Né un an après le mariage de ses parents le 10 juillet 1871 sous le signe du Cancer, Marcel Proust tenait de sa mère, dont on sait qu’il sera très proche, son goût des arts, son amour des lettres et son respect des cultes. Aussi, tout enfant aimait-il à entrer dans l’église d’Illiers, avec son frère Robert, pour déposer des gerbes de fleurs et, plus tard, les « Pèlerinages ruskiniens » l’inciteront à visiter la plupart des églises normandes dont il fera des descriptions savantes et précises et qu’il défendra avec vigueur contre les mesures projetées en 1904 par le ministère Combes, car ces lieux lui apparaissaient comme le reliquaire de précieuses vérités. Il faut donc relier ce qui sera plus tard le côté de chez Swann et le côté de Guermantes aux milieux sociaux si différents que furent pour l’écrivain le côté de chez Proust et le côté de chez Weil. Ces deux côtés hétérogènes ont nourri son imagination mais ne parvinrent à se rejoindre que dans l’œuvre d’art, dans ce temps retrouvé qui est une renaissance de la vie perdue.
Pour Marcel Proust, ce qui se passe dans la création artistique est autrement important et supérieur à ce qui arrive dans la vie courante. Ainsi le côté de chez Swann (qui dans la version première des brouillons est le côté de Méséglise) évoque-t-il son enfance rurale et familiale dans ses années de prime jeunesse où il se rendait à Illiers et où s'expriment les joies de la nature, les haies d'aubépines, les pommiers en fleurs, le Pont Vieux, l'eau de la Vivonne, les paysannes aux joues rouges, le retour las et mouillé dans une harmonie de toute chose, alors que le côté de Guermantes symbolise la vie mondaine et parisienne de ses parents, les salons où il se plaira à être reçu, l’assise sociale, les joies un peu sèches de l’intelligence, les intrigues et, par voie de conséquence, la découverte du mal. On peut y deviner en sourdine une relation avec les deux versants des amours humaines : le penchant naturel vers les jeunes filles de Méséglise, souvent effrontées et vicieuses, et l’autre, le côté ambigu de chez les Guermantes où évoluent Charlus, Saint-Loup et quelques autres et dont la contamination est perceptible dans toute l’œuvre, layons qui s’entremêlent et, parfois, sont volontairement brouillés tant la fatalité qui conduit l’auteur d’un bord à l’autre ne cesse d’être un sujet de méditation douloureuse.
« C’est sur le côté de Méséglise que j’ai remarqué les rayons d’or du soleil couchant qui passaient entre moi et mon père et qu’il traversait avec sa canne, que j’ai remarqué l’ombre ronde que font les pommiers sur un champ ensoleillé, c’est du côté de Guermantes que j’ai vu dans les bois où nous nous reposions le soleil tourner lentement autour des arbres et la lune blanche, comme une nuée passer en plein après-midi. C’est du côté de Méséglise que j’ai appris qu’il suffit pour faire naître notre amour dans notre cœur qu’une femme ait fixé son regard sur nous et que nous ayons senti qu’elle pouvait nous appartenir ; mais c’est sur le côté de Guermantes que j’ai appris qu’il suffit quelquefois pour faire naître notre amour qu’une femme ait détourné son regard de nous et que nous ayons senti qu’elle ne pourrait pas nous appartenir » - lit-on dans la version ancienne de La Recherche, celle des premiers Cahiers.
