Si le personnage de Charles Morel dans « La Recherche du temps perdu » n’est certes pas l’un des plus importants, s’il ne traverse pas l’ensemble de l’œuvre de sa présence comme le feront un Swann, un Charlus, une comtesse de Guermantes ou une madame Verdurin, il frappe par sa capacité à apparaître imbuvable, individu mesquin et désagréable comme il en est peu. Alors pourquoi un écrivain crée-t-il de tels personnages en mesure de susciter semblable antipathie ? Proust l’a voulu dans le sillage de Charlus comme un fléchage de l’homosexualité, un être qui va tomber très bas, être en mesure de céder à toutes les turpitudes mais se reprendra vers la fin. Ainsi voit-on le trio Charlus-Jupien-Morel donner naissance à une longue réflexion sur le monde de l’inversion, thème nouveau qui manquait dans le projet initial et que l’écrivain traite en prenant en compte les deux versants, le masculin et le féminin. Ainsi, dans les huit dernières années de son existence, l’œuvre va-t-elle doubler de volume et l’évolution du personnage d’Albertine, déjà présent dans « Les jeunes filles en fleurs », n’en sera pas la seule conséquence, l’autre est indiscutablement la guerre elle-même qui verra Proust changer d’éditeur, passer de Grasset à Gallimard avec la perspective capitale du « Temps retrouvé ». C’est dans « Sodome et Gomorrhe » que l’on découvre Morel qui n’est cité que 514 fois dans toute l’œuvre, peu en comparaison des personnages principaux. Mais qu’importe, l’homme est là pour désigner le mal, entre autre celui de déserteur lors de la guerre de 14/18 et de dénonciateur par la même occasion.
Avec Proust, le thème de l’inversion passera par des variations nombreuses et complexes et la liaison entre le prince de Guermantes et Morel fera figure de parabole. Proust écrit à ce sujet : « Cette liaison entre Sodome et Gomorrhe que dans les dernières parties de mon ouvrage (…) j’ai confiée à une brute. » Et toujours à propos de Morel, il note dans ses Cahiers : « Il arrive parfois que ce ne sont pas des Morel qui sont sans pitié, mais des hommes honnêtes, justes, punissant le mal, indifférents aux souffrances qu’ils causent à celui qu’ils jugent manquant de probité ou d’honneur. » Chez Proust, un même modèle donne généralement plusieurs personnages et un modèle dérive lui-même et la plupart du temps de plusieurs modèles. Celui de Morel fait la liaison entre Sodome et Gomorrhe parce qu’il y a en lui quelque chose de la femme entretenue et damnée, si chère à Baudelaire.
Parmi les inspirateurs de ce triste sire, on peut citer Raymond Pétain, un jeune altiste que lui présentera Gabriel Fauré en avril 1916. Proust souhaite lui demander de jouer à son domicile. Il convoquerait aussi un pianiste : « C’est l’ennui de la chose – dira-t-il – car j’ai deux pianos aussi faux l’un que l’autre, et ayant la funeste habitude de dormir le jour, la pensée de faire venir un accordeur m’est assez peu agréable ». Raymond Pétain vivait effectivement des prestations qu’il proposait de faire dans les salons des riches amateurs de musique. L’autre personne est probablement Henri Rochat, serveur au Ritz que Proust prend un moment comme secrétaire. Malheureusement il se révélera d’une espèce particulière, celle des entretenus. A ce sujet, Marcel écrira à Madame Straus en novembre 1918 : « Je suis embarqué dans des choses sentimentales sans issue, sans joie, et créatrices perpétuellement de fatigue, de souffrances, de dépenses absurdes. » Il se plaint aussi qu’à chacune de ses sorties, Henri fasse pour dix mille francs de dettes. C’est Horace Finaly qui le débarrassera de cet encombrant en lui trouvant un poste dans une succursale de sa banque à Buenos-Aires. Selon Reynaldo Hahn, le secrétaire était devenu menteur et méchant, ce qui confirme bien qu’il inspira le personnage de Morel. En partant, il aurait abandonné sa fiancée comme le fera Charles Morel avec la nièce de Jupien. Céleste Albaret, qui était au service de Proust depuis 1914, raconte que celui-ci, le soir du départ de Rochat, s’écrira à son intention : « Enfin, Céleste, nous voilà bien tranquilles ! » Ainsi Rochat aura-t-il été le dernier … prisonnier.
Grâce à l’argent, Marcel Proust exerce un pouvoir sur la réalité « qui est en somme une compensation à sa solitude » - souligne Jérôme Picon. Henri Rochat sera également une source d’inspiration pour Albertine. Quant à la troisième personne, qui influencera le personnage de Charles Morel, il n’est autre que Léon Delafosse, compositeur et pianiste qui fut dans le domaine de la musique un enfant précoce. Il donnait son premier concert à l’âge de 6 ans. Il avait par ailleurs un visage ravissant, beaucoup de grâce et de charme. Proust le nommera « l’ange » et Robert de Montesquiou s’empressera de le prendre sous sa protection. Si bien que Marcel s’effacera lorsqu’il comprendra l’intérêt que Delafosse exerce sur Montesquiou. C’est d’ailleurs lui qui les avait présentés. En 1894, le pianiste a 20 ans et bénéficiera durant plusieurs années des largesses et de l’influence considérable de Montesquiou sur la vie culturelle et artistique de l’époque. Delafosse composera des mélodies sur quelques-uns de ses poèmes et aura ainsi un début de carrière fulgurant. Le 30 mai 1894, une soirée musicale est organisée par Robert de Montesquiou à Versailles que Marcel relatera dans les colonnes du Figaro. Ce soir-là, Delafosse joue une fantaisie de Chopin. Mais Montesquiou est un homme compliqué qui a besoin d’exercer sa toute-puissance sur autrui et exige de leur part une vraie dévotion. Aussi le retour de bâton sera-t-il brutal. Montesquiou va bientôt haïr le jeune Delafosse, probablement parce que l’artiste n’est pas assez docile. Et le jeune homme se retrouvera bientôt sans argent et sans contrat. C’est cette liaison tragique qui inspirera à Proust la relation entre Morel et Charlus. Ces sources permettront ainsi de créer le personnage qui s’esquisse peu à peu, d’abord flûtiste, puis violoniste. Proust rassemble les personnes qu’il a connues pour envisager les personnages de son œuvre et leur donner ces existences où, à propos de Jupien et Morel, l’appétit pour le sexe et l’argent est central. Morel, archétype de l’homme entretenu avec des relations tarifiées, cherche par tous les moyens à s’extraire de sa position modeste. Ambitieux et sans scrupule, il n’en est pas moins un excellent musicien dont Charlus tombe amoureux mais qu’il décevra. La nièce de Vulpain détectera très vite les abysses de sa cruauté. Morel sera suspecté d’être l’inspirateur de l’homosexualité d’Albertine et parviendra également à séduire Saint-Loup. A un moment, Charlus sera tenté de le tuer tant l’être est exécrable. Mais, envoyé sur le front, Morel se montrera courageux et finira par devenir un personnage respecté. Sa nature est comme un papier sur lequel on a fait tant de plis qu’il est difficile de s’y retrouver. N’est-ce pas là toute la complexité de l’âme humaine et l’aspiration à un salut encore possible ?
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