Il est courant d'entendre nos hommes politiques parler de la démocratie en une surenchère de superlatifs, allant jusqu'à jeter l'anathème sur ceux qui ne s'y soumettraient pas entièrement. Mais qu'est-ce donc que la démocratie ? Avant même de tenter de savoir si elle est une entrave à l'autorité, posons-nous la question et définissons son principe : celui de gouverner avec le peuple, de s'opposer à l'idée d'aristocratie et de monarchie absolue ; elle s'instaurait à l'origine comme l'essence même de la liberté de pensée et d'opinion, opposée à la pensée unique ; à laquelle vint s'ajouter, à la Révolution, la défense des droits de l'homme. Curieusement deux éminents penseurs en ont parlé de façon contradictoire, ce qui est intéressant pour ouvrir le débat : Tocqueville et Charles Maurras. Voici, en effet, deux hommes de haute intelligence politique qui illustrent parfaitement la contradiction et invitent à l'échange d'idées.
Le premier en vante les mérites, le second en souligne les méfaits. Cependant il convient de nuancer, car Tocqueville, avec une grande lucidité dans son ouvrage De la démocratie en Amérique, tout en la prenant pour exemple et en demandant aux européens de s'en inspirer, était conscient des difficultés de l'adapter aux peuples européens qui sont, par nature, plus révolutionnaires que démocrates. Tocqueville voyait la démocratie comme un pis-aller, un état de gouvernement en mesure d'éviter les dangers d'une dictature. Pour lui, la marche vers l'égalité était inévitable ; il rejoignait ainsi l'analyse de son père qui, avec un fatalisme empreint d'amertume, se résignait à la voir dans l'air du temps, puisque les aristocrates avaient consenti aux idées des Lumières. Tocqueville posait la question de savoir si elle était compatible avec la liberté. N'écrivait-il pas : " La plupart de ceux qui vivent dans les temps d'égalité sont plein d'une ambition vive et molle, ils veulent obtenir sur le champ de grands succès, mais ils désireraient se dispenser de grands efforts" ?
Vivant dans un monde chamboulé par la Révolution française, il en tirait le sentiment de la marche irrésistible de l'Histoire et en déduisait un concept : la victoire du principe démocratique sur le principe aristocratique. Etait-il pour autant fataliste ? La dégradation des rapports entre la monarchie absolue et la noblesse, l'incapacité de Louis XV à adapter le régime aux revendications libérales de l'aristocratie avaient couvé l'esprit du temps, celui-ci accepté par la noblesse mais ignoré de la monarchie. Pour Tocqueville, la responsabilité du drame historique que fut la Révolution, drame inévitable, en incombait à la noblesse et au roi de France. Il concevait l'idée qu'il puisse exister un peuple démocratique organisé d'une autre manière que les Américains. L'Amérique pouvait servir de modèle pour une adaptation à la civilisation européenne. La question restait : comment organiser les passions des peuples en lois et en moeurs ? En Amérique, on avait des idées, des passions naturellement démocratiques ; en France, nous avions des idées et des passions révolutionnaires. Aujourd'hui, poursuivait-il, que l'honneur monarchique a presque perdu son empire sans être remplacé par la vertu, rien ne soutient plus l'homme au-dessus de lui-même. Qui peut dire où s'arrêteront les exigences du pouvoir et les complaisances de la faiblesse ?
En somme, nous avons acquis, dans nos nations européennes, un état d'esprit démocratique et social sans nous être dotés des institutions correspondantes ; perte des traditions politiques et des traditions religieuses, où est le contrepoids ? Ne risque-t-on pas alors d'inciter au silence des peuples démoralisés et passifs face à des gouvernements forts et organisés, de sorte que nous nous dirigerions vers une situation comparable à la fin de la République romaine ? Ainsi la démocratie ne serait-elle pas un choix entre liberté et servitude, souveraineté d'un peuple ou celle d'un maître ?
L'Europe de civilisation chrétienne, plus précisément catholique, incline à l'esprit d'obéissance et de culpabilité, alors que l'Amérique, où règne un protestantisme plus pragmatique, tend davantage vers le libéralisme et l'indépendance ; donc la religion joue un rôle régulateur dans les deux sens, par ce qu'elle recommande et par ce qu'elle interdit.
Pour Maurras, la démocratie est un système d'institutions et d'idées, une doctrine abstraite ; organisation - des organisations historiques, des familles physiques ou psychologiques - des états d'esprit, de sentiment, de volonté hérités de père en fils depuis de longs siècles, des compagnies traditionnelles, des dynasties. C'est la doctrine qui fait de l'Etat une providence, du citoyen un administré et un pensionné, la doctrine étant le plus puissant instrument de propagande et de conquête, fondée sur l'égale valeur des individus. Or, construire ou organiser un gouvernement d'égalité avec des éléments d'inégalité ne revient-il pas à détruire l'organisation même de la démocratie ?
Où en sommes-nous aujourd'hui ? En plein paradoxe ! D'une part, la rue gouverne dans certains domaines par les revendications et les grèves qui paralysent le pouvoir ; d'autre part, jamais les citoyens n'ont été autant astreints, contrôlés, pressurés et même privés de la liberté d'expression par le politiquement correct. Et "le tout tolérable" n'est-il pas un obstacle à la régulation des moeurs et à l'intérêt général ? Qu'est devenue la sage autorité antique ? Notre époque ne se caractérise-t-elle pas par son refus du sens et son vertige du néant qu'envisageait déjà Nietzsche, ouvrant dès lors un abîme en faisant entrer notre civilisation, qui a perdu le souci de la transmission, dans une forme de surdité métaphysique. Notre singularité même est en péril, alors qu'il est de plus en plus urgent, face à un universalisme indistinct, de retrouver notre notion d'origine.
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
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