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29 août 2023 2 29 /08 /août /2023 08:03
Marcel Proust et l'hôtel Ritz

 

Photos Yves et Armelle Barguillet

 

Proust a été durant une partie de sa vie un familier de l'hôtel Ritz, lieu prestigieux où il se plaisait à recevoir. Il louait un cabinet pour des soupers intimes avec des personnalités du monde littéraire ou des aristocrates qu'il entendait convier dans un décor raffiné, décor qui incitait aux confidences. En effet, qu'est-ce que Proust recherchait en particulier, sinon faire parler ces femmes et ces hommes qui alimentaient son oeuvre et dont les voix devaient être rendues de façon authentique comme si elles avaient été enregistrées par un magnétophone. Et ce sera le cas : le rendu de ces voix multiples, grâce à la plume de l'écrivain, est confondant de réalisme et de véracité. Le Cercle littéraire proustien de Cabourg-Balbec se devait, par conséquent, de déjeuner un jour dans ce décor, afin de mieux évoquer l'écrivain. Ce qui fut fait en avril 2010. 

 

 

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Le Ritz, considéré comme l'un, sinon le palace le plus luxueux du monde, fut ouvert en 1898 et fondé par un citoyen suisse César Ritz. Rendez-vous des célébrités et de l'aristocratie européenne, il vit défiler des têtes couronnées, des personnages en vue et des écrivains comme Proust qui y buvait du champagne Cliquot servi par Olivier, son maître d'hôtel favori; Ernest Hemingway qui préférait les cocktails et la bière; Cocteau qui n'osait pas dessiner sur les murs ou Scott Fitzgerald qui y séjournait avec sa femme Zelda lorsqu'il était argenté. Enfin Coco Chanel y vécut jusqu'à sa mort et la princesse Diana y passa sa dernière nuit, sans compter les stars du monde entier qui ont mis un point d'honneur à s'y afficher avec panache.

 


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                                     Le bar Hemingway

 

C'est surtout à la suite de sa rencontre avec la princesse Soutzo, qui y logeait avant de faire construire son hôtel particulier du Champ-de-Mars, 3 avenue Charles-Floquet, que Proust fréquentera l'hôtel Ritz, principalement durant les années de guerre en 1917 et 1918 et, ce, jusqu'en 1922, année de sa mort. Epouse séparée du prince Soutzo, dont elle conservera le nom et le titre, Hélène devait épouser par la suite l'écrivain Paul Morand. Marcel Proust désirait d'autant plus l'approcher qu'elle était jolie et intelligente, cultivée et spirituelle et, qu'à travers elle, il aspirait à séduire Morand, cet homme pressé qui était tout le contraire de lui au physique et au moral mais qui le charmait par son intelligence vive et son élégance naturelle. C'est par conséquent cette femme qui va lui donner le goût du Ritz, univers de beauté et de volupté qu'il préférera bientôt au Crillon, peut-être parce que le personnel était suffisamment bavard pour lui glisser à l'oreille des renseignements inédits sur leurs illustres clients et que Proust, en ces années-là, était entièrement immergé dans sa Recherche et n'avait d'autre préoccupation que l'élaboration de son oeuvre. Chacune de ses sorties, chacune de ses visites ou rencontres n'était envisagée que dans cette perspective. 

 

En 1917, Proust a 46 ans et sa santé est de plus en plus chancelante. En octobre 1914, lors du retour de son dernier séjour à Cabourg, il a eu, dans le train, une crise d'asthme épouvantable où il a cru mourir et, depuis lors, il ne souhaite plus quitter la capitale tant sa santé ne cesse de s'altérer. Néanmoins, une passagère amélioration l'incite à quitter pour quelques heures sa chambre funèbre tapissée de liège où il est devenu une sorte de marathonien des lettres, écrivant jour et nuit, et plutôt la nuit que le jour, grâce à ces agitateurs de neurones que sont le café et les diverses drogues dont il abuse. Le Ritz devient ainsi un des pôles de sa vie, celui où il se rend deux ou trois fois par semaine pour y recevoir, dans des salons privés, des personnalités comme Jacques de Lacretelle, Pierre de Polignac, Emmanuel Berl, Ramon Fernandez et, bien entendu, le couple qui l'inspire dorénavant : Hélène Soutzo et Paul Morand. De plus, il tisse des liens étroits avec les maîtres d'hôtel et davantage avec le fameux Olivier Dabescat qui sera pour lui une source précieuse et inépuisable d'informations. C'est celui-ci qui racontera l'un des premiers dîners de Marcel Proust au Ritz : arrivé vers 22 heures dans la salle déserte, emmitouflé dans sa peau de loutre, il commanda un poulet rôti, des pommes de terre, des légumes frais, suivis d'une salade et d'une glace à la vanille. Il se fit ensuite servir, dans un petit salon, une grande cafetière et but seize demi-tasses d'un excellent café

