La troisième et dernière femme de cette trilogie, celle qui a contribué à façonner le personnage de Madame de Villeparisis, l’amie de la grand-mère du narrateur rencontrée au Grand-Hôtel de Balbec, est bien différente d’une Laure Hayman ou d’une Louisa de Mornand. Madame de Boigne était de haute naissance et Proust ne pouvait pas l’avoir fréquentée pour la bonne raison qu’au moment où il est né en 1871 elle était morte depuis cinq ans en 1866. La vie de cette femme est un véritable roman puisque petite fille elle était la familière des enfants royaux et particulièrement aimée du roi Louis XVI et de la reine Marie-Antoinette, qu’elle a émigré au moment de la Révolution, a été l’amie intime de Madame Récamier et l’une des plus jolies femmes de son temps. N’oublions pas qu’elle disposait d'une belle intelligence, proche de madame de Staël et de Chateaubriand, passait de nombreux étés à Trouville où elle avait sa demeure, tenait salon, qu'elle fît un très riche mariage, n’eût pas d’enfant et vécut longuement auprès d’un homme d’influence le baron Pasquier qui fut tour à tour député, Garde des Sceaux, ministre des Affaires Etrangères, président de la Chambre et Chancelier de France. Mais qui est-elle dans La Recherche cette respectable marquise de Villeparisis qu’elle a inspirée, sinon une femme qui, comme elle, était née dans une maison glorieuse, entrée par le mariage dans une autre qui ne l’était pas moins, avait vécu la fin de son existence auprès d’un homme respectable, avait une façon exquise et sensible de parler du passé et, ayant connu ce qu’il y avait de mieux, était totalement dénuée de snobisme. Est-elle vraiment proche de la comtesse de Boigne qui sut si bien rendre compte de son époque dans ses Mémoires et si bien inscrire sa vie dans le prolongement de sa lignée ? C’est ce que nous allons chercher à savoir !
Proust admirait les mémorialistes. On sait l’intérêt que lui inspirait Saint-Simon et lui-même, sans avoir peut-être lu l’intégralité des Mémoires de la comtesse, rédigea un article dans le Figaro où, selon la biographe de Mme de Boigne, Françoise Wagener, il se révèle un piètre historien. Il est certain que l’écrivain a vu en la Marquise de Villeparisis un personnage beaucoup plus frivole, une sorte de douairière surannée plus typiquement Belle Epoque qu’Ancien Régime, ce qui ne concorde pas avec le caractère de Mme de Boigne qui était tout sauf frivole. Pour avoir traversé les drames de la Révolution et de la Terreur, connu à la suite de la défaite de Waterloo et des Cent-Jours l’occupation de Paris par les armées coalisées du Tsar, du roi de Prusse et de l’empereur d’Autriche, assisté à la Restauration puis à la chute de la maison Bourbon, fréquenté Talleyrand, le duc de Richelieu, avoir été l’amie de la reine Marie-Amélie, l’épouse de Louis-Philippe, cette royaliste libérale avait l’œil trop exercé pour céder à une quelconque coquetterie de pensée. Si elle était sensible aux civilités de l’ancienne France (après le retour de Louis XVIII ) étant elle-même le pur produit de la sociabilité raffinée de son milieu, elle résistera sans peine aux pressions des Ultras, car le fétichisme royaliste n’était pas son fait. Née sous l’Ancien Régime, elle avait accepté que celui-ci disparut. Ce qui la requérait était de ne jamais aliéner son sens critique et son indépendance de jugement.
Si Marcel Proust voit sa Mme de Villeparisis supérieure au reste de sa famille par son intelligence, son style et son esprit de conversation, il ne lui confère nullement les vertus de la comtesse et énonce pour cela quelques raisons : bien née mais peu recherchée par les femmes à la mode qui la considéraient comme une langue de vipère ou un chameau, il la confine dans un rôle de vieille dame un peu aigrie en proie à une indiscutable déchéance mondaine. Et il est vrai que la comtesse de Boigne a souffert un long moment d’une réputation de méchanceté non justifiée pour la raison que ses Mémoires furent publiées 41 ans après sa mort, en 1907, par son ami Charles Nicoullaud et que le regard qu’elle posait sur ce XIXe siècle finissant était sans concession, si bien que cette publication, alors que de nombreux acteurs vivaient encore, ou du moins leurs enfants, ne fut pas toujours bien reçue. Elle fut entre autre violemment attaquée par le vicomte Reiset, très attaché au souvenir de la duchesse de Berry que la comtesse malmène passablement, et, par conséquent, mal comprise, d’autant que ces mémoires émanaient d’une femme qui n’enjolivait pas les choses comme il est arrivé à Chateaubriand de le faire, une femme qui affichait dans ses propos une grande liberté de ton et aimait trop la raison pour la trahir jamais. Sa lucidité tranche avec certaines des humeurs de Saint-Simon, dont on connaît les préférences et les aversions, des fantaisies et indiscrétions de la duchesse d’Abrantès ou du lyrisme subjectif de François-René de Chateaubriand.
