Philippe Fiévet, pour mettre en scène l’histoire d’Antioche au Ve siècle, rapporte les propos de deux témoins, que tout oppose, à des enquêteurs qui resteront inconnus. Ceux-ci interrogent tout d’abord Alef, un très vieux moine, né muet à Antioche en 410, et ensuite la servante de Rufin un patricien romain ayant fui Rome détruite en 415 par les Goths. Alef raconte la vie de Paphnuce, moine comme lui mais plus âgé, qui quitte son monastère pour s’isoler dans le désert. A cette époque, la chrétienté réduit les derniers foyers de paganisme et de nombreux moines, ermites, anachorètes, stylites et autres reclus choisissent le dénuement, la souffrance, la frugalité dans l’isolement. Ils sont considérés très souvent comme des saints, des intermédiaires entre les croyants et Dieu. Paphnuce est un condensé de tous ces reclus, il quitte son monastère pour vivre dans une profonde citerne avant de se faire enchaîner à un rocher, pour finalement s’installer sur une colonne où il sera tour à tour persécuté et adulé, et même adoré. Il changera de colonne deux fois pour, à chaque fois, monter sur une plus haute, plus près du ciel, plus loin des malheurs et péchés terrestres. Quant à Rufin, patricien romain débauché, il a quitté Rome pour échapper au saccage des hordes d’Alaric ; sa servante raconte la vie de débauche menée à Constantinople qu’il quitte sous la menace avant de se réfugier à Antioche où il rencontre une comédienne qui devient son épouse. Par ailleurs, Alef et la servante évoquent les fastes de l’Orient qui brillent particulièrement à Antioche, ville réputée pour sa joie de vivre et son riche patrimoine, où la foi chrétienne s’exprime souvent à travers une forte spiritualité et des pratiques extrêmes comme celle de Paphnuce. Mais cette belle époque connaît un déclin tragique, notamment à l’occasion d’un tremblement de terre d’une rare violence qui détruit une partie de la ville. Dès lors Alep lui volera la vedette dans cette partie de l’Orient.
L’histoire de Paphnuce et de Rufin est celle d’Antioche au Ve siècle avec son versant et religieux et spirituel qui symbolise la christianisation de cette partie des empires et royaumes orientaux et, d’autres part, avec Rufin, le luxe et la luxure des empires décadents, notamment la disparition de l’Empire romain de la partie orientale de la Méditerranée après la prise définitive de Rome par Genséric en 455. C’est aussi une façon de rappeler que l’histoire n’est qu’un éternel recommencement et que la situation, que connait le Moyen-Orient aujourd’hui, n’est pas très éloignée de celle qu’il connaissait au Ve siècle. Cette lecture m’a rappelé le livre de Glen W. Bowersock, « Le trône d'Adoulis » qui, en évoquant les guerres de la mer Rouge à la veille de l'islam, dresse une cartographie politique de cette région juste après la fin du roman de Philippe Fiévet. Le déclin des grands empires constatés par Browersock au VIe siècle était déjà bien visible au Ve et ce roman le montre bien.
Antioche a connu l’extrémisme et les violents conflits religieux qui se déchaînent toujours dans cette région de la Méditerranée, la spiritualité y a toujours une place, mais surtout dans le monde musulman. Les Perses ont laissé la place aux Iraniens qui cherchent toujours à imposer leur pouvoir. Le bouillonnement provoqué par la naissance successive des grandes religions monothéistes agite perpétuellement ces lieux. Philippe Fiévet l’explicite à travers cet ouvrage qui s’inspire des textes anciens et met en scène des personnages historiques même s’il arrange leur biographie à sa façon et leur donne un rôle qu’ils n’ont pas forcément eu. Peu importe, les événements restent fort crédibles, la Méditerranée orientale prenait déjà la configuration géopolitique qui allait favoriser, au VIIe siècle, la foudroyante conquête musulmane.
Je pourrais conclure cet article par le clin d’œil à la Reine de Saba dont j’ai déjà usé lors de ma chronique du livre de Bowersock : « Du haut de son paradis, la Reine de Saba, qui visita le Roi Salomon, doit sourire, elle reste très présente dans la légende éthiopienne aussi bien que dans l’histoire perse ou que dans l’épopée biblique. Elle était au confluent de toutes les puissances de la région : chrétiens d’Ethiopie, juifs d’Himyar, Sassanides de Perse et autres tribus encore. Elle doit cependant soupirer, en voyant tous les enfants qu’elle a fait rêver, s’entredéchirer à propos de différences qui n’en sont pas. Et si tous ces peuples en guerre perpétuelle priaient tous la Reine de Saba pour obtenir la paix éternelle ? ».
Denis BILLAMBOZ
Pour consulter la liste de mes précédents articles, cliquer ICI