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6 février 2021 6 06 /02 /février /2021 09:21
La première Manche - Croisière vers les îles Anglo-Normandes

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Ce matin-là, il faisait gris et froid, les habituels changements de cap de la météo normande. Hier, le grand beau, aujourd'hui un ciel enjuponné de nuages. La mer en est le fidèle reflet. Tout aussi grise et opaque, tout aussi chargée et épaisse. Nous prenons la direction de Guernesey dans la blancheur de cette aube maussade. A 6 heures 55, la radio égrène le message monotone et décourageant de la météo marine. Un petit crachin nous tombe dessus. Quel curieux besoin a donc l'homme de désirer vivre sur un élément où il est en complet déséquilibre. Tout est à réapprendre en mer. Il faut faire table rase de ce que nous croyons savoir et accepter la leçon que nous inflige à chaque instant ces fluides tables de la loi. Les lois de la mer ne sont-elles pas à sa ressemblance, impérieuses et altières. Il faudra nous accoutumer à nous déplacer malgré le roulis et le tangage, supputer les urgences, affiner notre écoute, dilater notre regard. L'esprit est tenu à rester vigilant, à ne négliger aucun détail. Oublier d'abaisser une manette, de fermer une vanne peuvent être à l'origine d'une petite ou grande catastrophe. Et cependant, ce n'est certainement pas pour devenir l'esclave de ces petites choses que l'homme, un jour, choisit de partir, de quitter son havre et ses usages. Cette délivrance n'est, dans un premier temps, qu'une servitude. C'est ailleurs qu'il faut chercher une explication. Etre libre, serait-ce d'abord s'en tenir à  un réseau serré de nécessités et d'exigences ? Prendre la mer, est-ce s'arracher à ses propres abîmes, à ses incohérences ? En  fixant un cap, en calculant un point, en traçant une route, est-ce de lui-même et de ses entraves intérieures que l'homme tente de s'éloigner ?  Naïvement, essaie-t-il d'échapper à ses obsessions afin d'adhérer à la grandeur majestueuse des éléments ? C'est l'apparemment petit qui nous conduit vers l'apparemment grand. La meilleure part de soi nous la recherchons dans l'infini, nous repoussons les horizons afin de reculer nos propres limites. C'est, en définitive, nous-même que nous tentons d'amplifier, d'élargir. Toute quête de connaissance nous oblige à aller du connu vers l'inconnu. Ainsi est l'homme de mer, figure emblématique du quêteur d'absolu, pris entre l'horizon qu'il quitte et l'horizon vers lequel il va et qui ne pèse, selon lui, que le poids irrésistible et séduisant du mystère.

 

Nous voici en pleine mer. C'est l'eau de toute part et à perte de vue. Désormais, fini de vivre avec la mer un charmant compagnonnage côtier. Nous sommes devenus une sorte d'excroissance, d'adhérence, une petite verrue étrangère sur sa belle face nerveuse. Le ciel se dégage, alors que nous approchons des côtes anglaises. Sercq et Herm apparaissent comme deux pâtés d'enfants et, plus loin, Guernesey, insignifiante digue barrant les flots. Vues de là, les terres semblent vraiment dérisoires. Progressivement, elles grandissent, les reliefs se découpent avec davantage de netteté. Nous voyons surgir des maisons, des clochers, des remparts, des tours ou bien des landes arides qui festonnent d'une ganse vert foncé les à-pic de granit. Laissant sur tribord Sercq et Herm, nous nous engageons dans Saint Peter Port que domine le Castle Cornet. Le ciel est enfin bleu, le soleil presque lumineux.

 

Jeudi 21 Juillet. Après une nuit extraordinaire dans la marina, bien calés entre deux bateaux, au point de se croire sur le plancher des vaches, nous nous réveillons une fois de plus sous le crachin, mais le soleil revient vite. Le temps change en quelques heures. Il passe par toutes les colorations, comme s'il cherchait à nous donner un aperçu des nuances inépuisables de sa palette. Effets de nuages sur les eaux, éclats diaprés et, soudain, le soleil se glissant en catimini entre deux boursouflures ténébreuses, arcs-en-ciel dressant leurs arcatures parfaites au-dessus de la mer.

