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Cioran ( 1911-1995 ) est un philosophe roumain de langue française, dont l'oeuvre, qui s'est attachée à dénoncer toute idéologie ou doctrine quelle qu'elle soit, repose sur un fond de lucidité désabusée. Ses principaux ouvrages Précis de décomposition ( 1949 ) , La tentation d'exister ( 1956 ), De l'inconvénient d'être né ( 1973 ) sont une longue méditation sur la difficulté de vivre, le philosophe osant placer le désespoir au coeur même de sa réflexion. Eviter la souffrance serait pour lui courir le risque de se perdre dans des abstractions qui n'ont rien en commun avec l'existence humaine. Chaque livre véritable, disait-il, devrait être capable de tout remettre en cause et saper notre propension au confort intellectuel. Il disait aussi avec sa raillerie coutumière : " Dire du mal de l'univers pour échapper à son emprise, dire du mal de l'histoire pour ne pas être écrasé par elle."
Personnellement, j'ai toujours usé de Cioran à doses homéopathiques, mais j'en use, car il m'apparaît comme un excellent contre-poison, lorsque vous frappe une attaque subite d'auto-suffisance ou de surestimation de soi. A haute dose, il risque de trop freiner l'enthousiasme et, les jours de déprime, il est même franchement contre-indiqué. Mais pour la personne qui souhaite entretenir le bon état de son esprit critique et de sa lucidité, il est à conseiller à dose raisonnable.
Les aphorismes, que je vous propose, ont le mérite d'être roboratifs à souhait. Les choses y sont dites avec vigueur. On peut ne pas tous les apprécier. Je ne suis pas moi-même d'accord avec certains d'entre eux, mais les esprits polémistes sont si rares de nos jours, que je ne puis m'empêcher de les porter à votre connaissance, comme l'a fait très aimablement un de mes visiteurs, Monsieur Cyril Labail, qui me les a transmis. Ils sont extraits de ses cahiers 1957/ 1972.
" Perpétuelle poésie sans mots ; silence qui gronde en dessous de moi-même. Pourquoi n'ai-je pas le don du Verbe ? Etre stérile avec tant de sensations !
J'ai trop cultivé le sentir au détriment de l'exprimé ; j'ai vécu par la parole ; - ainsi ai-je sacrifié le dire -
Tant d'années, toute une vie - et aucun vers !
Tous les poèmes que j'aurais pu écrire, que j'ai étouffés en moi par manque de talent ou par amour de la prose, viennent soudain réclamer leur droit à l'existence, me crient leur indignation et me submergent.
Je sens que je vais me réconcilier avec la poésie. Il n'en saurait être autrement, je ne peux penser qu'à moi-même.
"Tâchez de saisir votre conscience et sondez-la, vous verrez qu'elle est creuse, vous n'y trouverez que de l'avenir." Cette phrase de Sartre, aucun poète n'y souscrirait. D'ailleurs, si elle était vraie, elle rendrait l'existence même de la poésie inexplicable.
Il est incroyable à quel point je me suis détaché de Rilke ! Il y a chez lui un abus du ton poétique qui est proprement intolérable. Je ne comprends pas mon ancien emballement pour lui. J'ai changé sans doute avec l'époque. Qu'il y ait de la mièvrerie chez Rilke, je suis navré de le dire. Ce qui en lui semblait représenter la poésie même, voilà que tout cela sonne creux. Encore un adieu.
Il y a une poésie française, mais il n'y a rien de poétique dans la vie française ( à l'exception de la Bretagne d'avant le tourisme ).
Les écrivains, les poètes surtout, qui exercent une trop grande influence, deviennent vite illisibles. Byron en est l'exemple le plus illustre. Rousseau aussi, à un degré moindre toutefois.
Je vois tout à travers des concepts, les détails les plus mesquins comme les plus rares. D'où mon inaptitude à la poésie.
Je ne puis supporter ni le poème mal foutu, ni le poème laborieux. Et cependant c'est ce qu'on nous propose de partout. Il n'est guère de choix plus piteux.
Il est incroyable à quel point l'hiver est poétique.
