En juillet 1791, Mozart absorbé par les répétitions de La flûte enchantée, inquiet pour la santé de sa femme Constance, alors en villégiature à Baaden, reçoit la visite d'un inconnu à l'étrange allure, maigre, vêtu de gris, ne voulant pas dire qui il est et qui l'a envoyé. Ce mystérieux messager lui remet une lettre anonyme qui comporte trois questions : Mozart consentirait-il à écrire la musique d'une Messe de Requiem ? Quel délai demanderait-il pour achever le travail ? Et quel en serait le prix ? Mozart accepte cette proposition d'autant plus volontiers qu'il se sent tout disposé à contribuer au renouvellement d'un art religieux qui semble vouloir revenir aux anciennes formes liturgiques. Seul point de litige possible : il se refuse à donner un délai pour l'achèvement de l'oeuvre. Le messager revient peu après porter un premier versement d'argent. Il renouvelle sa demande que le secret demeurât absolu quant à la personnalité de celui qui a fait la commande et qu'il serait vain de rechercher, car on ne pourrait, de toutes façons, le découvrir - assure-t-il. La raison est simple : l'auteur de la demande souhaite se faire passer pour l'auteur dudit Requiem. A l'époque, de hauts personnages, férus de musique et connaisseurs, ne dédaignaient pas de laisser croire qu'ils avaient en outre du talent, mais les musiciens étaient rarement dupes. D'ailleurs, lorsque le Requiem fut interprété pour la première fois en 1792, chacun savait ce qui était de la main du maître et ce qui avait été complété, après sa mort, par son jeune élève François Xavier Süssmayer.
La partition originale de Mozart et les morceaux écrits par Süssmayer sont bien remis à la personne qui en a fait la commande. On prétend même que l'écriture de l'élève était si ressemblante à celle du maître que tous croyaient avoir sous les yeux la partition d'un seul auteur. Ce fut la veuve qui finit par remettre les choses en ordre et stoppa une controverse qui allait en s'envenimant et n'aboutissait qu'à une confusion de plus en plus inextricable. La publication devenant imminente, l'inconnu se décida à dévoiler son identité. Il s'agissait du comte François Walsegg zu Stuppach. Ce dernier avait perdu sa femme en février 1791 et, par l'intermédiaire de son intendant Leutgeb, avait passé la commande de ce Requiem, afin de célébrer la mémoire de la défunte.
En possession du manuscrit, le comte n'hésita pas un instant à le parapher de son nom et à apposer le titre suivant : Requiem composto del comte Walsegg. Il fit ensuite copier l'oeuvre en parties séparées et la dirigea en personne lors d'un concert qui eut lieu en son château le 14 décembre 1793. Ce subterfuge fut de courte durée et relève de l'anecdote amusante. Mais, à propos de la part qui revient à Mozart et celle qu'il faut attribuer à Süssmayer, Gottfried Weber, le plus ardent adversaire de Mozart, auteur de fulgurants articles pour contester l'authenticité du Requiem, au point de provoquer l'intervention de l'abbé Stadler - le plus vénérable des amis de Mozart, - Weber admet que ce qui est authentique dans la Messe des Morts du maître " ce sont précisément les morceaux composés avec des bribes et des incipit de Mozart par Süssmayer ". Aussi entre les dires de la veuve qui affirmait que Mozart avait eu le temps d'achever pratiquement tout son Requiem et le rapport du jeune élève qui tendait à s'attribuer un rôle prépondérant dans l'accomplissement de ce travail, il y avait une juste mesure à respecter. Il est dangereux de côtoyer le génie de trop près et de parachever son travail. Une oreille avertie fait assez vite la part des choses. Il n'est pas douteux que Mozart a bien composé son Requiem, qui fut terminé selon ses indications, tant son extrême profondeur est là pour prouver, si besoin était, qu'en le rédigeant, il a eu le pressentiment de sa fin.
