Comment Proust n’aurait-il pas aimé Versailles ? A eux seuls le château et le parc proposent à nos regards un monde de connaissances et nous offrent un héritage culturel incomparable. Proust a beaucoup lu sur Versailles, soit d’anciens écrivains, à commencer par Saint-Simon et Madame de Sévigné, soit des contemporains comme Henri de Régnier. De Saint-Simon, Proust s’est tout particulièrement rappelé l’extrême ritualisation imposée par le protocole qu’il évoque lui-même au sujet de l’existence de sa tante Léonie et de la servante Françoise, dont « la mécanique domestique » n’était pas sans évoquer celle du Grand roi. Luc Fraisse, qui a dirigé la publication de l’ouvrage sur « Proust et Versailles », et à laquelle a participé un certain nombre d’écrivains, grands spécialistes de Proust, dont le professeur Jean-Yves Tadié, précise dans son introduction que Marcel Proust fut toujours particulièrement sensible à la littérature du XVIIe siècle et si totalement apolitique qu’il sût apprécier la grandeur et les beautés de l’Ancienne France. Il est vrai aussi qu’une partie de sa famille et de ses amis y résidaient : les Weil, les Nathan, Reynaldo Hahn et sa sœur Maria qui y demeura à partir de 1910, Robert de Montesquiou qui y donna des fêtes et s’inspira de Versailles dans ses poèmes « Les perles rouges », Henri de Régnier, les Daudet, les Madrazo, Jacques de Lacretelle en étaient également les familiers. Une folie pour Versailles régnait à l’époque chez les gens du Boulevard Saint-Germain qui avaient ainsi transporté la vie fastueuse de Versailles à Paris.
Marcel, après la mort de sa mère en 1905 et avant d’emménager Bd Haussmann dans l’appartement de son oncle Weil, s’installe à l’hôtel des Réservoirs, ancienne demeure de madame de Pompadour, qui est un palace réputé et ouvre directement sur le parc, dans l’attente de son emménagement. « C’est un appartement genre historique, de ces endroits où le guide vous dit que c’est là que Charles IX est mort, où on jette un regard furtif en se dépêchant d’en sortir. » - écrira-t-il. Il y séjournera néanmoins plusieurs mois, de juin à fin décembre 1906. Comme il en a terminé avec les traductions de Ruskin, il lit beaucoup et se promène dans le parc où l’univers de Louis XIV surgit à tout instant, celui d’une époque classique que l’on étudiait particulièrement, car le Moyen-Age proposait une langue que l’on jugeait trop obscure et que le XVIIIe siècle était encore empreint de revendications révolutionnaires. Ainsi, Marcel Proust se livre-t-il volontiers à un dialogue intérieur entre histoire et littérature. Le monde décapité par la Révolution incite à la nostalgie et la dernière décennie du XIXe et la première du XXe siècle sont friandes de ce mélange entre culture et impressions vécues. C’est un vague à l’âme évident, une sorte de grand effeuillage des choses, nous dit Proust. Versailles évoque en continu un monde disparu et englouti depuis la mort de Louis XVI. Paul-César Helleu a peint une toile de l’automne à Versailles toute empreinte de la mélancolie d’une saison qui jette ses derniers feux. Versailles est la matrice des épisodes relatifs à la mémoire. Séjour dans l’obscurité de la chambre où Proust rédige ses carnets et note ses impressions. Les pavés du palais des Guermantes lui ont peut-être été inspirés par ceux de l’hôtel des Réservoirs ou mieux encore par la cour d’honneur du château lui-même. Ainsi le veut l’univers d’une conscience isolée de tous.
La résurrection du domaine doit beaucoup à Pierre de Nolhac, le conservateur de l’époque, qui se consacre à rendre au château sa vocation première de demeure royale. Il s’attachera à libérer les espaces historiques et à restituer ceux qui avaient été malmenés au temps de Louis-Philippe. Aussi, rien de surprenant à ce que l’importance accordée par le conservateur au décor du grand siècle, trouve chez Proust, Montesquiou et les Cercles d’esthètes qu’ils fréquentaient, un accueil favorable. D’autant plus que Proust ouvrira lui aussi de nouvelles perspectives et les réserves, qui les alimenteront, ne seront autres que ses Cahiers. Il est le Pierre de Nolhac de son propre monument, son œuvre littéraire. Mais davantage encore que le château, le parc exerce sur l’écriture une fascination évidente. Les allusions y sont nombreuses dans sa correspondance comme dans son oeuvre et révèlent à quel point les promenades en ces lieux, comme hors du temps, favorisent les aspirations de l’écrivain et nourrissent son imagination et sa sensibilité. Le sentiment monarchique existait chez lui, souligne Stéphane Chaudier, car « dans le monde proustien, l’esprit ou l’imagination des hommes ne peut pas travailler sans se doter d’un point de perfection que circonscrit précisément la notion de royauté. (…) Mais pour Rousseau comme pour Proust, c’est le cœur qui juge. Que le cœur défaille et tout l’édifice vacille. »
Alors Versailles est-il le paradis ? – interroge Jean-Yves Tadié dans le dernier chapitre de l’ouvrage. Probablement non, puisqu’il est dans l’œuvre proustienne le royaume d’Albertine et celui de l’homosexualité historique. Ainsi le passé royal est-il confronté - précise-t-il - à la modernité symbolisée par le passage d’un aéroplane aperçu lors d’une promenade avec la jeune femme et nous savons combien l’avion est lié à la personne du principal modèle de l’héroïne, Agostinelli, mort en avion. « Si je viens avec vous à Versailles comme nous en avons convenu, je vous montrerai le portrait de l’honnête homme par excellence, du meilleur des maris, Choderlos de Laclos, qui a écrit le plus effroyablement pervers des livres, et juste en face de celui de Mme de Genlis qui écrivit des contes moraux et ne se contenta pas de tromper la duchesse d’Orléans mais la supplicia en détournant d’elle ses enfants » - écrit-il dans « La Prisonnière ». Aussi, insiste le professeur Tadié, «dans ce dernier trait d’érudition, né du double visage de Versailles, Proust a mis toute sa conception des relations entre la biographie et l’art » - ce qui nous rappelle combien la symbolique de Versailles est présente dans l’ensemble de son œuvre.
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
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