Mais on retrouve un peu de la comtesse de Boigne dans la sensibilité et la vie personnelle de Mme de Villeparisis qui se toquait de connaître tel individu sans titre pour les seuls mérites de son talent et de son intelligence. Par ailleurs, Proust parle de son amitié avec la reine Marie-Amélie, ce qui est vrai, au point que ses hôtes étaient subjugués par une galerie imposante de tableaux de l’aristocratie ; il conserve également à ses côtés l’affectueuse présence du Chancelier Pasquier devenu l’ambassadeur de Norpois dans la Recherche et reconnaît son intelligence supérieure à la plupart de celle de ses visiteurs. Voici ce qu’il écrit d’elle dans « Du côté de Guermantes » : « Certes je n’eus au bout de quelques instants aucune peine à comprendre pourquoi Mme de Villeparisis s’était trouvée, à Balbec, si bien informée, et mieux que nous-mêmes, des moindres détails du voyage que mon père faisait alors en Espagne avec M. de Norpois. Mais il n’était pas possible malgré cela de s’arrêter à l’idée que la liaison, depuis plus de vingt ans, de Mme de Villeparisis avec l’Ambassadeur pût être cause du déclassement de la marquise dans un monde où les femmes les plus brillantes affichaient des amants moins respectables que celui-ci, lequel d’ailleurs n’était probablement plus depuis longtemps pour la marquise autre chose qu’un vieil ami. Mme de Villeparisis avait-elle eu jadis d’autres aventures ? Etant alors d’un caractère plus passionné que maintenant, dans une vieillesse apaisée et pieuse qui devait pourtant un peu de sa couleur à ces années ardentes et consumées, n’avait-elle pas su, en province où elle avait vécu longtemps, éviter certains scandales, inconnus des nouvelles générations, lesquelles en constataient seulement l’effet dans la composition mêlée et défectueuse d’un salon fait, sans cela, pour être un des plus purs de tout médiocre alliage ? Cette « mauvaise langue » que son neveu lui attribuait lui avait-elle, dans ces temps-là, fait des ennemis ? l’avait-elle poussée à profiter de certains succès auprès des hommes pour exercer des vengeances contre les femmes ? Tout cela était possible ; et ce n’est pas la façon exquise, sensible – nuançant si délicatement non seulement les expressions mais les intonations – avec laquelle Mme de Villeparisis parlait de la pudeur, de la bonté, qui pouvait infirmer cette supposition ; car ceux qui non seulement parlent bien de certaines vertus, mais même en ressentent le charme et les comprennent à merveille sont souvent issus, mais ne font pas eux-mêmes partie, de la génération muette, fruste et sans art, qui les pratiqua. Celle-ci se reflète en eux, mais ne s’y continue pas. A la place du caractère qu’elle avait, on trouve une sensibilité, une intelligence, qui ne servent pas à l’action. Et qu’il y eût ou non dans la vie de Mme de Villeparisis de ces scandales qu’eût effacés l’éclat de son nom , c’est cette intelligence, une intelligence presque d’écrivain de second ordre bien plus que de femme du monde, qui était certainement la cause de sa déchéance mondaine. »
Le narrateur-psychanaliste tente ici de comprendre la mécanique qui régit la vie de la marquise. Cet effort de compréhension crée le personnage dont il déduira une loi commune à tous les hommes, ce qui est l’un des buts du roman. L’artiste Proust se dépeint probablement aussi quand il souligne que la Vertu n’est pas accessible à ceux qui la pratiquent, mais bien aux artistes qui en ont l’intelligence. Selon lui, ce sont les artistes qui ouvrent le monde à la transcendance et permettent une forme de rédemption. Mais pourquoi fallait-il un personnage construit de cette manière dans la structure de la Recherche, personnage qui réduit substantiellement les qualités de celle qui l’a suggéré ? Est-ce pour l’opposer à la grand-mère du héros qui est par excellence l’incarnation de la vertu suprême : la bonté ? Ce n’est pas impossible, l’écrivain usant volontiers de cette technique à la Flaubert de créer des personnages par paire, l’un étant la face lumineuse et l’autre la face d’ombre. Du moins ces deux femmes – Mme de Villeparisis et la grand-mère - ont-elles quelque chose en commun, la vieillesse, parenté qui veut que, déjà, « leur vie soit adossée à la mort ».
Par ailleurs, ce texte, et tous les autres de la Recherche, nous rassurent sur le fait que l’écrivain reste dans son rôle, puisque les êtres, qu’il a connus ou dont il s’inspire, ne sont plus tout à fait les mêmes dès lors qu’ils entrent dans sa fiction. Rappelons-nous qu’Odette ne dispose pas des dons, du goût très sûr, de la délicatesse de cœur d’une Laure Hayman, que Rachel n’a pas l’insouciance, la féminine intuition et l’absence de talent d’une Louisa de Mornand, enfin que la marquise de Villeparisis ne jouit pas de l’indépendance d’esprit, de l’attachement aux valeurs profondes, de l’ouverture sur le monde et du souci constant de toujours accorder la priorité à la raison d’une comtesse de Boigne. Et il est bien qu’il en soit ainsi, que l’écrivain n’ait consenti à la réalité que ce qui n’allait pas à l’encontre de la fiction et que l’œuvre d’art affirme ainsi sa différence en recomposant un réel à l’aune de l’imaginaire. En quelque sorte en créant un univers ni éloigné de l’histoire, ni indifférent à la légende.
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
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