Quatre jours en Sologne. Il est réconfortant de penser qu'il puisse y avoir un paysage si chargé de poésie à une heure de Paris. - La Sauldre du côté de Romorantin - et puis le canal de la Sauldre de l'étang du Puits jusqu'à La Motte-Beuvron. Marcher dans l'enchantement.
Délice de ne pas penser ! Et de savoir qu'on ne pense pas.
Mais on dira : savoir qu'on ne pense pas, c'est encore penser. Oui, sans doute, mais la "pensée" s'arrête à cette constatation : elle ne va pas plus loin. Elle se fige dans la perception de sa propre absence, dans la volonté de sa suspension.
La poésie occidentale a perdu l'usage du cri. Exercice verbal, démarche de saltimbanques et d'esthètes. Acrobatie d'épuisés.
Il n'y a rien de plus stérilisant pour un poète que de lire d'autres poètes. De même lire des philosophes et rien qu'eux, c'est se condamner à n'avoir jamais une seule pensée philosophique.
Le poète qui médite sur le langage prouve que la poésie l'a quitté.
Misère des misères ! Aujourd'hui, les poètes écrivent sur la poésie, les romanciers sur le roman, les critiques sur la critique, les philosophes sur la philosophie, les mystiques sur la mystique.
Ce qu'on fait est devenu le seul objet du faire ; le métier s'est substitué au réel ; le procédé à l'expérience ; partout une déficience en originel, en vécu ; la réflexion prime tout ; le sentiment n'est plus de mise nulle part - c'est comme s'il n'y avait plus rien à sentir.
Heidegger parle de Hölderlin comme s'il s'agissait d'un présocratique. Appliquer le même traitement à un poète et à un penseur me semble une hérésie. Il est des secteurs auxquels les philosophes ne devraient pas toucher. Désarticuler un poème comme on le fait d'un système est un crime contre la poésie.
Chose curieuse : les poètes sont contents quand on fait des considérations philosophiques sur leurs oeuvres. Cela les flatte, ils ont l'illusion d'une promotion. Que c'est pitoyable !
Le poète qui a dit les choses les plus profondes sur la poésie est Keats, dans ses lettres. Infiniment plus lucide que n'importe lequel de ses contemporains, Coleridge inclus, ou même les romantiques allemands, Schlegel et Novalis y compris.
La poésie qui approche de la prière est supérieure et à la prière et à la poésie.
Je tombe dans le livre de Foucault " Les mots et les choses", que je n'ai nulle envie de lire, sur une phrase où il met sur le même plan Hölderlin, Nietzsche et Heidegger. Seul un universitaire pouvait commettre une telle faute de lèse-génie. Heidegger, un prof à côté de Nietzsche et Hölderlin ! - Cela me rappelle ce critique qui s'est permis d'écrire : "De Leopardi à Sartre " -comme si de l'un à l'autre il pouvait y avoir la moindre filiation. Un poète, un esprit suprêmement vrai d'un côté, un faiseur doué, mais faiseur, de l'autre.
Ce genre de rapprochements, cette confusion des valeurs me mettent hors de moi.
S'il y a un déclin de la poésie, il commence au moment où les poètes prennent un intérêt théorique au langage.
Le Français est l'être le moins poétique qu'on puisse imaginer.
Jamais je n'ai rencontré en France un paysan qui m'ait dit que le paysage au milieu duquel il vivait était beau. Et pourtant le Français est naturellement peintre ! Comment expliquer ces contradictions ?
La nostalgie n'est pas française. Or elle est la source secrète de toute poésie.
Le regret est un état automatiquement poétique.
Je suis infiniment plus proche de la musique que de la poésie et de la poésie que de la sagesse ou de la religion. C'est que pour moi l'absolu est question d'humeur. Il exige de la continuité, c'est précisément ce qui me manque.
Je suis trop cafardeux pour pouvoir fournir l'effort nécessaire au moindre perfectionnement intérieur. Je ne peux être que celui que je suis, comme Dieu...
Ce que j'aime chez Claudel, c'est sa violence, la forte et saine violence. ( On ne la trouve ni chez Gide, ni chez Valéry )
L'incroyable minceur de la poésie française. Le côté paysan de Claudel l'a préservé du danger de l'anémie.
Claudel est une nature ; les autres sont des écrivains.
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