Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
DANS LE MURMURE DU SONGE
(Prix Renée Vivien 2022)
Passé le dernier amer, le dernier cap, la salutation des phares,
L’eau souveraine jusqu’au débordement des astres !
Voie royale, sous l’arc de triomphe du ciel,
elle est immensité mouvante au regard
chaussée d’écume pour la marche océanique des dieux.
L’ère du songe s’ouvre aux hommes qui s’éloignent.
Ils laissent ici leurs instances, leurs lois et leurs réquisitoires.
Hommes, qui d’entre vous fut pris à défaut ?
Délivrez-vous de l’assistance servile des masses,
honorez votre âme d’un règne nouveau.
Délestez la quille des parures et artifices dont vous fûtes ceints et vêtus.
Elle est votre île sur les flots.
Plus nus êtes-vous, plus affranchis dans la lumière.
Votre regard s’accoutume à la blancheur du sel sur les vagues,
à l’éclat du couchant qui saupoudre les eaux d’une manne d’étoiles.
Solitude en mer dans un lit de plancton et d’algues,
votre couche est quelque part dans l’enfléchure des haubans.
Hommes, vous voici légataires d’une vie sans offense
au seuil de l’empire des eaux, au seuil de votre âme marine.
*
Au commencement, il y eut le pas qui éloigne,
la main qui sépare, indistinctement l’élan qui engendre l’aventure,
l’exploit, le voyage. Si nous disons : c’était hier,
nous voilà destitués de notre présent, ayant ouvert le flot, la sente, le passage.
Pourquoi s’étonner du son fêlé qu’émet le temps !
Apprentis-sorciers, avons-nous oublié quel souffle nous traverse ?
Où le seuil, où la haute chambre du festin ?
Nous connaîtrons la fièvre, le remugle des villes
au bas d’un ciel sans couleur. Est-ce cela qui nous fut promis
lorsque la vie nous pénétra, de part en part, nous transfusa d’un sang
qui de l’irrévélé perpétue le cheminement ?
Le feu festoie avec le bois, le silence étend ses ailes
et plane au-dessus des vents.
Où l’arbre, encore dans l’étreinte du sommeil déploie ses branches,
la promesse, telle un nectar de corossol sur la langue,
est à notre mémoire l’attente confuse d’une naissance.
*
A l’origine, la vie n’était qu’éclat de lune,
doigt incandescent sur les ronces,
quelque chose sans substance, de si léger,
que l’on pouvait croire qu’il n’existait d’elle que son essence.
Souvent aux premières heures de la nuit,
on entendait gronder la colère du monde.
Alors, la vie se retirait, se mettait en attente,
oiseau prolongeant en rêve sa volée.
Si les jours deviennent lourds à porter
que rien n’apparaît pour nous émerveiller,
le songe nous prendra dans sa flamme
et la réalité s’effacera peu à peu.
J’ai entendu frapper, est-ce toi ?
Dans le murmure du songe est-ce nous si jeunes encore ?
Nous savions nous parler dans les salles oubliées
où l’ombre du silence dessinait en hâte nos silhouettes.
Nous savions les mots qui consolent et apaisent
et éclairent les chambres de leurs lueurs hantées.
Oui, nous connaissions les formules
qui libèrent les coeurs, affirment les esprits.
Tout mouvement de l’âme aimante la lumière
et tisse la vérité de fils invisibles.
*
Reconnais-moi d’entre toutes et tous,
le souvenir s’émeut d’une voix qui évoque le passé,
dessine le présent avec des mots d’amour.
N’oublie pas le jour
où se sont croisés nos regards et nos attentes
et nos peines si longues à consoler.
L’avenir fleurait le parfum des ancolies,
épousait les courbes du bel azur,
nos corps se nouaient comme le ciel et la mer
et l’ardeur fixait les heures sur l’horloge du temps.
Lorsque la souffrance se défroissait,
les bambins, un à un, venaient se coucher dans ses plis.
Ils avaient oublié leurs visages dans les feuilles
et ne savaient quel voyage poursuivre,
dans quel château hanté s’ébattent les licornes,
vers quel contre-jour on navigue.
