Liliane Schraûwen a déjà publié des nouvelles, à mon avis sa grande spécialité, de la poésie et cette fois je viens de lire un roman, un roman original dans sa forme au moins. Le narrateur, un individu qui a perdu conscience - il se meut mais ne parle pas, ne donne aucun signe de reconnaissance aux personnes qui l’entourent - et se contente de fixer un point sur le mur pendant de longues périodes. Il raconte comment il découvre des bribes de sa vie d’avant, comment progressivement il esquisse l’être qu’il ne sait même plus être, ni avoir été. Dans le cours du récit, l’auteure a glissé quelques indications décrivant une femme qui baigne dans une mare de sang et quelques réflexions du personnel soignant évoquant l’état du patient, son comportement et l’évolution de celui-ci.
Le patient, amnésique, s’interroge sur l’existence, son existence à lui, pourquoi existe-t-il. « Tant d’idées dans ma tête, confuses. Tant de questions.» Il n’a aucune conscience du temps qui s’écoule. « Ni passé ni futur, en vérité, Seulement une succession de présents, une suite d’instants qui brusquement sombrent et cessent d’être, puis sans doute renaissent ailleurs et autrement ». Et pourtant dans son inconscient (ou subconscient) il se souvient de gestes brutaux, de sang qui se répand, il ne comprend pas le sens de ce qui semble être une découverte de sa vie, une redécouverte plutôt. « C’est tellement difficile de distinguer ce qui est vrai ou ce qui l’a été, de ce qui n’est que mensonge ou chimère ». Il comprend certains mots prononcés par ceux qui l’observent en permanence, des mots qui appartiennent à son histoire, à ce qu’il a pu en redécouvrir. Comme le héros de Kafka dans « La Métamorphose », il croit qu’il se transforme, il ne connait pas son moi, il en imagine plusieurs qui se confondent en un tout éventuel, possible, aléatoire…
Le mur l’obsède, il voudrait s’y fondre, s’y réfugier, se câliner contre ce mur qui n’est peut-être pas un mur mais plutôt de la peau, de la chair, une matière qu’il a connue où qu'il a aimée, et se presser tendrement. « Ce n’est pas réellement un mur. C’est vivant, c’est chaud, attirant. J’aimerais me blottir contre lui, me recroqueviller, fermer les yeux. Me laisser aller. Dormir enfin, mourir ou cesser d’être, sombrer encore une fois et renaître en un autre lieu, sous une forme nouvelle.» Cette peau pourrait être celle de la femme qu’il a aimée mais pas celle qui a été méchante avec lui, celle qu’il a peut-être frappée ? Ce texte montre un être qui n’a plus de mémoire mais la retrouve partiellement, peu à peu, l’auteure semble vouloir laisser au lecteur le soin de terminer l’histoire de cet homme qui apparait frappé d’amnésie, de folie. Subit-il un choc post traumatique après un acte très violent ? Est-il victime de visions étranges, ou est-ce l’auteur qui introduit une version fantastique de cette histoire pour élargir le champ de sa réflexion sur l’homme ? Certains chapitres sont laissés en suspense comme si le narrateur avait brusquement perdu le sens de son récit, comme s’il s’était endormi ou avait provisoirement reperdu la mémoire…
"Irréversible" est un texte original, fort, puissant sur la condition humaine, la dégradation de la mémoire, la violence incontrôlable, les séquelles laissées par certaines ruptures, la vie égarée, la vie ailleurs, la mort et l’après : « La vie, la mort, le temps qui passe et qui blesse, la naissance, le vieillissement, tout est irréversible. Il me semble comprendre cela, cette évidence. Tout est fixé, définitif, tout sauf moi et mes innombrables absences et présences ». Les grandes questions sont posées : qui suis-je ? Où vais-je ? Qu’y a-t-il après la mort ? Qu’ai-je fait avant ? Ces questions restent en suspens comme plusieurs réflexions du narrateur mais tout semble bien déterminé depuis la naissance. C’est ce que semble dire Liliane Schraüwen.
Denis BILLAMBOZ
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