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31 mars 2020 2 31 /03 /mars /2020 08:18
Vue de Delft de Vermeer

Vue de Delft de Vermeer

Chacun sait qu’un écrivain est d’abord un lecteur. Rappelons-nous la phrase de Victor Hugo : «  Etre Chateaubriand ou rien ». Ce défi nous a valu de compter parmi nous l’un de nos poètes le plus remarquable. Ce souci permanent de se maintenir sur les cimes a eu l’avantage de forger sa rigueur et de nourrir son inspiration. Comme son prédécesseur, Hugo s’est employé à user d’un style unique et à se passionner pour son époque au long de laquelle  il n’a jamais craint de s’investir avec toute la force de ses convictions morales et politiques. Ces parcours croisés furent également ceux d'innombrables artistes. Et comment ne pas évoquer les parentés que Marcel Proust, autre grand auteur, s'est plu à cultiver avec les peintres, dont l’emblématique Elstir, parce qu'il  n’a jamais cessé de chercher auprès d’eux des archétypes et des correspondances. D’autant que Proust s’est toujours servi de l’image en virtuose. Il a non seulement rédigé ses textes en musicien soucieux de l’harmonie des mots, mais il a décrit en peintre et appelé ceux-ci à le rejoindre dans cette fabuleuse imagerie qu’est « La Recherche », faisant de son roman une recherche du temps et de soi-même pour chacun de ses lecteurs. Il est vrai que l’art autorise l’intemporel à entrer dans le quotidien et au quotidien de s’introduire dans l’intemporel. C’est la raison qui a incité Proust à évoquer le réel par le biais de l’œuvre d’art afin que ce qu’elle a transfiguré, ou simplement magnifié, vienne se réincarner à nouveau dans le phrasé, cycle accompli  des métamorphoses. Proust, touché par cet universalisme de la pensée, résumait ainsi sa propre métaphysique : "Le monde extérieur existe mais il est inconnaissable ou connaissable partiellement, le monde intérieur est connaissable mais il nous échappe sans cesse parce qu'il change et se transforme. Seul le monde de l'art est absolu."

 

Ainsi, il nous suffit de nous rappeler les nombreux passages de « Du côté de chez Swann », où le nez de Monsieur de Palancy évoque un portrait de Domenico Ghirlandajo «  Le vieillard et le jeune garçon » où, ce qui semblait s’être absenté du réel pour exprimer un réel différent, s’y replonge à nouveau, de manière à ce que cette réalité picturale marche de conserve avec une réalité littéraire. Ce sera le cas des valets de pied comparés à une meute éparse, de l’autoportrait du Tintoret qui rappelle au narrateur le docteur du Boulbon, celui qui soignait sa grand-mère ; du doge Lorédan d’Antoine Rizzo qui fait penser au cocher Rémi de Charles Swann. Enfin et surtout, le mondain et très cultivé Swann, cet homme doté de tous les dons, sauf celui de les réaliser, et qui est probablement le personnage le plus proche de l’auteur, focalise-t-il son amour pour Odette de Crécy, une cocotte de haut vol, avec l’une des filles de Jéthro dans le tableau « Histoires de Moïse » de Botticelli. Proust s’est attaché à retrouver chez les peintres les traits individuels des visages que lui-même s’emploie à traduire en mots. Ces rapprochements sont constants pour la bonne raison que l’écrivain entend proposer plusieurs hypothèses et se munir de plusieurs images pour décrire une situation, un personnage, un état d’âme et leurs profondeurs mystérieuses.

 

«  Debout à côté de lui, laissant couler le long de ses joues ses cheveux qu’elle avait dénoués, fléchissant une jambe dans une attitude légèrement dansante pour pouvoir se pencher sans fatigue vers la gravure qu’elle regardait, en inclinant la tête, de ses grands yeux, si fatigués et maussades quand elle ne s’animait pas, elle frappa Swann par sa ressemblance avec cette figure de Zéphora, la fille de Jéthro, qu’on voit dans une fresque de la chapelle Sixtine. Swann avait toujours eu ce goût particulier d’aimer à retrouver dans la peinture des maîtres non pas seulement les caractères généraux de la réalité qui nous entoure, mais qui semble au contraire le moins susceptible de généralité ; les traits individuels des visages que nous connaissons : ainsi, dans la matière d’un buste du doge Lorédan par Antoine Rizzo, la saillie des pommettes, l’obliqué des sourcils, enfin la ressemblance criante de son cocher Rémi ; sous les couleurs d’un Ghirlandajo, le nez de M. de Palancy ; dans un portrait de Tintoret, l’envahissement du gras de la joue par l’implantation des premiers poils des favoris, la cassure du nez, la pénétration du regard, la congestion des paupières du docteur du Boulbon. »

(…)

 

 

«  Il la regardait ; un fragment de la fresque apparaissait dans son visage et dans son corps, que dès lors il chercha toujours à y retrouver, soit qu’il fût auprès d’Odette, soit qu’il pensa seulement à elle ; et, bien qu’il ne tint sans doute au chef-d’œuvre florentin que parce qu’il le retrouvait en elle, pourtant cette ressemblance lui conférait à elle aussi une beauté, la rendait plus précieuse. ( … ) Et quand il était tenté de regretter que depuis des mois il ne fît plus que voir Odette, il se disait qu’il était raisonnable de donner beaucoup de son temps à un chef-d’œuvre inestimable, coulé pour une fois dans une matière différente et particulièrement savoureuse en un  exemplaire rarissime qu’il contemplait tantôt avec l’humilité, la spiritualité et le désintéressement d’un artiste, tantôt avec l’orgueil, l’égoïsme et la sensualité d’un collectionneur. »