 


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                     SERCQ  la fière

 

Vendredi 22 Juillet. Les courses faites, les douches prises à la capitainerie, nous voici frais et dispos pour lever l'ancre et prendre la direction de Sercq. La mer étant houleuse et le mouillage difficile aux abords d'Herm, nous filons directement vers le plus haute, la plus fière, sans doute la plus pittoresque des îles anglo-normandes. Le temps est toujours aussi doux et humide. Il est 15 heures quand nous descendons l'annexe pour gagner une grève de galets, mise entre parenthèses par deux hautes parois rocheuses. Par un chemin muletier bordé de fuchsias, de fougères et de chèvrefeuille, nous gagnons le centre du village qui me rappelle, par sa disposition et son aspect, la charmante capitale des Saintes. Les boutiques, les maisons trapues et basses, les édifices municipaux semblent avoir été construits par une population de lilliputiens. Ici, les gens ne circulent qu'à pied, à vélo, à cheval ou en calèche. Nous en louons une pour faire un tour dans l'île, flânons au rythme de notre canasson dans les allées sableuses et ombragées qui tiennent lieu de routes, visitons la Seigneurie qui fut  longtemps celle de la célèbre dame de Sercq. Le manoir austère offre, en revanche, l'agrément d'un délicieux jardin de curé aux efflorescences vermillonnées et odorantes qui contrastent avec la sévérité de la bâtisse. Presque toutes les maisons, construites avec la pierre gris foncé de l'île, sont carrées et massives pour mieux résister aux tempêtes et la plupart d'entre elles portent des noms français : la moinerie, le carré de l'église, Beaulieu, le Pellon, ce qui laisse supposer que les vents portèrent jusqu'à ces îles si proches un peu de notre influence et l'écho de notre langue. Ensuite, nous nous rendons à pied jusqu'à l'isthme qui offre le spectacle le plus âpre et le plus fascinant de Sercq. Imposantes falaises déchiquetées, revêtues de cette rase végétation d'un vert sombre tranchant avec la couleur grisâtre de la roche.


La pluie nous surprend au retour, pluie qui suit la pente du vent et nous frappe de plein fouet. Il faut appareiller sans tarder car le coup de chien s'annonce. Le ciel est devenu sinistre, charbonnant la mer au point qu'elle commence à former sa houle, à lever l'écume fiévreuse de ses vagues. La route jusqu'à Guernesey nous oblige à affronter une force 8 qui fait geindre, craquer le bateau. Il frappe l'eau durement comme un hors-bord, se démembre, tandis qu'une buée épaisse nous plonge dans les vapeurs d'un hammam. A 23 heures, nous faisons notre entrée dans le port, accueillis par le zodiac de la marine. Nous laissons au loin une mer sauvage danser sur la musique du vent.

 

Samedi 23 Juillet. Pluie ce matin, pour changer. Nous en profitons pour nous reposer, mettre de l'ordre et nettoyer le bateau, tâche qui me revient d'office puisque j'ai embarqué comme une valise et, qu'à bord, je ne sais rien faire d'autre. A défaut de barrer, de hisser la grand voile, de souquer ou de border, je suis assermentée pour passer la brosse à reluire, astiquer les cuivres, récurer les casseroles et m'empresser avec une éponge partout où une trace suspecte m'adresse un clin d'oeil désobligeant. Et on sait les marins maniaques ! Le petit déjeuner est par ailleurs un moment privilégié, où nous goûtons tous quatre aux charmes de la gastronomie anglaise. Bien qu'à l'abri du port, je ressens cette impression, probablement partagée par mes amis, de ne pas avoir d'attaches, d'être là aussi bien qu'ailleurs, de passage.