Ce qui attache le plus l’écrivain au côté de chez Weil est sans aucun doute l’amour qu’il voue à sa mère, son besoin d’être couvé par elle, mis à l’abri par le luxe et l’argent, mais au fond de lui-même, dans les vibrations les plus intimes de son être, c’est le côté de chez Proust, le parfum des aubépines, le jardin mouillé par la pluie de son oncle Amiot qui laisseront l’empreinte la plus vraie et la plus persistante, entre autre celle de la cloche qui tinte lorsque M. Swann venait rendre visite à ses parents et dont le bruit ferrugineux résonne encore après que la dernière phrase du Temps retrouvé ait été écrite. Proust, il est vrai, attachait beaucoup d’importance à l’hérédité ; il nous peindra un certain Bloch lourdement marqué par son ascendance juive et la famille des Guermantes, dans ses innombrables ramifications, portera l’empreinte de l’atavisme, si bien que lorsque le conteur apprend à la fin d’« Albertine disparue » que son ami Saint-Loup, comme son oncle le baron de Charlus, fait partie de Sodome, il écrit :
« C’est ainsi que le duc de Guermantes, qui n’avait aucunement ces goûts, avait la même manière nerveuse que Monsieur de Charlus de tourner son poignet, comme s’il crispait autour de celui-ci une manchette de dentelle, et aussi dans la voix des intonations pointues et affectées, toutes manières auxquelles chez Monsieur de Charlus on eut été tenté de donner une autre signification, auxquelles il en avait donné une autre lui-même, l’individu exprimant des particularités à l’aide de traits personnels et ataviques qui ne sont peut-être d’ailleurs que des particularités anciennes fixées dans le geste et dans la voix. »
Proust fit des études normales au lycée Condorcet où les lettres étaient à l’honneur. Sous les ombrages de la cour, les adolescents férus de style se retrouvaient pour discourir. Ils avaient noms : Robert de Flers, Fernand Gregh, Jacques Bizet, Robert Dreyfus qui restèrent, pour la plupart, des amis fidèles. Que lisaient-ils ? Les écrivains considérés alors comme modernes : Barrès, Anatole France, Maeterlinck. Marcel, initié en cela par sa mère et sa grand-mère, vouait également une prédilection aux classiques : Saint-Simon, Chateaubriand dont le style le fascinait, Vigny pour l’ampleur de ses vers, Madame de Sévigné, autre grande styliste, Musset pour la justesse de ses analyses, George Sand, La Bruyère et Flaubert. Par ailleurs, il était grand lecteur des "Mille et une Nuits" et, en traduction, de Dickens, George Eliot et Stevenson. Mais ces admirations ne l’aveuglaient pas. « Moi, c’était autre chose que j’avais à écrire. (…) Ce serait un livre aussi long que les Mille et Une Nuits peut-être mais tout autre. Sans doute, quand on est amoureux d’une œuvre, on voudrait faire quelque chose de tout pareil, mais il faut sacrifier son amour du moment, ne pas penser au goût mais à une vérité qui ne nous demande pas nos préférences et vous défend d’y songer. »
Par la précocité de son esprit, il étonnait déjà ses camarades. Par contre, son humilité excessive les surprenait, de même que son insatiable besoin d’affection. L’un de leurs professeurs, Maxime Gaucher, ayant décelé le talent du jeune homme, acceptait de lire les écrits qu’il commençait de rédiger avec une acuité d’esprit et une sûreté de style qui laissaient présager, à un juge éclairé, l’écrivain qu’il deviendrait. Chez Proust, au point de départ, l’intelligence se fond avec la recherche des jouissances. Parlant de Proust enfant, Paul Desjardins lui applique l’expression de « quêteur de délices ». Hédoniste, il se jette avec avidité sur les plaisirs d’où qu’ils viennent et, plus particulièrement, sur les plaisirs intellectuels car il veut connaître toutes les formes de satisfaction de l’esprit, qu’elles soient raisonnées ou intuitives. En 1888, les cours du philosophe Darlu, « grand éveilleur d’esprit », inciteront Marcel à incorporer au roman un domaine jusqu’alors réservé aux philosophes. Il est significatif que ce maître, qu’il a beaucoup admiré, soit un dogmatique, c’est-à-dire quelqu’un qui croyait à la métaphysique et, par voie de conséquence, à la morale et basait son enseignement sur une extrême rigueur de la pensée. Cette leçon ne fut pas perdue et l’élève Proust sut, dans son travail ultérieur, appliquer cette méthode. S’il lui arriva maintes fois de céder à la faiblesse et d’accepter, dans sa vie privée, maintes concessions, il ne consentit jamais, dès qu’il s’est agi de son œuvre, d’avancer une chose qu’il ne pensait pas. Il n’a jamais écrit que pour dire la vérité, la sienne. Incroyant vis-à-vis de ce qu’il y a de révélé dans la religion, il n’était pas pour autant un sceptique et La Recherche, dans sa quête de l’essentiel et parfois de l’obscur, est une œuvre de foi. Aussi, lorsqu’en 1914, il reçoit une lettre de Jacques Rivière, l’un des hommes qui l’avait le mieux compris, il s’écrie : « Enfin je trouve un lecteur qui devine que mon livre est un ouvrage dogmatique ! » Quant à la notion de bonheur, qu’il faut distinguer du plaisir et donc de l’hédonisme, il est chez l’auteur impossible à atteindre aussi bien dans l’amitié que dans l’amour. S’il est parfois accessible, ce ne peut être que dans le laborieux travail du créateur : « Tout compte fait, il n’y a que l’inexprimable, que ce que l’on ne croyait pas réussir à faire entrer dans un livre qui y reste. C’est quelque chose de vague et d’obsédant comme le souvenir. C’est une atmosphère … Seulement ce n’est pas dans les mots, ce n’est pas exprimé, c’est tout entre les mots comme la brume d’un matin à Chantilly » - écrivait-il à une correspondante.