 

 

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Au cours de ces soupers, l'écrivain ne cessait d'interroger le serveur sur la clientèle du Ritz qui était composée, à l'époque, de la haute aristocratie internationale dont le prince de Galles et ses frères, le roi Alphonse XIII, le grand-duc Dimitri et la reine Marie de Roumanie. Et que cherchait Proust en venant s'attabler au Ritz en dehors de ses rencontres avec des écrivains comme Gide ou Cocteau, des critiques littéraires qu'il aspirait à séduire, car à quoi servirait d'écrire si on n'est pas lu, et auprès desquels il tentait d'expliquer le sens profond de son oeuvre qui apparaissait difficile à lire à la plupart d'entre eux, si ce n'est une sorte de mélancolie inspirante, car l'écrivain n'était pas dupe : dans un tel décor les riches clients ne venaient-ils pas y oublier un amour, y retrouver un rêve, y chercher une consolation, y espérer une rencontre, y soigner un mal-être, lieu rare et exceptionnel qui n'était autre qu'une traversée des illusions et pour Marcel, la fin d'un monde. 

 

" Le clair de lune semblait comme un doux magnésium continu permettant de prendre une dernière fois des images nocturnes de ces beaux ensembles comme la place Vendôme."   La Recherche

 

Proust y retournera jusqu'en 1922, année de sa mort, souvent seul. Ce qui m'amuse - écrivait-il - ce sont les soirées nombreuses et mêlées comme un feu d'artifice. Le Ritz m'a un peu donné cela, mais c'est toujours la même chose. Certes puisque les feux d'artifice sont faits pour s'éteindre et les soirées nombreuses et mêlées, l'occasion d'assister à un bal de masques. Rien d'autre. C'est ce que Proust avait compris et qu'il venait contempler, sachant que le temps détruit tout et que l'artiste a la charge de le reconstruire.

 

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

 

 

 

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12 juillet 2023 3 12 /07 /juillet /2023 09:04
Marcel Proust et la Méditerranée de Dane McDowell

Gageure qu’un tel sujet puisque Marcel Proust ne s’est jamais aventuré au bord de la Méditerranée ! Dès le dix-huitième siècle, l’éducation de tout gentilhomme de l’Europe du Nord – et Proust ne peut l‘ignorer ! - s’achève par le Grand Tour. Ce périple obligé l’emmène en Italie, en Toscane et en Vénétie, puis l’entraîne jusqu’à Naples et Pompéi, où il découvre les beautés de la Rome antique. Ces paysages sublimes, Proust les connaît à travers la peinture, la lecture et des études fondées sur les humanités grecques et latines. Ce voyage qui s’étire sur plusieurs mois ou parfois plusieurs années en compagnie d’un tuteur se termine généralement sur la Riviera italienne et française dont le climat est recommandé pour les phtisiques. Il arrive aussi que des poètes et des écrivains, à l’instar de Lord Byron, Shelley, Nietzsche, Katherine Mansfield, D. H. Lawrence, élisent domicile en chemin, dans un village perché, un port de la Ligurie ou de la France méridionale. 

