Les philosophes grecs avaient de la gaieté et du rire une vision assez surprenante. Pour eux, le rire était le signe d’une perte de la maîtrise de soi. En effet, selon eux, le rieur était précipité hors de lui-même alors que cela ne doit jamais être le fait d’un philosophe. Celui-ci ne devrait ni rire, ni pleurer. Platon redoutait le théâtre pour cette raison parce que le théâtre a recours à une magie qui incite à rire ou à pleurer. Le rire est toujours lié au corps et entraine un bouleversement de l’âme. On cède à une réaction incontrôlable, si bien que Platon n’hésite pas à écrire que le visible est lié à l’ignorance de soi, alors que la sagesse est « connais-toi toi-même ».
Aristote, disciple de Platon, prétendait qu’il y a une juste mesure à respecter et un juste milieu entre le sérieux et le risible. Gens enjoués, gens d’esprit, aucun animal ne rit, sauf l’homme soulignait Aristote. Selon lui, l’homme est un animal doué de raison. Il est le seul à expérimenter ses tentations, aussi doit-il veiller à n’en point trop faire. Selon Aristote encore, la comédie est vulgaire parce qu’elle est tentée de souligner exagérément son propos. Ce qui nous fait rire est, le plus souvent, la laideur physique ou morale. On abaisse volontiers ce qui est noble, on hausse ce qui est bas et on sombre fatalement dans une vulgarité coupable. Aussi les philosophes grecs se méfiaient-ils de la comédie, divertissement léger lié à ce qui est superficiel et commun. On rit du mari trompé, des personnalités en vogue, on décèle trop aisément la transgression, la diablerie. Le rire fait alors l’objet d’un questionnement : doit-on le condamner parce qu’il a un aspect négatif ou le considère-t-on comme le propre de l’homme. « A la bouche des sots, le rire abonde » - était un dicton en vogue à l’époque. Le rire n’a rien à voir avec la sérénité, la joie spirituelle – soulignait volontiers l’église de l'époque, car il est inspiré par un manque évident d’humilité. C’est en quelque sorte un péché de suffisance et d’orgueil. Enfin le rire n’apparait pas dans les Evangiles. Le rire serait alors le propre de l’homme déchu.
Avec Rabelais, le rire revient à la mode. Dans ses satires, il entend instruire par le rire et dénoncer avec humour les abus dont celui-ci a été la victime dans le passé. Si bien qu’il met les rieurs de son côté comme le fera Molière quelque temps plus tard. Se livrer à une thérapie par le rire semble souhaitable à nombre d’entre nous. Au 18e siècle, la comédie s’embourgeoise pour s’allier à l’ordre du réalisme social. Bergson, en 1900, fera paraître un ouvrage sur le rire. Il y souligne « que le comique est proprement humain car on ne rit ni d’un paysage, ni d’un animal ». Le rire est le plus souvent celui d’un groupe. On rit rarement seul et cela implique une certaine dose d’insensibilité, une anesthésie momentanée du cœur. Le philosophe considère que la raison du rire est la dégradation du vivant. Le rire fuse lorsqu’une raideur s’installe dans l’individu : raideur du caractère, de l’intelligence et, effet comique, lorsque corps et esprit s’apparentent à une simple mécanique. Le timide nous fait rire ou le distrait ou le bègue, dès lors que le corps et l’esprit s’immobilisent. Le rire constitue aussi une brimade sociale. Il a alors pour fonction de châtier, d’humilier celui qui a cherché à se singulariser du groupe.
Pour Freud, l’homme est un quêteur infatigable de plaisir. Chaque renoncement crée un sentiment de frustration, d’où l’aspiration au rêve qui permet de satisfaire les pulsions insatiables. Le rire permet également de supprimer une inhibition et suscite alors un effet cathartique. Dans son ouvrage « Malaise dans la civilisation » consacré à l’agressivité, une des composantes de la nature humaine, Freud tente de convaincre son lecteur de se débarrasser de ses pulsions belliqueuses. Le mot obscène, en relation avec esprit obscène, pointe le doigt sur ce mal-être humain et sur nos pulsions voyeuristes. Il décrit une scène interdite, la femme réduite à l’image de putain et l’homme satisfait à peu de frais de son voyeurisme. Plaisir de type pervers qui discrédite la femme de façon cynique. La loi est alors traitée avec dérision. On s’insurge contre le pouvoir et on fait abstraction du complexe de castration. Le père est visé, le complexe d’Œdipe étant ressenti par presque tous les humains et le rire dénaturé, si bien qu’à travers le temps et l’interprétation que l’on veut bien accorder au rire, ce dernier est soit un bienfait, soit une offense, soit un remède ou son contraire, dont aucune civilisation ne saurait se priver sans risquer d’être profondément dénaturée. Le rire est la capacité humaine à faire abstraction momentanément des dangers, à suspendre les mécanismes de surveillance, à se libérer partiellement de l'environnement - contrairement à l'animal - à lâcher prise, si bien que nous pouvons conclure en affirmant que le rire est bien le propre de l'homme.
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
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