Le jeune Proust avait montré, dès l'adolescence, un goût prononcé pour le monde qui allait jusqu’à la gourmandise, comme si le monde était une sorte de drogue qui nourrissait sa curiosité et son désir de côtoyer des gens brillants et souvent étonnants. Lui-même l’était à cette époque du cattleya à la boutonnière, lorsqu’il fréquentait les salons et, dans un premier temps, ceux qu’Abel Hermant nommait avec un brin d’irrévérence « les salons des banquières ». En effet, la carrière mondaine de Marcel débuta dans celui de Madame Halevy, épouse du banquier Straus et amie de sa mère, et de Madame Armand de Caillavet, maîtresse d’Anatole France, dont la fille devait épouser André Maurois, salons où ne venaient jamais, pour les raisons que l’on devine, les gens du faubourg Saint-Germain désignés par l’auteur sous le nom des Guermantes : les Montesquiou, Chevigné, Greffulhe. Il fallut plusieurs années de patience et d’intrigue pour que Robert de Montesquiou accepte de présenter le petit Marcel à son amie la comtesse de Chevigné, puis à sa cousine la comtesse Greffulhe, née Caraman-Chimay. C’est dire qu’il y avait dans le monde un itinéraire à emprunter, des règles à respecter, beaucoup de concessions à faire, tout autant d’humiliations à subir, pour parvenir au sommet convoité et quasi mythique de cette société du noble faubourg. Bien qu’il fût attiré par le monde, Proust, dès le début, était sans illusion et le regard, qu’il leur accordât, prouve qu’il ne fut pas dupe et détecta avec perspicacité les failles de ces personnages séduisants. Le monde était en quelque sorte pour lui ce qu’un laboratoire est pour le chimiste : il y faisait des expériences, il y recevait des révélations, il y vivait dans un état d’initiation permanent. Mais dans ce monde, où la plupart des êtres qu’il croisait se dévoilaient, lui s’avançait masqué. En apparence, les quatre ou cinq années qui suivirent son service militaire semblent avoir été des années perdues. Or Proust ne faisait rien de moins que d’engranger sa moisson, d’emplir sa mémoire d’impressions et d’images. Certes, son roman n’a pas manqué de contribuer à la notion d’un homme mondain oisif, arriviste, dénué de volonté, ayant gaspillé ses années de jeunesse car, avec lui, rien n’est simple : s’il a été long à trouver la tonalité définitive de Sa Recherche, à en concevoir l’architecture, il n’a cessé, dès l’âge de vingt ans, où il rédigea de petits articles pour la revue Le Banquet, jouet littéraire que Madame Straus avait offert à son fils Jacques Bizet et à son neveu Daniel Halévy, de faire ses gammes et quelles gammes !
Ce seront ensuite « Les Plaisirs et les Jours », portraits, confidences, contes de tournure précieuse, où se décèle à la pertinence d’un détail, au détour d’une description, au phrasé long et poétique, le Proust à venir. D’autant que se dégage une morale « que le monde nous éloigne de la vertu et du bonheur par la qualité défectueuse de ses aspirations. » Puis vinrent les milliers de pages d’une première version de La Recherche que l’éditeur Bernard de Fallois retrouva dans une malle en 1952 et qu’avec une piété et une intelligences remarquables il publia sous les titres de « Jean Santeuil » et « Contre Sainte-Beuve », pages écrites dans l’urgence, selon l’humeur et l’inspiration, et qui ne furent jamais relues. On y découvre une version impressionniste d’un roman à l’état de gestation, d’où le génie jaillit des profondeurs comme une eau que l’on n’a pas encore pris le temps de canaliser. Ce furent enfin ses « Pastiches » et ses « Chroniques » dans Le Figaro, les traductions de Ruskin et les « Pèlerinages ruskiniens ». Ainsi qu'à Illiers, au temps de sa petite enfance, il avait fait provision d’images naturelles, à Paris il s’initiait à toutes les formes d’art, entre autre à la musique grâce à l’amitié de Reynaldo Hahn qui l’incita à découvrir des contemporains encore presque inconnus, tels que Fauré et César Franck. Sur une harmonieuse compréhension de caractère et une tendre complicité, Reynaldo et Marcel furent, le temps d’un séjour chez Madeleine Lemaire et d’un voyage en Bretagne, des compagnons inséparables. La force de cette relation leur permit ensuite de conserver l’un pour l’autre, une fois la fièvre retombée, une amitié indéfectible. Cet amour fut probablement pour Proust le plus sincère et le plus profond, peut-être celui qui lui laissa au cœur une blessure secrète. Quant au monde, il comptait pour lui, disait Lucien Daudet « à la manière dont les fleurs comptent pour un botaniste, pas à la manière dont elles comptent pour le monsieur qui achète le bouquet ». En cultivant Montesquiou, n’est-ce pas le baron de Charlus qu’il se préparait à faire éclore, ainsi qu’une plante rare ; en observant dans les salons les personnes qui l’entouraient, déjà il faisait croître une madame Verdurin, un monsieur Brichot, une Odette Swann, un Bloch. Le désir d’écrire ne manquait pas de le tenailler, mais il s’y adonnait en amateur, sans s’obliger à la contrainte. Ses amis, que frappait la pénétration de son intelligence, se désolaient qu’il ne travaillât pas davantage. « Comment faites-vous monsieur Anatole France » - demandait le jeune Marcel, « pour savoir autant de choses ? »