 

Lancé en 1864 par la PLM après le rattachement du comté de Nice à la France, le train transforme le paysage et la vie de toute la côte. Certes les Anglais et les Russes ont déjà colonisé ce coin de paradis mais, grâce au chemin de fer, les Européens fortunés leur emboîtent le pas et affluent vers le sud pour profiter de la douceur hivernale. Dès lors, l’aristocratie côtoie les grands noms de la finance internationale. Le train arrive en gare de Monaco en 1868.  Le casino de Monte Carlo, érigé par Charles Garnier, attire une foule cosmopolite où les Grands Ducs parient leurs derniers roubles tandis que les millionnaires américains font sauter la banque. Le long de la Riviera, palaces et somptueuses villas poussent comme des champignons. Rivalisant avec son voisin, le roi Léopold II de Belgique, qui s’approprie presque toute la presqu’île du Cap Ferrat, Béatrice Ephrussi de Rothschild y fait bâtir un palais vénitien tandis qu’au bord de la baie de Villefranche, son cousin par alliance l’helléniste Théodore Reinach, concrétise sa passion pour la Grèce antique avec la reconstitution d’une villa de l’époque de Périclès. Les impératrices Eugénie et Élisabeth d’Autriche choisissent un décor plus classique au Cap Martin pour mieux s’abandonner à la mélancolie alors que la reine Victoria reprend goût à la vie à Nice. L’agrandissement du port de Cannes contribue au développement de la mode des régates. Le duc de Vallombrosa, le duc de Brabant, Léopold II, bien sûr le prince de Galles, le futur Édouard VII, et l’excentrique patron de presse américain, James Gordon Bennett, multiplient les compétitions à bord de leur yacht.

 

 Bien avant 1900, la Riviera italienne et française a gagné ses lettres de noblesse. C’est là que la bonne société se doit de passer l’hiver. Comment imaginer que Marcel Proust, durant sa période mondaine, n’ait pas été tenté par la fréquentation de ces cercles privilégiés, des palaces et des rivages enchantés ? Et pourquoi n’a-t-il pas pris le train jusqu’à Cannes, Nice ou Monaco, lui qui considérait ce moyen de transport comme un espace amovible propice à la rêverie et à la galanterie ? A-t-il jamais eu envie de comparer le vert de la Manche, les « sommets neigeux de ses vagues en pierre d’émeraude », qu’il décrit dans À l’Ombre des jeunes filles en fleurs, à la gamme infinie de bleus qu’offre la Méditerranée ? Comment expliquer ce délaissement par cet amoureux de la couleur bleue, symbole d’amour courtois, de noblesse d’âme et de spiritualité ? Bleus le manteau de la Vierge et les vitraux de l’église de Combray, bleues, la robe de mousseline de la mère du Narrateur, la robe de Fortuny offerte à Albertine et les fresques de Giotto qu’il découvre à Padoue lors de son voyage en 1900. Bleus aussi les yeux d’Oriane de Guermantes et de son sémillant neveu, Robert de Saint-Loup. Bleu, l’herbier sentimental de sa jeunesse où fleurissent myosotis, bleuets, pervenches, campanules, cinéraires et iris. Le Bleu Méditerranée, ce bleu cobalt, profond, intense, ce bleu qui a ébloui Matisse et hanté Yves Klein, n’aurait-il pas émerveillé Marcel Proust ? Pourquoi donc l’auteur de La Recherche a-t-il boudé la Grande Bleue ? Certes, l’hiver était la saison obligée pour descendre sur la Riviera alors que l’été était réservé aux stations balnéaires de la Normandie, Deauville, Trouville et Dieppe. Mais, comme dirait Sarah Bernhardt qu’il admirait tant, « Quand même » !

 

Curieusement, Proust refuse de prestigieuses invitations, celle de Madame Anatole Catusse, l’amie de sa mère, qui propose de lui louer sa villa de Nice puis, la même année, en 1919 lorsqu’il obtient le prix Goncourt, celle du comte Pierre de Polignac, époux de Charlotte Grimaldi, petite fille du prince Albert de Monaco. À plusieurs reprises, il envisage de faire une croisière sur le Nil et de se rendre en Algérie mais la maladie et l’habitude ont raison de ses projets. Certains « Proustologues » arguent que Proust s’est aventuré dans le monde méditerranéen en allant à Venise. Cette ville portuaire, une cité-état située entre la Méditerranée orientale et occidentale sur les rives du golfe de l’Adriatique fait partie du monde méditerranéen. Mais Proust la considère-t-elle ainsi ? Il y est allé deux fois en 1900, d’abord en avril, en compagnie de sa mère, pour retrouver Reynaldo Hahn, compositeur, amant puis ami de cœur, et la cousine anglaise de celui-ci, Marie Nordlinger, puis seul en octobre. Peut-être parce qu’il s’y rend par le train qui traverse la plaine lombarde et évite la côte, la Sérénissime n’a rien, pour Proust, d’une ville de la Méditerranée. Son premier séjour est consacré à découvrir les sites décrits par John Ruskin dans son ouvrage Les Pierres de Venise. Parfaite linguiste, Madame Proust traduit ce magnifique traité d’esthétique à son fils. Grâce à elle, il signe la traduction de la Bible d’Amiens et de Sésame et les Lys. La journée, tous deux répertorient églises et musées et se partagent leurs impressions. Mais le soir, Marcel échappe à la tutelle maternelle et erre dans les ruelles, en quête d’aventures. Avec ses façades de marbre rosies par le soleil couchant ou noyées dans la brume nocturne, la Venise de Proust est une cité fantôme qui se mire dans les eaux troubles de la lagune. C’est une rêverie orientale. 