C’était un temps délicieusement lent,
on se tenait serré comme une meute d’enfants,
nous avions des refuges, des territoires pour braconner les songes,
des goélettes ancrées en des ports défunts.
Sans hâte nous approchions de la terre qui nous ressemble.
On y vendange le vin de l’ivresse mystique.
Est-ce si loin en nos mémoires
que nous n’osons en franchir le seuil ?
L’homme de toutes les soifs marche en quête d’eau vive
alors que le temps saigne encore de quelque mal.
*
Nous douterons. Ce sera notre dernière sueur.
Viendra le remords taillé dans le vieux tissu du jour.
On ne poursuit sa route que la tête tournée vers le couchant.
Nous avons pris ce siècle à bras-le-corps et c’est tant pis si nos désirs
ne forment plus qu’une croix sur la terre dure.
Demain, l’un de nous dessinera une lampe
et nous serons oublieux de la lumière.
Ce chemin, à l’orée, est celui où, sans fin, nous revenons.
Il y aurait mille possibilités de nous perdre.
Passez votre route, dit le sage.
Ne vous inquiétez pas de savoir où elle conduit.
Ailleurs n’est jamais autre part qu’en soi.
Ne restons pas à pleurer ce qui n’est plus.
Sur nos épaules, prenons ce restant de lumière.
Rafraîchissons-nous de cette eau de cendre que le désert exsude encore.
L’horizon s’oblitère. Il n’est plus qu’un vestige au fond de l’esprit.
De l’avoir trop contemplé nous rendit aveugles.
Nous avançons et nos rêves
sont comme des faucons sur nos poings.
Ils savent mieux que nous où nous allons.
En nos terres de chasse, ils nous précèdent.
Nous pourrions les suivre
mais, au-delà du seuil, est l’inconnaissable
que nous n’osons nommer …
Les pluies ne nous apaiseront pas.
Nous nous laisserons mener par elles
vers des pays de lacs et de brumes.
On y vendange un vin noir que nous boirons,
on y moissonne des chagrins d’hiver
et nous y vieillirons parmi des arbres aux anxieuses ramures.
Quand nous aurons cessé d’aimer,
une félicité curieuse nous gagnera.
Nous aurons lavé jusqu’au revers de nos mémoires
et l’enfant, sans bruit, ira ensevelir nos ombres.
*
Quelle clarté nocturne s’est aventurée dans tes yeux,
alors que je te contemple, que l’ombre te redessine,
que peut-être je t’invente, que sans doute je te fais roi ?
Car nous régnerons,
nous qui avons épousé la jeunesse de l’eau,
nous régnerons dans l’immobile noyau de notre songe.
Probablement est-ce là
que les choses cesseront d’être mortelles,
que l’éternité prendra feu, que ta royauté me fera reine.
Mes pensées sont restées prisonnière des saules
dans la nuit musicale où les ténèbres parlent à mon oreille.
Le temps a mis en gerbes ses moissons
disjoint les pierres qui jaunissent au soleil.
Tout avait commencé, ainsi tout va finir,
le vent comme la pluie scelleront en nos mémoires de tragiques espoirs.
Nous saurons un matin nous éveiller ensemble,
sans rien attendre de l’empire des songes,
nous tisserons notre destin qui nous fera aigle ou colombe.
*
Ici, nous avons cru la nuit définitive,
peuplée de grands ducs et de dames blanches.
Crois-moi si je te rappelle que l’enfance
a le goût des cerises et des pommes sures.
Crois-moi si je t’évoque le parc empli de mystères
où s’empannent les ailes des oiseaux nocturnes.
La demeure resplendit comme une châsse
au bout de la nef d’arbres centenaires,
un peuple de fantômes s’y ébat
à la lueur mourante des chandelles.
Entends le bruit de leurs bottines
qui claquent sur les dalles de marbre noir !
Non, nous ne pouvons plus vivre ici,
trop obsédante est l’attentive sollicitude des branches,
le frémissement des trembles,
alors que passe l’étranger.
Et puis, au large de la plaine,
le ciel a la couleur de l'ambre.
