En cette saison où l’Académie suédoise attribue la plus haute distinction littéraire de la planète, j’ai pensé qu’il était intéressant de rappeler l’un des derniers récipiendaires de ce prix qui n’a peut-être pas connu le succès littéraire que son talent mérite. A cette fin, je vous propose donc ce commentaire de ma récente lecture d’un livre d’Herta Müller, titulaire du Prix Nobel de littérature en 2009.
Le renard était déjà le chasseur
Herta Müller (1953 - ….)
Ce texte m’est apparu comme le dessin qu’un enfant colorie, un dessin où des cases sont numérotées, un numéro différent pour chaque couleur, les motifs, les personnages, le décor apparaissent progressivement, le dessin prend peu à peu forme. Ainsi, Herta Müller peint en accumulant des descriptions de détails, un décor constituant le fond du récit d’où émergent peu à peu les personnages qui habitent progressivement l’intrigue. Et, quand tout est assemblé, que l’on prend le recul nécessaire, apparait finalement un tableau lumineux de ce que fut la Roumanie à l’époque de Ceausescu. « … les mains des hommes portent le drapeau tricolore, trois raies bien à eux. La pièce rouge famine, la pièce jaune silence, la pièce bleu espion… »
Herta Müller écrit, peint, à l’ouest du pays, là où le Danube sert de frontière avec la Yougoslavie, là où les minorités allemandes, descendant le grand fleuve, se sont installées depuis des lustres, sur cette bande de terre entre la Hongrie et la Serbie où elle est née, territoire qui a conservé le nom générique des anciennes divisions administratives : le Banat.
Adina, l’institutrice, fiancée d’Ilie, le soldat, Clara qui travaille à l’usine et couche avec Pavel, le milicien, Paul, Abi, Anna, Mara, les contestataires, Gibore, le séducteur, le concierge, le nain, l’intendant, le contremaître, un petit monde dans une petite ville, un condensé de la Roumanie de Ceausescu. Des renards et des chasseurs, des chasseurs qui traquent les renards, des renards qui sont déjà sur la piste des chasseurs. Un raccourci de l’histoire de la Roumanie pendant l’ère communiste quand « les hommes avaient des femmes, les femmes des enfants, les enfants avaient faim. »
Evocation d’un peuple cantonné derrière un mur, derrière le fleuve qu’on ne peut pas franchir, un monde clos, figé, irréel, absurde. Les personnages sont absorbés par les détails comme s’ils n’avaient pas d’occupations plus importantes. Un texte lent où il faut pénétrer avec douceur, prudence, un texte à l’image de la Roumanie à l’époque où la vie passait lentement, où les gens s’ennuyaient, craignaient leurs voisins, les autres, les miliciens, leurs collègues, survivaient grâce au marché noir, supportaient la corruption des dirigeants et de leurs sbires. Un pays où la compagne la plus fidèle était la peur, où certains chantaient déjà « Réveille-toi Roumain de ton sommeil éternel ».
Un roman poignant, évoquant un monde cruel, cynique, avec une écriture poétique, un recours systématique à la métaphore et à l’image, des phrases courtes pour décrire des impressions, des sensations, des perceptions, une appréhension du monde par les choses infimes de l’environnement d’où émergent des personnages qui se meuvent avec lenteur. Un monde sans espoir – « une corde mince pour le cheval est une grosse corde pour un homme. Un homme avec une corde est un pendu » - qui enfin bascule.
Une réflexion sur la ligne qui sépare les coupables des victimes, sur l’inversion des rôles, sur l’après, l’après révolution, l’après démolition, …, une interrogation sur les limites de la condition humaine. « Il ne faut pas dire aux enfants qu’un homme est bon comme du bon pain, dit le conducteur, les enfants y croient et ne peuvent plus grandir ».
Denis BILLAMBOZ
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