 

Herm.jpg 

                     
                   HERM   la   douce

 

Dimanche 24 Juillet. Herm est une naïade. C'est ainsi qu'elle m'apparait sous le soleil, dans la clarté de cette journée estivale. Contrairement à Sercq, sa soeur farouche dressée au-dessus de la mer comme une jeune insoumise, Herm est allongée sur les flots avec ses courbes harmonieuses, ses doux vallonnements et cette épaule qui remonte un peu, la redresse à demi sur le côté gauche. La découvrir, c'est aller au-devant d'une solitude, parcourir une lande battue par les vents, mais dont l'harmonie est une grâce et le dénudement un éblouissement des sens. En suivant les chemins étroits bordés de fougères géantes et de fuchsias, nous longeons ses côtes langoureuses, frangées par de longues plages qui brillent comme des ongles laqués. Ainsi Herm s'offre-t-elle voluptueuse à notre curiosité, alors que, vigilants, veillent aux alentours des rochers-sentinelles, hautes fauconneries bourdonnantes de cris, succession de casques à pointe qui semblent être là, hérissés, déchiquetés et menaçants, aux seules fins de la  protéger.
Le village, qui domine le port, se résume à quelques maisons blanches, nichées dans leur verdure et agrémentées de buissons d'hortensias. Dispersées dans l'île, de rares demeures, généralement fermettes ou chaumières, témoignent de la présence humaine.

 

Lundi 25 Juillet. La marina de Guernesey a un charme particulier. Des maisons typiques encadrent le port. Au centre trône l'église en granit. Sur les hauteurs, qui surplombent la ville basse et le port, un fouillis de résidences aux teintes claires ajoute une note de gaieté. Ce sont sur ces hauteurs, à gauche lorsque l'on tourne le dos à la mer, que se trouve Hauteville House, occupée pendant treize années par Victor Hugo qui y écrivit " Les Méditations" et  " Les travailleurs de la mer", et dont la visite me prouve, si besoin est, que le poète n'était jamais en veine d'inspiration et que son esprit bouillonnant s'était amusé à explorer une nouvelle source de création et de langage dans l'art inattendu de la décoration. Les bobines de fil transformées en bougeoirs, les tapisseries d'Aubusson en papier peint et en ciel de lit, les tapis en canapés, les stalles d'église en dessus de cheminée et en dossiers de chaises, les malles en banquettes, tout ce fatras hétéroclite crée une atmosphère baroque, sombre et étouffante qui ne peut laisser personne indifférent. Il n'y a, pour s'en persuader, qu'à regarder les visages et écouter les réflexions des visiteurs toujours nombreux et immanquablement éberlués. Une prolifération de miroirs et d'inscriptions perpétue une vision particulière de la vie, une inquiétude métaphysique qui, après la mort de sa fille Léopoldine, conduisit l'écrivain au seuil de la folie. Mais cette maison, malgré ce qu'elle a d'étouffant et de théâtral, m'a émue profondément. Au troisième étage, dans la chambre de verre, sur deux simples tablettes qui tenaient lieu d'écritoires et devant lesquelles le poète se tenait debout face à la mer, furent rédigées deux grandes oeuvres de la littérature française, aussi, malgré ses boursouflures, ses outrances, sa mégalomanie, son narcissisme, on peut s'incliner devant le génie de Hugo qui puisa dans ses propres réserves de quoi nourrir une réflexion et une recherche d'où l'homme sort grandi et justifié. "Tout dans le génie a sa raison d'être" - affirmait Shakespeare.

 

