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27 août 2014 3 27 /08 /août /2014 10:18
Marcel Proust en 1914

 

1914 ne sera pas seulement pour la France mais pour Marcel Proust une année noire que l'écrivain détaillera à travers son roman, ajoutant à son drame personnel l'apocalypse collective. La guerre intervient comme un coup de tonnerre le 2 août et Proust pense alors que "des millions d'hommes vont être massacrés dans une guerre des mondes comparable à celle de Wells."  Il accompagnera à la gare de l'Est son frère Robert, mobilisé comme médecin major à l'hôpital de Verdun, et dira ne plus penser qu'à la guerre à partir de cet instant-là, d'autant qu'Odilon Albaret, son chauffeur,  le mari de Céleste, et Nicolas Cottin, son secrétaire, partent à leur tour. Ces malheurs s'ajoutent à celui qu'il a vécu en mai de la même année, lorsque Agostinelli s'aventure à bord de son avion, malgré les instructions qui lui ont été données, au-dessus de la Méditerranée et se tue. Son chagrin s'exprimera de façon émouvante dans une lettre à Léon Daudet : "Enfin, moi qui avais si bien supporté d'être malade, qui ne me trouvais nullement à plaindre, j'ai su ce que c'était, chaque fois que je montais en taxi, d'espérer de tout mon coeur que l'autobus qui venait allait m'écraser." Fin août, il décide malgré tout de partir pour Cabourg, ainsi qu'il le fait chaque été depuis 1907, avec Céleste Albaret qui s'est définitivement installée auprès de lui, afin d'y retrouver la mer et de s'évader un moment d'une capitale dont il croit le siège imminent et qu'il décrit ainsi dans une lettre à Albufera, après s'y être promené un soir de clair de lune : "Je sais que moi, deux ou trois jours avant la victoire de la Marne, quand on croyait le siège de Paris imminent, je me suis levé un soir, je suis sorti, par un clair de lune lucide, éclatant, réprobateur, serein, ironique et maternel, et en voyant cet immense Paris que je ne savais pas tant aimer, attendant dans son inutile beauté la ruée que rien ne semblait plus pouvoir empêcher, je n'ai pu m'empêcher de sangloter. " Ces lignes, il les reprendra dans le  "Temps Retrouvé" et l'importante partie qu'il consacre au Paris de la guerre : "Dans ce Paris dont, en 1914, j'avais vu la beauté presque sans défense attendre la menace de l'ennemi qui se rapprochait, il y avait certes, maintenant comme alors, la splendeur antique inchangée d'une lune cruellement, mystérieusement sereine, qui versait aux monuments encore intacts l'inutile beauté de sa lumière." 

 

A son tour, Reynaldo Hahn rejoint le front et Proust ne vit plus à l'idée de son frère et de ses amis en danger, faisant de cette période funeste le temps du deuil et du désespoir. Les interférences entre le deuil collectif et le deuil personnel ne vont plus cesser de s'entrecouper, conférant à son écriture une gravité supplémentaire. Ainsi "La Recherche" va-t-elle devenir un peu le "Guerre et Paix" français. Contrairement à Zola ou à Flaubert, Marcel Proust n'est pas antimilitariste, mais il n'en dénoncera pas moins l'horreur des combats, l'aveuglement des hommes politiques et la propagande inspirée par les partis pris arbitraires. Nourri de littérature héroïque, il a le culte des hauts faits et surtout le sens du sacrifice qui honore des hommes comme Bertrand de Fénélon qui mourra à la tête de son régiment et inspirera grandement le personnage de Saint-Loup. La guerre va donc s'insinuer dans une "Recherche" qui ne l'avait pas prévue, de même que le personnage d'Albertine prendra une importance capitale après la disparition d'Agostinelli, d'où la répercussion des événements vécus sur l'orientation de l'oeuvre qui ira en s'amplifiant de façon imprévue. 

 

Néanmoins, les lettres de Marcel n'entretiennent pas seulement ses correspondants de son deuil, de sa tristesse, de ses inquiétudes, mais également de ses soucis financiers qui sont importants à cette époque, à la suite d'opérations désastreuses et de frais engagés pour tenter de retenir Agostinelli grâce à l'achat d'un avion que ce dernier finira par refuser, et, ce, pour la coquette somme de 27.000 francs. Aussi ne cesse-t-il de donner des ordres de bourse, souvent contradictoires, dans le souci de sauver ce qui peut l'être encore du naufrage annoncé. Odilon Redon, se trouvant dans les tranchées, Proust cherche un remplaçant et, après quelques essais infructueux, engage un Suédois d'une extrême beauté, Ernst Forssgren dont la vanité va très vite l'exaspérer. Par ailleurs, Marcel Proust ne veut pas passer pour un embusqué, alors que des amis de son âge servent sous les drapeaux. Il n'aura plus de cesse que de prouver au conseil de Contre-réforme son impossibilité absolue à rendre aucun service dans l'armée et, par la suite, sa radiation des cadres de l'armée le déliera de toute obligation militaire, sans pour autant le détourner des événements et de l'actualité dont il rendra compte avec une particulière intelligence.

