Nous avons parcouru le monde à travers les livres pendant près de deux ans, je vous propose aujourd’hui de partir à la découverte de textes souvent méconnus malgré leur grande qualité. Chaque semaine, je vous présenterai donc une lecture récente ou ancienne, peu importe les effets de mode, d’un auteur français ou étranger. Comme la littérature n’a pas de frontière, le talent non plus, je me laisserai guider par le seul talent des auteurs que je rencontre au hasard de mes vagabondages dans le monde des livres. Et pour commencer cette rubrique, j’aimerais vous proposer ma lecture du dernier livre d’Armelle qui mériterait un grand succès de librairie car c’est un très beau texte, d’une grande qualité littéraire et une belle histoire.
Le jardin d’incertitude
Armelle Barguillet Hauteloire
Ce texte, au début, policé, académique, lisse, fluide, à peine vieilli, comme un vieux livre qu’on relit à la manière dont on réécoute un ancien vinyle adulé bien des années auparavant, prend progressivement un ton plus ferme, plus dur, balançant même entre cynisme et désillusion. Mais c’est, avant tout, à mon avis, un livre, non pas testament car il y en aura certainement d’autres sous la plume d’Armelle Barguillet, mais tout de même un livre bilan qui pourrait révéler en filigrane quelque douleur mal éteinte ou des plaies pas totalement cicatrisées. Un récit qui laisse apparaître une certaine dose d’amertume vis-à-vis de l’humanité trop pragmatique, pas assez affectueuse, pas assez généreuse, pas assez désintéressée, et même une pointe d’aigreur et un peu de déception. Un texte d’un réalisme presque froid montrant les limites des espérances juvéniles qui se brisent inéluctablement sur les travers de l’humanité. Je sais que ce livre a connu une première ébauche il y a déjà bien des années et je suppose que le changement de ton peut être imputé au temps qui s’est écoulé entre le début et la fin de la rédaction de ce roman.
Sur les bords de la Loire, dans son manoir décrépi, Anne-Clémence, une jeune femme qui a vu les siens partir ou disparaître, écrit ses souvenirs : son enfance avec ses parents et sa grand-mère entouré d’une importante maisonnée, son départ à Paris, ses études, son premier amour, son mariage, sa volonté, ses espoirs, l’échec de ce mariage… Elle décrit un monde, comme celui de Proust, qui tire vers sa fin, une société en voie de disparition, une aristocratie qui passe la main à la bourgeoisie enrichie dans les affaires. Pendant ma lecture, à un certain moment, encore vers le début, je lisais tranquillement sans me préoccuper réellement de l’auteur mais plutôt du texte, quand j’ai eu comme l’impression d’être à Combray, ou dans Combray dont je lis parfois quelques pages avant de m’endormir. J’ai ressenti cette même douce nostalgie, cette même musique dans le texte, cette atmosphère à la fois familiale et campagnarde. Armelle ne peut pas dissimuler son admiration pour le maître, elle est écrite dans le marbre du texte.
Anne-Clémence explore son arbre généalogique où elle ne trouve pas que de la tendresse, elle y rencontre aussi de la dureté et même parfois un peu de cruauté. Un arbre généalogique double : celui de l’état civil et celui qui se construit dans les draps où ailleurs où les corps peuvent s’unir au risque de procréer ; Armelle n’hésite pas à soulever la couette pour exhiber toutes les turpitudes qui animent la vie et gouvernent souvent le monde.
Avec son écriture fluide et souple coulant comme un frais ruisseau normand charriant des mots que nous avons presque oubliés, des mots goûteux, gourmands, qu’on déguste avec un grand plaisir tant le vocabulaire est riche, Armelle raconte la fin de cette société campagnarde, l’avènement d’un monde nouveau où les jeunes femmes comme Anne-Clémence ont bien des difficultés à trouver leur place. Elle a aussi un art consommé du portrait, de l’analyse psychologique et un vrai talent pour évoquer la sensibilité aussi bien que les émois de la chair. Toutes les qualités nécessaires pour dessiner le parcours initiatique d’une jeune fille née d’une famille qui avait vécu plus pour les apparences de son rang que pour ce qu’elle était réellement. Je n'aurais pas cru qu’Armelle aurait tant d'audace dans certaines évocations et qu’elle aborderait les sujets essentiels de l'existence avec une telle franchise et une telle lucidité. J'ai pensé à certains moments à DH Lawrence quand elle parle de cette femme libre qui assume totalement sa vie et ses désirs - très beau personnage - comme Constance Chatterley. Elle a bien fait de laisser mûrir ce livre qui n'aurait peut-être pas eu la même dimension il y a dix ou quinze ans, on sent bien tout ce que la vie lui a apporté - des joies et des épreuves - toutes ses déceptions, ses désillusions mais aussi ce refus de se résigner, cette volonté de repartir au combat en faisant table rase du passé.
Armelle a bien compris ce que d’autres comme moi pourraient objecter après la lecture de ce roman, aussi a-t-elle pris les devant pour désamorcer les critiques : « Certes, je veux bien admettre que tout a déjà été conté, des bonheurs et malheurs de l’homme, de ses amours et de ses désamours, des guerres et de leurs conséquences, mais je crois que nous sommes arrivés à la fin d’un monde ou d’une civilisation et que chaque moribond est en droit d’être veillé ». Alors veillons en cherchant quelques certitudes dans ce jardin où le vice fleurit hélas mieux que la vertu.
Denis BILLAMBOZ
Pour se procurer l'ouvrage, cliquer ICI
Et pour consulter la liste des articles de la rubrique "Les coups de coeur de Denis", cliquer ICI