*
Il faut que tu le saches : je marche dans ce pays depuis toujours.
J’en fais le tour maintes fois. La nature y sort de sa dormance végétale
comme d’une extase prolongée. De ses pores, on sent la vie sourdre,
des frissons de sève passer sous l’écorce des bouleaux poudrés d’un
blanc lunaire ou sous la livrée rousse des cyprès chauves.
C’est là que poussent les caroubiers, les marronniers rouges,
que la mésange nonette, le sansonnet et le rossignol des murailles, les sittelles
et les troglodytes abritent leurs amours. C’est là que les champs
s’émaillent de coquelicots et de chrysanthèmes des prés, que les talus
se fleurissent de stellaires et de centaurées. Dans l’étang roselier,
les lueurs s’épanouissent comme des jaunets d’eau.
Alors qu’à la fourche d’un arbre mort,
un oiseau aiguise son cri, que dans un ciel marbré de gris
une lune ancienne se profile. Demain, peut-être,
des paroles donneront sens à ce qui s’achève. Tout va,
mais, dans tes bras, ces heures trop brèves
comment les investir qu’elles demeurent ?
*
Ne dis rien. Préservons ensemble le temps qui dort,
tenons-nous à l’abri de la songeuse espérance.
Au-dehors, laissons le bruit battre à la vitre,
l’horloge égrener son chant funèbre,
écoutons le râle de la mer et les vents venus d’ailleurs,
nous bercer de la complainte des lointaines terres.
Regarde-moi, dans ce demi-jour ou cette demi-nuit
me chauffer au feu qui décline, me taire pour te mieux entendre,
pour te mieux connaître me recueillir dans ton absence.
Tout en moi se fait l’écho de toi,
c’est une vibration intime qui s’exaspère,
un prolongement irrésistible ; de l’un à l’autre
vers ce qui recule et s’espère.
*
Qu’une étoile se lève au large de la mer, je te la dédierai,
qu’une lune pose sur l’horizon l’orbe rousse des songes,
je l’entretiendrai de toi,
que sous la cendre bleue le feu couve
et les légendes se mettent à causer, ô mon prince !
Pareil au seigneur, étranger à son empire,
tu descends parmi les saules et les lentilles,
le cours du temps amoureux de la terre noire.
En quelle ère lointaine, inconnue de la mémoire,
es-tu né pour offrir à la postérité ce visage immuable ?
Semblable au potier, tu modèles ta pensée,
pareil à César, tu effaces les traces
des heures trop vite ensevelies sous la poussière.
Au passé, tu refuses cette épopée du deuil
qui tente parmi les ombres un ultime passage,
comme si la mer, amarrées à sa lande,
s’était engagée à la victoire. Mais non, il faut attendre !
Mon prince résolu n’a point encore armé de flotte pour la conquête,
il regarde les ténèbres se faner dans sa main,
rose funèbre, effeuillée, sans parfum.
Est-il trop tôt, est-il trop tard,
pour que la terre, oublieuse de sa genèse,
se libère des entrailles nocturnes qui la tiennent,
dépréciée et sans règne,
et que, dans un sursaut, elle renaisse enfin,
hors de l’espace et hors du temps,
toute d’espérance et délivrée, ô mon prince,
selon ta volonté et selon ta promesse,
prête à appareiller vers le royaume
accessible seulement à l’esprit.
*
Encore une octave et nous serons sur cette portée
où les choses ne sont plus visibles.
Au travers de la demeure, l’écho du vent passe.
Nous avons éteint le feu qui nous tenait en éveil,
fermé la porte sur l’incommunicable matière.
Tout est en ordre, n’est-ce pas ?
Mais quel frémissement trop humain nous agite,
alors que la nuit vient s’éteindre à nos lampes,
que l’insolente lumière commence à nous ronger ?
A celui qui veille, ce vieil adage de mémoire …
Et nous, dans la splendeur naissante,
heurtant de front l’aurore,
là où des lueurs incisent l’infini.