 

Paris abandonné par une partie de sa population, l'écrivain part pour Cabourg. Il n'y arrivera qu'après 22 heures de voyage dans un train bondé de voyageurs qui fuient Paris, terrorisés à l'idée de cette invasion allemande déferlant sur la capitale. Marcel s'était chargé ce jour-là  d'une lourde malle à roulettes qui contenait outre sa pelisse en vigogne, ses vêtements, ses couvertures et toute une pharmacie, une partie de ses manuscrits. Il a réservé au Grand-Hôtel, où il a ses habitudes, trois chambres pour lui, Céleste et  Forssgren avec salles-de-bains indépendantes de façon à s'y trouver...comme chez lui. Le casino, fermé pour cause de guerre, Proust travaille à son livre une grande partie de la journée et ne s'accorde que le soir une courte promenade sur la jetée en compagnie de Céleste. Il juge également qu'il est trop absorbé  et las pour recevoir le comte Greffulhe ou Montesquiou, préférant la solitude, surtout en un moment où l'hôtel commence à accueillir des blessés dans les deux premiers étages, réquisitionnés à cet usage. 

 

Soucieux des autres, l'écrivain offrira des jeux de dames à de malheureux Sénégalais et Marocains enrôlés dans les troupes coloniales. Forssgren notera à ce propos : "Que vous fussiez domestique ou homme du monde, il n'y avait pour lui, à cet égard, aucune différence."  Malgré sa vanité, le charme du jeune homme opère et probablement aide moralement Marcel à brouiller, ne serait-ce qu'un peu, l'image obsédante d'un autre secrétaire/chauffeur dont le chagrin reste prégnant. Le retour à Paris s'effectuera vers le 14 ou 15 octobre et sera à l'origine d'un incident grave. En effet, l'écrivain est pris d'une soudaine crise d'étouffement alors que ses médicaments sont restés dans le fourgon à bagages. Ce sera à grand peine que Céleste parviendra à les récupérer et que Marcel sera enfin soulagé, après avoir frôlé une fois encore le seuil de l'autre monde. Dorénavant, il ne bougera plus de Paris, s'y enfermera définitivement pour se consacrer à son oeuvre, loin de la mer dont la contemplation lui manquera tellement qu'il en parlera encore l'avant-veille de sa mort et  loin des lieux bucoliques qu'il sût si bien évoquer dans sa Recherche. 

 

Il n'en conserve pas moins une lucidité extraordinaire sur le guerre, guerre qui se pare d'une vision négative et suscite un bouleversement tel que toute une société - celle que l'écrivain n'a cessé de côtoyer - s'y engloutit à jamais et que vices et ambitions se perpétuent en une France implacablement divisée. D'ailleurs Proust ne manquera pas d'établir une étroite relation entre guerre et homosexualité, en décrivant avec justesse et réalisme de vaillants jeunes soldats allant se prostituer pour quelques sous dans des maisons particulières, comme celle tenue par Jupien dans le livre. Il ne se lasse pas davantage de dénoncer les clichés et les contradictions de l'époque à travers un personnage comme Legrandin, tant la langue-cliché l'exaspère. Paris n'est-il pas devenu un lieu érotique et insolite où les planqués usent et abusent des plaisirs comme pour oublier tout simplement ce qu'ils sont ? Le milieu bourgeois d'une Madame Verdurin, d'une Odette ou d'une Madame Bontemps ne sort pas grandi de ces épreuves, ayant à tort utilisé la guerre à des fins personnelles. La littérature, selon Proust, n'a pas vocation à servir la patrie, elle doit avant tout servir l'art littéraire. Et il déplorera grandement que les illusions de la croyance ressemblent aux illusions de l'amour et que, pour ces raisons, il est rare de faire un grand livre avec de grands événements. Idée forte qui veut que les événements historiques ne soient  que rarement de grands événements culturels.

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

 

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commentaires

T
Merci, Armelle, d'avoir si bien résumé les années de guerre de Marcel Proust - les faits et la sensibilité.
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