Mardi 26 Juillet. Réveil à 2h30 du matin. Après un petit déjeuner léger, nous quittons Guernesey. La météo a annoncé un temps moins mauvais et, pour abonder dans le même sens, le baromètre amorce une très légère hausse. En route pour les côtes de Cornouailles. A nous le grand large et la nuit qui ne laisse guère soupçonner les profondeurs du ciel que ne balise, hélas, aucune étoile. Le moteur est arrêté dès la sortie du port. Les voiles sont hissées. Déjà le vent guette leur déploiement, tourne, rôde, les fait frissonner. Elles se tendent blanches et ardentes, épousent sa volonté de les entraîner, de les conduire. A travers elles, il émet ce feulement qui accompagne le froissement de soie de l'écume, les gémissements de l'étrave, le claquement des cordages, cet ensemble de bruits si spécifiques à la navigation. Et ce sera cette longue, cette régulière glissade en compagnie du ciel, de la lumière, des nuages, des oiseaux. Seule l'ascension en montagne peut être comparée à cette expérience de la mer, à ce désir de s'affronter aux éléments avec une telle gratuité, à rechercher l'effort pour tel, à s'aguerrir du froid, de la peur, du mal de mer, sans autre récompense que cette sensation intime d'avoir été un peu plus loin au large de soi-même.

 

Le First 305 vogue au petit largue sous un ciel aussi moutonnant et écumeux que la mer. Les vagues se creusent de plus en plus à l'approche des côtes anglaises. Ne se dessinent-elles pas au loin comme un présage que l'on devine plus qu'on ne le discerne ? Enfin, le mirage devient réalité, la masse des terres commence à se former. Plus de doute, ce sont elles qui opacifient l'horizon. Car, je l'avoue, après treize heures de navigation, les voir apparaître et se fortifier ainsi qu'une grande muraille austère, nous apporte un réconfort d'autant plus  appréciable que le vent force, qu'il fait très froid, qu'une houle profonde d'ouest fait gîter le bateau, nous balançant à la figure des paquets d'eau salée.


Mais le spectacle de la mer ne cesse d'être grisant. Comment expliquer cette impression d'immensité, ce voisinage permanent avec l'inconnu, de tous côtés la double épure du ciel et de l'eau ? Nous aurons croisé peu de bateaux pendant la traversée, quelques cargos dans leur rail et ce soir, au loin, une barque de pêche qui tangue comme un bouchon, paraît et disparaît au gré des vagues. C'est au passage du rail que j'ai vu s'affronter avec le plus de violence deux volontés, deux attitudes d'homme. Celle du sage qui préférait attendre plutôt que de prendre un risque, celle de l'audacieux qui se jetait un défi et  nous exposait à un danger. Lequel des deux avait raison ? Sans aucun doute le premier, bien que l'on suivit l'avis du second. Tout risque inutile me semble une cause perdue. On ne s'improvise pas marin. Bien difficile de frimer avec la mer ! Face à elle, nous sommes toujours face à notre vérité... Et, justement, elle est là, ce soir, devant nous. Nous nous dirigions vers la Cornouailles, plus précisément vers Salcombe, à l'ouest de Start Point, et nous nous retrouvons devant une côte inconnue que notre skipper a bien du mal à identifier. Mais oui, nous avons dévié de 10 degrés ! Voilà ce qu'il en coûte d'avoir mal reporté l'angle de déviation des courants entre la route surface et la route fond. L'erreur nous vaut de changer de destination mais, par chance, de nous retrouver dans un coin ravissant du Devonshire ( car nous aurions très bien pu aborder une côte inhospitalière), qui pousse l'amabilité jusqu'à nous offrir, à point nommé, comme deux bras délicatement tendus, les digues de  la plus jolie marina de notre croisière. Ainsi entrons-nous à Torquay, par inadvertance. Le ciel a même amorcé un sourire...de malice.

 

 Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

 

 Article paru dans la Revue VOILES & VOILIERS


             N°217 - Mars 1989

 

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Les Grenadines à la voile

 

Les îles ou le rêve toujours recommencé

 

Lettre océane - les Antilles à la voile

 

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Manoir de la Seigneurie à Sercq

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commentaires

L
Un beau debut en navigation.
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A
Oui, Loïc, cela avait été une première expérience assez sportive à cause du temps.
P
Partirez-vous en mer, chère Armelle, cet été pour une équipée du genre de celle-ci qui ne fut pas un long fleuve tranquille? Nous nous apprêtons à passer 3 semaines en famille dans le Massif<br /> Central. Maison louée, jardin, randonnées et lecture, dont votre roman bien entendu qui est déjà dans les bagages.
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