Andreï Makine ou l'héritage accablant
Le 4 mars 2016, sur Le blog interligne d' Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

 

De lui, Dominique Fernandez, dans son Dictionnaire amoureux de la Russie disait,  il y a quelques années : « A voir la haute stature, le port rigide, le visage taillé à la serpe, la barbe de prophète, les yeux clairs, on dirait un de ces pèlerins qui parcouraient, un bâton à la main (…), l’immensité de la steppe. Mais sous ce physique serein de moine, se cache un esprit rebelle, tourmenté, violent ». Et c’est bien cette impression qu’il donne, à le voir, en photo ou derrière un micro, que son oeuvre, où l’on retrouve la Russie  immense et tourmentée, est bien celle d'une inspiration habitée par une inexplicable tragédie. 

 

Dans chacun de ses romans, l'écrivain nous plonge dans une Russie toujours plus rude où brille parfois un reflet de France. Mais, même lorsque la France est absente, c’est le français que Makine utilise pour décrire et raconter, comme s'il ne pouvait plus s'exprimer que dans la langue de Racine et de Voltaire.    

 

« Je crois qu’on détruit une œuvre en lui accolant une biographie » : Makine est très peu disert sur sa vie. Les critiques, les journalistes en sont souvent réduits à puiser dans ses romans des anecdotes qui leur paraissent autobiographiques. Et même si l'on peut envisager que l’écrivain ait pu, à un moment donné de sa vie, côtoyer les services de renseignement comme le narrateur de "Requiem pour l’Est", on ne trouve aucunement et précisément dans ses livres de traces autobiographiques. D'ailleurs l'homme s'en défend, même s'il n'en remet pas en cause la tentation, entretenant par là sa part de mystère. Dans un premier temps, il explique, en citant Flaubert, la raison pour laquelle il ne s’épanche pas : « Flaubert disait que l’écrivain ne devait laisser que ses œuvres, et que dire des choses sur soi était une tentation petite-bourgeoise à laquelle il avait toujours su résister. Je ne sais pas s’il est très intéressant de savoir si les crises d’épilepsie consécutives à sa syphilis ont pu avoir une influence sur l’écriture de Madame Bovary ». Mais, lorsque Makine avoue que s’il garde pour lui les éléments de son histoire personnelle, c’est pour ne pas en perdre la sève et la disperser en vaines paroles …  ne confirme-t-il pas, à cette occasion, qu’il y a beaucoup de lui dans ses romans ? Devant l’acharnement des journalistes, il répond, alors qu’il vient de publier "Une femme qui attendait: « J’aurais pu vous dire : “ Vous savez quand j’étais étudiant, j’ai été quelque temps dans un village de Sibérie, et bien là-bas il y avait une femme qui attendait depuis trente ans son fiancé parti à la guerre…” Quel intérêt ? Si je fais ça, j’assassine mon roman, je vends mon âme et l’âme de cette femme ».      

 

Andreï Makine est né en 1957 à Krasnoïarsk en Sibérie. Il serait devenu très tôt orphelin. A ce moment, une femme, sa grand mère, a beaucoup compté pour lui : elle l’a initié dès son plus jeune âge à la langue et à la culture française. Mais cette femme, que l’on retrouve sous les traits de Charlotte dans "Le testament français" et d’Alexandra dans "La terre et le ciel de Jacques Dorme",  se référait à une France d’un autre temps et le comportement de Makine aujourd’hui, à l’égard de la France contemporaine, est révélateur : dans "cette France qu’on oublie d’aimer" ou dans le "Testament français", Makine exprime une sorte de désillusion. Il ne retrouve plus la France surannée qu’on lui avait décrite et à laquelle il rêvait. Cela explique peut-être le réactionnaire qui subsiste en lui et que certains dénoncent.  

 