« C’est simple, mon cher Marcel » - répliquait celui-ci - « à votre âge je n’étais pas joli comme vous, je ne plaisais guère, je n’allais pas dans le monde, je restais chez moi à lire, à lire sans relâche. »
Proust, quant à lui, ne se contentait pas de lire, il observait de façon clinique le monde qui l’entourait. Il n’était pas fils de médecin pour rien - au point qu’il a restitué dans La Recherche des conversations entières avec une précision, une justesse de ton stupéfiantes. Il est vrai aussi que le romancier ne se départît jamais de son ironie et sut donner à chacun de ses personnages l’intonation qu’il convient. Il les a tant regardés vivre, il en a fait une analyse si subtile que la composition littéraire qui, ensuite, leur conférera une dimension planétaire, est admirablement dosée. C’est la raison pour laquelle il confiait à une lectrice anglaise : « Vous avez été déçue de voir Swann devenir moins sympathique et même ridicule, je vous assure que cela m’a fait aussi beaucoup de peine de le transformer ainsi. Mais je ne suis pas libre d’aller contre la vérité et de violer les lois des caractères … L’art est un perpétuel sacrifice du sentiment à la vérité. » Cette exigence à restituer la vie prise sur le vif, telle qu’elle est et telle qu’elle agit sur le psychisme de chacun, nous prouve, si besoin était, qu’aucune faiblesse sentimentale n’a amoindri son jugement et que son discernement ne fut jamais pris à défaut.
Dans sa dédicace à Jacques de Lacretelle, il commence ainsi : « Il n’y a pas de clés pour les personnages de ce livre, pour l’église de Combray, ma mémoire m’a prêté comme modèle beaucoup d’églises. » Et c’est vrai ! Proust faisait ce que l’on appelle des amalgames. Il se refusait à peindre des portraits criants de vérité. Le romancier visait plus haut. Il s’en est d’ailleurs expliqué : « C’est la déchéance des livres, de devenir, si spontanément qu’ils aient été conçus, des romans à clés après coup. » Dans une lettre au prince Antoine Bibesco, il précise : « Je crois que ce n’est guère qu’aux souvenirs involontaires que l’artiste devrait demander la matière première de son œuvre. D’abord précisément parce qu’ils sont involontaires, qu’ils se forment d’eux-mêmes, attirés par la ressemblance d’une minute identique. Ils ont seuls une griffe d’authenticité. Puis ils nous rapportent les choses dans un dosage exact de mémoire et d’oubli. Et enfin, comme ils nous font goûter la même sensation dans une circonstance tout autre, ils la libèrent de toute contingence, ils nous donnent l’essence extratemporelle. » Voilà une des meilleures analyses que Proust nous ait donnée de son œuvre. Et cela explique la combinaison qui l’autorisa à fondre plusieurs personnages en un seul. Cette quête d’images et de souvenirs épars, qu’il recueillait dans les ténèbres de sa chambre, lui permit d’atteindre une réalité plus intime. Cette méthode sera reprise par de nombreux romanciers et nous verrons Mauriac substituer Malaga et ses pins à Combray et ses aubépines, si bien qu’il ne faut surtout pas croire que Proust ait rédigé ses mémoires ou écrit son autobiographie, si le narrateur lui ressemble comme un frère, les éléments imaginés ou arrangés suffisent à justifier qu’il a bien fait, avec La Recherche, œuvre de romancier. Déjà il nous prévenait dans les pages de Jean Santeuil : « Puis-je appeler ce livre un roman ? C’est moins peut-être et bien plus, l’essence même de ma vie recueillie sans y rien mêler, dans ces heures de déchirure, où elle découle. Ce livre n’a jamais été fait, il a été récolté. » Tant il apparaît que ce n’est pas seulement à une mémorisation quelconque que l’on se réfère mais à une recouvrance de l’émotion. Cette recouvrance ou ressouvenance a une connotation plus sensible, me semble-t-il, plus proche de ce que voulait exprimer Proust, car on y vivifie le cœur davantage que l’esprit. Dans La Recherche, l'écrivain quitte le mode de l’improvisation qui faisait de Jean Santeuil une suite un peu brouillonne d’impressions et de sentiments, pour aller vers une construction élaborée, longuement méditée, minutieusement agencée dans un ordre synthétique, passant ainsi d’une quête anxieuse à une quête aboutie.