« Ma gondole suivait les petits canaux ; comme la main mystérieuse d’un génie qui m’aurait conduit dans les détours de cette ville d’Orient, il semblait au fur et à mesure que j’avançais, me pratiquer un chemin creusé en plein cœur d’un quartier qu’ils divisaient en écartant à peine, d’un mince sillon arbitrairement tracé les hautes maisons aux fenêtres mauresques ». 1*  

 

Cette première visite est marquée par la mésentente et le deuil, Madame Proust a perdu sa mère et tente en vain de cacher son chagrin pour ne point gâcher le plaisir de son fils. Après une dispute, elle décide de partir mais Marcel, qui avait décidé de rester, la rejoint, honteux et repentant, sur le quai de la gare. Le deuxième séjour reste plus secret. Il faudra attendre quinze ans lors qu’il rédige Albertine disparue et La Fugitive pour qu’il évoque son expérience vénitienne. Le récit prend un ton ambigu et parfois morbide car, au souvenir de la mort de sa grand-mère, le Narrateur ajoute la fuite, puis la mort d’Albertine. Ce qui correspond aux deux décès survenus dans la vie de Proust : celui de sa mère en 1905 puis celui d’Alfred Agostinelli en 1914. Proust qui a lu et aimé Loti et les « Mille et une Nuits » est séduit par l’orientalisme de Venise.  Toutefois, lorsqu’il repense à son séjour, le Narrateur est partagé entre la jalousie et la souffrance. La Sérénissime reflète alors le décor de son drame intérieur : dans un cadre mouvant d’une beauté fantomatique, l’espoir déçu succède à l’échec des rencontres et au rêve de liberté contrarié. Venise n’est pas une ville réelle, c’est un lieu de mémoire qui, par intermittence, lui rappelle combien Combray lui manque sans lui avoir permis de s’affranchir du joug maternel, tant il a peur de ne plus être aimé. 2**   

 

Dans le salon des Proust, dont la laideur surprend Oscar Wilde, règne une solide moralité bourgeoise. Pragmatique, le docteur Adrien Proust estime que la villégiature, surtout en hiver, est un plaisir par trop aristocratique. Il recommande les cures thermales, particulièrement à Évian, qui sont bénéfiques à toute la famille et surtout à son fils asthmatique. Son épouse Jeanne ne peut qu’agréer. Elle se méfie certainement de la Côte d’Azur, lieu de rendez-vous des princes déchus, des invertis, des opiomanes, des escrocs, des joueurs et des courtisanes. À ce milieu interlope et toxique, elle préfère l’atmosphère saine, rustique et prévisible de la Normandie. Les préjugés familiaux et certains événements, des déceptions et des chagrins amoureux, donnent peut-être l’explication de l’aversion de Proust pour le Sud de la France et la Méditerranée. En 1895, grâce à Reynaldo Hahn, qui est reçu tous les jeudis chez les Daudet, il fait connaissance de Lucien, le fils du célèbre écrivain. Ce jeune homme d’une beauté nerveuse et délicate écrit et peint avec talent. Jules Renard le décrit dans son Journal, le 2 mars 1895 : « Un beau garçon, frisé, lingé, pommadé, peint et poudré, qui parle avec une toute petite voix de poche de gilet. » Touché par sa sensibilité et sa conversation brillante, Proust voit en lui un disciple potentiel. Ils partagent le même goût pour les plaisanteries, les «louchonneries». Proust est accueilli chaleureusement par toute la famille qui se passionne pour les Belles Lettres. Ce qui n’est pas pour déplaire à Marcel Proust, qui ferme les yeux sur leur antisémitisme notoire. En 1896, il n’a publié qu’un ouvrage à compte d’auteur  "Les Plaisirs et les jours" et brûle d’impatience de se faire un nom dans la littérature.