Nulle trace de passage sur la terre durcie,
nulle emphase de feuilles et d’arbres,
mais délivrance des captifs sur la rive,
mais coulée de fièvre dans le sable,
et toujours sur la pierre le signe du sacré.
*
J’ai à vous narrer l’histoire d’un peuple
qu’une lune maussade défigurât.
Epopée grandiose qui court
à la surface des choses provisoires.
C’est ainsi qu’il faut entrer
dans la conscience des vivants.
Voyez combien nos pensées ont fière allure
quand elles avancent à pas de géants
dans les plaines et les lagunes
avec le glissement sourd de l’engoulevent,
l’envergure altière des milans !
Fière allure ! Mais la demeure
des sages ne s’est pas échouée ainsi qu’un panthéon
à la cime de quelque mont Ararat !
L’intelligence referme son tabernacle.
Ce peuple s’affranchira des dieux. Son instinct le guidera.
Il sera nomade et voyagera avec les vents.
Ah ! qu’un souffle détende le front des eaux
et je serai à vous dans la mouvance craintive des herbages,
au long des sentes oisives des steppes et de la pampa,
quelque part sur l’étendue inconnaissable
où une chimère, comme moi, s’attarde.
*
Je vous parlerai de ce peuple à nul autre semblable,
peuple pétri de glaise et nourri de froment
que l’étincelle du silex, un jour,
mit en marche vers le ponant.
Solitude de l’homme en l’homme,
terre sans partage,
hamada d’un coeur qui ne prend, ni ne donne,
vacance de l’espace.
Ensemble nous parlerons de ce passé
qui stratifie le temps.
Car ils étaient, gerbes de couleurs et de races,
des hommes d’écriture et de langage,
vague humaine qui se détache,
haute vague, houle insécable de pensée et de mémoire.
Puissance qui se disperse et s’élance
à l’assaut d’un donjon, d’un rempart
ou d’une médina,
croisade au pieux visage,
les serfs ont dérobé le sceptre et l’étendard,
un clerc a donné ordre que brûlent nos vaisseaux.
De quelque lieu qu’elle soit, la volonté des hommes fixe les héritages.
*
Vint le poète,
celui qui habitait sur l’autre rive,
le colporteur de mots, le convoyeur de songes.
Il connaissait les mystères du langage,
les messages des vents,
des eaux la pente au dur partage.
Il ouvrait une faille à la mémoire,
sondait l’invisible et les âmes,
arguait sur le devoir, la souffrance et le mal.
Cet homme parlait de ce qu’il savait,
des vendanges, des moissons et des semailles.
Il venait de l’autre rive,
celle minérale et aveuglante du désert.
Il y avait marché longtemps
dans les oscillations des dunes et des nuages,
le poudroiement de l’or et des étoiles,
à l’écoute de l’ample choeur symphonique
des orgues de basalte et de grès.
L’écho du vent tissait ses vocables
dans ce décor rendu à son épure d’éternité.
Il y avait connu aussi
la marche lente des caravanes et les ergs
et la méditation grave de l’espace.
Il parlait une langue
qu’aucun des hommes présents
ne se souvenait avoir entendue nulle part.
Ni dans les colloques des princes
ni dans les grands amphithéâtres,
ni même dans les conclaves,
peut-être en avaient-ils saisi des bribes
dans le murmure plaintif des galets,
et cet homme avouait :
« je suis venu assumer l’inexprimable ».
*
Reflet qu’un chemin de solitude propage.
Demain nous apprendra que la fin est proche,
que le jour tarde à se lever.
Il hésite à la frontière des mondes.
N’est-ce pas des galaxies qui neigent dans l’univers,
n’est-ce pas l’éclipse qui s’accomplit avec majesté ?
Il faut se refuser à la médiation,
accepter que la route aboutisse ou bien reprendre l’océan.
En Atlantique rien ne meurt vraiment.
Il y a une vérité à comprendre,
un chemin de halage à emprunter.
J’ai soif ! Le désert est immense.
Quel océan pour m’abreuver ?
Quelle terre pour à son terme accueillir mon voyage ?
Je ne connais que l’illusion de l’apparence,
que son destin tragique.
Armelle B.HAUTELOIRE
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