Quant au rêve de Venise, il fut longtemps l’un de ceux qui a hanté l’imagination du jeune homme. Pour des raisons diverses, qu’il est facile de comprendre, puisque Venise est en elle-même une quintessence de l’art, que ce soit celui de l’architecture, de la sculpture, de la fresque, de la mosaïque, de la peinture, de la littérature, de la musique, ville qui a fait dire à Jean d’Ormesson qu’elle est « le rêve le plus réussi de toute l’histoire des hommes ». Ce rêve fut celui de Marcel comme de tant d’autres, artistes ou non, chacun aspirant à contempler cette accumulation de splendeurs qui invite à des sauts permanents dans le temps et se confond à un mirage qui aurait su tenir ses promesses. Marcel ne disait-il pas lui-même : « Quand je suis allé à Venise, cela me paraissait incroyable et si simple que mon rêve fût devenu mon adresse. » Ainsi Proust se coule-t-il dans une longue lignée de célébrants pour lesquels La Sérénissime est une source d’inspiration inépuisable. On sait que son voyage à Venise en avril-mai 1900 fut envisagé après les pèlerinages ruskiniens qui lui avaient fait découvrir l’esthétique du philosophe anglais, sorte de médiateur entre l’art et l’homme et dont il se consacrait à traduire « La Bible d’Amiens », ne serait-ce que parce qu’il partageait avec le britannique une égale exaltation pour le rôle capital et la nécessité sociale du poète et la même conscience douloureuse du temps. Accompagné de sa mère, il descendit non au Danieli mais à l’hôtel de l’Europe devenu, depuis lors, le siège de la Biennale où une photo nous le montre dans un fauteuil d’osier sur le balcon de l’hôtel qui ouvrait sur le Grand Canal. Ainsi, Ruskin fut-il le maître qui lui a appris à voir et, mieux encore, à décrire, celui qui l’a aidé à tracer sa voie. Il note d’ailleurs à ce sujet : « Il n’y a pas de meilleure manière d’arriver à prendre conscience de ce qu’on sent soi-même que d’essayer de recréer en soi ce qu’a senti un maître. Dans cet effort profond, c’est notre pensée que nous mettons avec la sienne, au jour. » Ruskin était né, comme Proust, dans une famille bourgeoise et avait reçu une éducation littéraire raffinée. Marcel avait été frappé, dès le début de son intimité avec son œuvre, par deux phrases sublimes que Ruskin avait écrites en les attribuant à Dieu, sous la forme de deux commandements essentiels : « Travaillez pendant que vous avez encore le lumière » et « Soyez miséricordieux pendant que vous avez encore la miséricorde ». Proust confiait à ses proches que ces phrases devraient être chaque jour devant notre esprit. Ruskin nous apparaît comme son révélateur, son intercesseur, un peu à la façon dont Arthur Rimbaud le fut spirituellement pour Paul Claudel. Grâce à cet auteur anglais, il apprit à cerner la réalité de belles métaphores, à donner aux éléments esthétiques une place essentielle. Néanmoins, ni les traductions de Ruskin, ni les travaux qu’il avait fait jusqu’alors, ne constituaient une œuvre suffisante pour apaiser sa conscience inquiète de trahir, à la fois, ses dons d’écrivain et la confiance de sa mère en son talent. Déjà avec Jean Santeuil, œuvre inachevée écrite sous la dictée d’une sensibilité débridée, il avait préparé les fondations de cet ouvrage qui, espérait-il, s’élèverait tel une cathédrale dans le patrimoine littéraire de notre civilisation. La mort de son père en 1903, celle de sa mère en 1905 vont mettre un terme à une adolescence prolongée bien au-delà de l’âge habituel. Proust a alors trente-cinq ans. La mort de sa mère, si chèrement aimée, l’exile à jamais de la patrie enfantine. Le moment est donc venu de la recréer, de la réanimer. Pour ce faire, Proust possédait toutes les aptitudes, aussi bien la rigueur scientifique de son père que l’intuition inventive de sa mère. D’autre part, il avait acquis un style, s’était initié à toutes les formes de l’art, observé mieux que personne les gens qu’il côtoyait, enregistré une foule d’impressions que sa mémoire phénoménale lui permettait de restituer dans les moindres détails. « On a frappé à toutes les portes » – écrivait-il – « qui ne donnent sur rien et la seule par où l’on peut entrer et qu’on aurait cherchée en vain pendant cent ans, on y heurte sans le savoir et elle s’ouvre. »