Après sa découverte du français, on retrouve Makine adolescent : il s’est alors passionné pour la poésie et lancé dans l’écriture, expression de sa liberté (cette « noble liberté intérieure des Russes » dont parlait Pouchkine). Et puisqu’il nous faut l’inscrire dans une filiation russe, il convient de préciser qu’il admire Dostoïevski, Boulkakov et Bounine auquel il consacrera sa thèse effectuée à la Sorbonne : « Poétique de la nostalgie chez Ivan Bounine ».  Par ailleurs, il a voulu s’affranchir de cet héritage en choisissant la langue française. Dès lors, dans la culture hexagonale, il se réfère à Marcel Proust, pour « sa vision poétique des choses » et à Guy de Maupassant « pour la qualité, la rigueur de sa narration ». S’il est vrai que quelques critiques l’ont aimablement surnommé le Proust des steppes, son écriture s'apparente davantage à celle du père de Madame Bovary de par sa parfaite maîtrise du français classique. Dominique Fernandez, dans un article paru le 26 octobre 1995 dans le Nouvel Observateur s’émerveille devant Makine : quand certains lui reprochent des fautes de français, lui y voit, et avec raison, des licences poétiques d’un « étranger qui manie la langue française avec une pertinence et une virtuosité de néophyte supérieures à celles de l’expert chevronné, jusqu’à s’autoriser des néologismes ou remettre en circulation de vieux mots oubliés (sirventès : poème satirique, terme dérivé du Moyen-Âge provençal) ». Cet éloge n’est pas le seul : en effet, on apprécie autant  l’accent slave de sa prose  que « la musique sobre de la nostalgie et de la douleur ». Makine dit de ses textes qu’ils sont très modernes tout en restant classiques. Et, il est vrai, que s'ils se révèlent modernes par leur inspiration, ils restent classiques dans leur forme. La Russie désenchantée que Makine décrit est servie par une langue admirable qui tient de celle de nos auteurs français du XIXe que, jeune homme, il a pu lire dans sa Russie natale où la censure n’interdisait pas les Balzac, Zola et Flaubert.   

 

Lorsque s'ouvre  l’ère Brejnev, dans les années 70, se profile pour le jeune Makine la tentation de la dissidence :  il aurait fréquenté alors les cercles de la contestation intellectuelle. Mais les ennuis, qui ne cessent de se faire plus inquiétants, l'incitent à partir pour la France : comme d’autres compatriotes écrivains il choisit l’exil. On peut  penser ici à  Ivan Chmeliov qui a exalté l’âme de sa terre dans  Pèlerinage en 1935 ou Alexandre Soljenitsyne, expulsé d’Union soviétique en 1977, bien que les immigrés russes en France aient toujours cultivé l’espoir de revoir un jour leur Sainte Russie. Et c'est là que le cas Makine est singulier : contrairement aux autres, il tire un trait sur ses racines en choisissant la nationalité française puisque la nationalité russe ne se conjugue à aucune autre. Abhorrant la société matérialiste de l’ère Gorbatchev, il obtient un statut de réfugié politique. Cependant on ne peut nier la douleur qu’il peut y avoir à se couper ainsi de son pays natal. La métaphore de l’amputation, développée dans "Requiem pour l’Est", apparaît dès lors explicite : «  Plus tard, dans la nuit, je pensai à cette douleur fantôme qu’éprouve un blessé après l’amputation. Il sent, très charnellement, la vie de la jambe ou du bras qu’il vient de perdre. Je me disais qu’il en était ainsi pour le pays natal, pour la patrie, perdue ou réduite à l’état d’une ombre, et qui s’éveille en nous (…) ».  

 

Avec difficulté, le statut de réfugié obtenu, il parvient à publier ses premiers romans dont la légende veut qu’il les ait présentés comme traduits du russe. En effet, Makine écrit en français et les éditeurs semblent avoir refusé de prendre ce moujik au sérieux. Lorsqu'on lui pose la question : pourquoi le choix du français? - il répond : « Pour ne pas être poursuivi par les ombres trop intimes de Tchekhov ou Tolstoï »? Le français serait donc choisi de façon arbitraire ? Et le russe délaissé du fait du poids de l’héritage littéraire ? En définitive, d’autres explications apparaissent plus satisfaisantes et révèlent le véritable culte que Makine voue à la langue française, un culte justifié par des critères de littérarité.    

 

En 1995, la gloire arrive enfin pour lui, grâce à la parution au Mercure de France ( Simone Gallimard se serait dite séduite ) du "Testament français". Evènement rarissime dans le milieu littéraire, le livre obtient deux récompenses prestigieuses : le Médicis et le Goncourt, auxquels s’ajoute le Goncourt des lycéens. Fait rare également, les jurés du Médicis choisissent de ne pas départager le russe Andreï Makine et le grec Vassili Alexakis, ce qui est significatif du dialogue qui spontanément s'intronise entre les divers pays sur le plan culturel. 

   

Après cette consécration, Makine, dont on ne sait plus trop s’il faut le considérer comme un écrivain russe d’expression française (selon François Nourrissier) ou comme un écrivain français d’origine russe (il a obtenu la nationalité française un an après le sacre du Goncourt) a acquis une place incontestable dans le milieu littéraire : il a publié de nouveaux romans, a reçu de nouveaux prix littéraires et est traduit en plus de trente langues. Aujourd'hui il entre à l'Académie française, dont il sera le membre le plus jeune, consécration d'un parcours exigeant et sans concession.

 

Afin de compléter cet article, prenez connaissance de celui-ci : L'art d'écrire selon Andreï Makine

 

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