Nous sommes sans aucun doute en présence de l'une des plus émouvantes confidences qu'un artiste ait jamais pu faire. Elle nous dévoile jusqu'au plus intime de son être, de sa croyance au surnaturel, de ses tendances innées au mysticisme. On ne peut écouter ce chant mêlé d'espoir et de désespoir sans être totalement bouleversé par cette tendre supplication devant l'inéluctable, cette foi inébranlable dans la miséricorde divine, cette humilité face à la Toute Puissance de Dieu. Mozart, dans ce Requiem, n'est autre qu'un enfant qui sanglote et supplie, saisi par le sentiment de cette Majesté infinie qui inspire tout ensemble la crainte et la reconnaissance. Mozart était de taille à charger sa musique d'une réelle puissance cosmique pour nous donner la notion de la fin du monde. Il avait déjà mis en oeuvre ces moyens, qui traduisent le destin de l'homme confronté à l'au-delà, dans le dernier acte de Don Juan. L'Opéra baigne dans cette même tonalité en ré mineur, dans une semblable harmonie sourde et contenue qui procure au drame humain une consonance funèbre.
C'est, par conséquent, avec une extrême dignité que s'ouvre cette oeuvre posthume, qui n'est autre qu'une prière de caractère universel. Il en résulte une impression de douleur, de souffrance déchirante qui est celle éprouvée depuis des millénaires par l'humanité aux prises avec la mort. Mais Mozart y ajoute le concours orchestral des violons qui fait songer à des sanglots difficilement étouffés. Puis, quand l'heure du jugement approche où chacun doit rendre compte de son existence de pécheur, on entend la foule crier son imploration avec une sorte d'exaltation. Mozart suggère l'idée d'un vent irrésistible, d'un tourbillon qui balaie l'univers. Tout tremble de fièvre et d'impatience, la tempête survient, les voix se haussent afin de dominer le tumulte et exprimer l'angoisse qui sévit dans les coeurs sur un ton assez proche de celui de la Passion selon St Mathieu de J.S. Bach.
Avec le sublime lacrimosa débute la prière la plus poignante jamais exprimée. Aucune faiblesse de composition dans cette lumineuse montée chromatique qui est peut-être l'une des plus grandioses de toute la musique. Parvenu à ce degré de perfection, Mozart cesse d'écrire, simplement parce qu'il va cesser de vivre. Il a laissé le soin d'achever l'ouvrage à son élève le plus proche. Mais avec, ou malgré cela, Mozart reste présent dans le Requiem et tout entier devant nous, au point que sa prière nous apparaît aussi innocente que certaines de ses compositions enfantines. C'est probablement le miracle de sa musique : cette fraîcheur, cette douce résignation mozartienne qui nous permet d'atteindre des cimes apaisées, d'approcher une lumière surnaturelle. Il est vrai que peu de compositeurs ont traité avec autant d'émotion, de souffle, de grandeur, la liturgie des fins dernières de l'homme. Mozart est mort obscurément à Vienne le 5 décembre 1791, d'une mort que nous ne sommes pas parvenus encore à élucider. Nul autre artiste, parmi les plus grands, n'aura vécu une telle vie : sous sa médiocrité, sa misère se cache le signe d'une prédestination unique. Ame toute emplie d'amour et de compassion pour les hommes, de saine grandeur morale malgré les faiblesse habituelles de la nature, de simple et candide bonté de coeur, de pure sérénité qui, en se répandant sur notre monde ravagé, y jette en permanence une lueur consolatrice.
Ce Requiem est donc la dernière page de musique qu'il ait rédigée. Jamais son écriture n'a été plus ferme et plus précise. Elle marque, avec ses croches et ses silences," les pas d'un géant ressuscité d'entre les morts, gravissant la pente qui mène à l'ultime sommet, comme surchargé du fardeau de nos douleurs"? *
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
* Georges de Saint-Foix
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