Philippe Kolb date de janvier 1908 le début véritable de La Recherche, ce qui est une date symbolique, car il ne faut pas oublier que Proust avait déjà entrepris ce qui devait être son art poétique, une thèse qu’il se proposait d’opposer à Sainte-Beuve dont il ne partageait pas le sentiment que l’œuvre d’un artiste n’est jamais que la résonance de son être et, qu’en fouillant dans sa vie, on saisit mieux la substance de son art. Pour Proust, l’homme extérieur, dans son quotidien, est étranger ou du moins différent de celui qui, soudain, s’éveille à son génie et traduit dans une œuvre, ainsi qu’en une célébration capitale, ce que lui a révélé, en d’éblouissants éclairs, cette plongée au plus profond de lui-même. C’est la raison pour laquelle il dit qu’un poète ou un écrivain ont « un ciel en plus ». Ainsi, l’existence que mène chacun d’eux avec ses vices et ses vertus ne peut être rapprochée de l’inspiration qui va les transformer, les mettre à l’écoute soudaine de l’essence des choses et en faire, sans qu’ils sachent comment, des sortes de voyants. Les sept cahiers rédigés de 1907 à 1909 – leur narration se chevauche avec le début de La Recherche – sont en quelque sorte la passerelle qui permet à Marcel Proust d’embarquer dans ce grand roman dont la gestation fut si longue et incertaine. Ces cahiers abandonnés, recueillis eux aussi par Bernard de Fallois, seront publiés sous le titre de Contre Sainte-Beuve afin de rester fidèle au canevas initial et un peu lâche de l’auteur. A la fin de 1906, Marcel quitte l’appartement de ses parents où les souvenirs sont trop obsédants pour s’installer 102 boulevard Haussmann dans celui de son grand-oncle Weil. Sa chambre, qu’il fera tapisser de liège afin d’amortir les bruits extérieurs, close d’épais rideaux, va devenir sa cellule, celle où à l’âge de 36 ans il entre enfin en littérature. « L’art s’accomplit dans le silence » écrivait-il. Si quelques amarres, surtout celles de l’amitié, relient encore l’arche au rivage, la vie de Proust n’est déjà plus que celle de son œuvre, de son imaginaire. Ainsi qu’il l’affirmait lui-même : « La vraie vie, la vie découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature. » C’est grâce à elle qu’il tente de transfigurer l’homme dans sa totalité, sans rien omettre de ses tares et de ses ridicules. Il n’y a pas de morale dans l’art, plaidait-il car l’art est plus que la vie, il est la vie revisitée par une autre forme de temps, le temps de la mémoire spontanée. En cela, il passait outre à la morale de Ruskin et faisait preuve d’une remarquable lucidité. Ce qui lui importait, c’était de dire l’homme dans son intégralité, si bien qu’en quelque sorte son réalisme a été plus grand que celui de Ruskin, curieux paradoxe ! Celui-ci l’avait initié à toute une part du monde qu’il ignorait, il l’avait éveillé à l’intelligence du Moyen-Âge qu’il connaissait peu, mais Ruskin devait être dépassé : « Oui, mon amour pour Ruskin dure. Seulement quelquefois, rien ne le refroidit comme de lire Ruskin » - disait-il. Proust venait de tuer le maître. Il allait commencer d’exister.
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
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