révolu il n’a pas de futur à nourrir, l’avenir est trop aléatoire. La justice en ce pays n’a pas de sens, quelle forme peut-elle prendre pour avoir une signification pour la jeune fille ?
Ce texte est une image grandeur nature d’Haïti à notre époque avec ces deux vieux qui représentent la corruption sans vergogne, la violence cynique et toute la théorie des malheurs et misères qui accablent cette demi-île damnée depuis qu’elle a conquis son indépendance ; et avec cette cohorte de miséreux qui vivent au jour le jour en attendant la prochaine catastrophe ou la prochaine machination funeste fomentée par le pouvoir souvent très autoritaire. « La mort demeure pour le vivant la plus banale des occurrences, la seule qui soit inévitable. La mort ne nous appartient pas, puisqu’elle nous précède ». Mais les gueux ont leurs secrets, leurs traditions, leur façon de transmettre leur culture dans les chants et les danses qu’eux seuls comprennent. Et Anaïse trouvera peut-être la clé de son avenir dans ses rites…
Et moi, je garderai de cette lecture l’extraordinaire exubérance de Lyonel Trouillot qui me rappelle la truculence de René Depestre, cette façon de mettre du soleil, de la musique, de la joie, du rythme dans les mots pour que les histoires paraissent moins cruelles, moins douloureuses, que la vie semble plus joyeuse sous le soleil des Caraïbes. Je crois l’avoir déjà écrit, avec eux la misère paraît moins pénible au soleil. Cette misère que les touristes croient comprendre et que les associations humanitaires essaient de vaincre sous le regard ironique de l’auteur qui sait, lui, depuis toujours faire la part de la fatalité et de la révolte. «Si tu vas là-bas, il te faudra trouver quelque chose à leur donner. Ce n’est pas dans leur habitude de demander, mais qui c’est qui n’aime pas recevoir ! ». Miséreux éternellement mais dignes toujours !
« On dirait que tout, ici, … renvoie à la question : Quel usage faut-il faire de sa présence au monde ? A quel piège suis-je venue me livrer comme la plus naïve des voyageuses ? »
Denis BILLAMBOZ
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