 

                  

Par ailleurs, l’auteur de  « La Recherche » tenait Vermeer pour le plus grand des peintres : " Depuis que j’ai vu à La Haye la vue de Delft, j’ai su que j’avais vu le plus beau tableau du monde" -  écrivait-il à Vaudoyer. Dans "Du côté de chez Swann, je n’ai pu m’empêcher de faire travailler Swann à une étude sur Vermeer", et encore : " Je ne connais rien de Vermeer. Cet artiste de dos, qui ne tient pas à être vu de la postérité et qui ne saura pas ce qu’elle pense de lui, est une idée poignante". Cette prédilection de Proust pour Vermeer s’explique d’autant mieux que le peintre hollandais utilise les mêmes moyens que l’écrivain pour donner aux choses les plus courantes une importance sensible et un pouvoir tel, qu’un petit morceau de mur jaune ou une perle se chargent d’une condensation extrême. De même Proust fait-il jaillir d’une tasse de thé ou de tilleul ou d’un bouquet d’aubépines des mondes abîmés dans l’oubli et remonter des profondeurs des pans de vie intacts. Proust se sentait également proche des impressionnistes qui avaient tenté une expérience similaire à la sienne, comme il l’était d’un Fauré ou d’un Debussy qui, en musique, avaient su atteindre l’originalité native des sons. Selon lui, les artistes élevaient l’homme au-dessus de lui-même et appelaient l’imaginaire et la sensibilité à transfigurer la réalité, en quelque sorte à réinventer le réel, tant il est vrai que l’art libère les énergies, transgresse les frontières et éclaire les ténèbres.

 

Pour donner au passé l'aspect du présent et rendre possible ce miracle, Proust a utilisé une technique qui lui est propre. Mais comme le mot technique lui déplaisait, j'ose utiliser le seul mot qui me semble convenir, celui de magie. "L'heure n'est pas qu'une heure ; c'est un vase empli de parfums, de sons, de projets, de climats." Les sensations du goût et de l'odorat, bien qu'elles paraissent moins fines que celles de la vue et de l'ouïe et, peut-être parce qu'elles sont moins cérébrales, éveillent notre imagination. Elles établissent la liaison entre le corps et l'esprit. Jean Pommier a montré chez Proust la prédominance des images empruntées au goût et aux nourritures. Maurois a noté à son tour que l'écrivain retrouvait derrière les choses des images de plantes, d'animaux et de grands spectacles naturels. Il écrit à ce sujet : " Les jeunes filles en fleurs apparaissent à l'auteur semblables à un bouquet de roses. Le chasseur de l'hôtel de Balbec, quand on le rentre le soir dans le hall vitré, s'identifie à une plante de serre ; les gens qui s'agitent derrière la vitre du restaurant évoquent des poissons dans un aquarium. Il y a aussi la transformation de Charlus en gros bourdon, de Jupien en orchidée, de Monsieur de Palancy en brochet, des Guermantes en oiseaux et des valets de pieds en lévriers. "Proust reprend là certaines métaphores utilisées par les poètes antiques. Enfin et surtout, sous les choses, l'écrivain décèle ce que Jung nomme les archétypes. Au-delà d'Oriane de Guermantes, n'y a-t-il pas Geneviève de Brabant, au-delà des Trois Arbres le souvenir vague des sortilèges anciens, de sorte que leurs branches semblent des bras qui se tendent éperdument en une mystérieuse prière ? 

 

Il est vrai que pour Marcel Proust, la vie est avant tout une recréation de l'intelligence, que la vraie réalité est celle que notre imagination recompose et transcende, l'essentiel - et là il rejoint le Petit Prince - n'est pas visible ou ne l'est que pour l'oeil intérieur. C'est la force de notre esprit qui est en mesure de surmonter nos tares, c'est la puissance de notre pensée qui nous délivre de notre enfermement psychique (rappelons-nous La Prisonnière) et nous permet de passer outre aux contraintes de l'espace et du temps. Proust a eu le mérite de chercher le salut dans la contrainte. Si, dans un premier temps, il s'est immolé dans la douloureuse gestation de l'oeuvre et si, en épuisant ce vécu, il s'est exercé à en vaincre la faiblesse, sa rédemption n'est envisagée que dans une optique humaine. Proust ne demande pas à Dieu de lui prêter sa force, il s'honore de la trouver en soi. Il ne prie pas les saints et les anges de le délivrer du mal, il s'en délivre seul. Mais là où il diffère de Nietzsche et s'approche de Dostoïevski, c'est que, dans son élan, il entraîne le lecteur, son frère humain. Se sauver ? Sans doute, mais ensemble ! Car c'est l'oeuvre qui est immortelle, elle qui est sanctifiante, elle qui se partage. Elle mobilise un réseau d'ondes multiples, tisse des faisceaux d'émotions infinies et irrigue ainsi une certaine forme d'éternité.
 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

 

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Portrait d'un vieillard et d'un jeune garçon de Domenico Ghirlandaio

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Le doge Lorédan de Giovanni Bellini

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commentaires

J
Bravo pour votre blog, chère madame, haut lieu proustien à visiter, revisiter ! Lieu incontournable pour tout proustien !
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A
Merci Jack Dub. Votre connaissance de Proust est également impressionnante. Et l'humour, dont vous faites preuve sur les sites proustiens, me réjouit toujours.
N
j'ai le grand plaisir d'avoir dans ma collection de livres d'art "le musée retrouvé de marcel proust" de yann le pichon - c'est un réel bonheur de le feuilleter et lire les commentaires - c'est un réel hommage à la peinture et à ce merveilleux écrivain qu'était proust
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