 

Il entame alors une liaison avec Lucien, de sept ans son cadet, et s’éloigne de Reynaldo, tout en conservant un droit de regard sur leur relation. Or, les rumeurs de l’idylle entre Lucien et Marcel parviennent aux oreilles de Jean Lorrain, célèbre critique littéraire, romancier, dramaturge, qui s’en fait l’écho dans sa chronique très lue et fort redoutée du Journal. Lorrain est l’une des figures les plus hautes en couleurs du Paris de cette époque. Outrageusement maquillé, éthéromane, il affiche son homosexualité et son goût pour la décadence tout en étant l’ami et confident de nombreuses célébrités. Proust provoque Lorrain en duel et la rencontre a lieu au bois de Meudon, le 5 février 1897, un échange courtois de tirs sans égratignure à vingt-cinq pas de distance, et le comble de l’hypocrisie puisque les intervenants, tous deux invertis, se battent au nom d’une morale qu’ils défient. Après cet incident tragi-comique, qui intensifie les commérages, Jean Lorrain s’installe à Nice et poursuit son œuvre de romancier. Son roman le plus célèbre, Monsieur de Phocas, est publié en 1901. Même si les deux écrivains se partagent de nombreux amis, dont Edmond de Polignac, Marcel Proust continue à détester son ancien adversaire et associe Nice à l’homosexualité triomphante et la dépravation de Lorrain. 

 

Rien d’étonnant à ce que Proust fasse naître Odette de Crécy à Nice. Alors qu’elle est adolescente, sa mère la vend à un Anglais. Perdant son innocence mais non son sens pratique, couronnée Miss Sacripant, elle monte à Paris pour y monnayer ses charmes. De la «dame en rose» qui rend visite à l’oncle Adolphe, elle convole en justes noces avec un vieillard infirme le comte de Crécy, prend goût à la liberté, séduit Swann mais part en croisière sur le Nil avec le comte de Forcheville qu’elle épouse avant de devenir la maîtresse du Duc de Guermantes.

 

Proust n’est pas au terme de ses malheurs avec Lucien Daudet. Leur liaison, qui a duré dix-huit mois prend fin peu après le duel, mais ils continuent à se fréquenter de loin et à correspondre. Les lettres de Marcel témoignent de l’affection et de la tendresse un peu trop protectrice qu’il porte à son jeune ami, même si, lui écrit-il, il n’apparait pas sous la forme d’un personnage de La Recherche : « Vous êtes absent de ce livre. Vous faites trop partie de mon cœur pour que je puisse jamais vous peindre objectivement. Vous ne serez jamais un personnage, vous êtes la meilleure partie de l’auteur mais quand je pense que bien des années de ma vie ont été passées « du côté de chez Lucien », de la rue de Bellechasse, les mots de « Temps perdu » prennent pour moi des sons bien différents, bien tristes, bien beaux aussi. » 3 ***

Quand en 1913 parait "Du côté de chez Swann", Lucien est le premier à publier une critique fort élogieuse dans Le Figaro et c’est grâce à Léon, le frère aîné de Lucien, connu pour son antisémitisme virulent, que Proust obtient le Prix Goncourt, six ans plus tard. Entre temps, Lucien s’est épris d’un écrivain, de onze ans son cadet, un feu follet aux multiples talents, Jean Cocteau. Proust l’a rencontré vers 1908 et lui a fait une cour pressante. Après une phase de séduction initiale, Cocteau s’est dérobé, peut-être parce que Lucien l’a mis en garde : « Marcel est génial, mais c’est un insecte atroce ». 4****Dépité et jaloux de l’idylle entre les deux jeunes gens, Proust va se montrer redoutable.

 

Né à Paris en 1889, Cocteau est issu de la grande bourgeoisie. Couvé par sa mère, tout comme Proust, il est plus hardi que celui-ci et se sauve à quinze ans de chez lui pour rejoindre le port de Marseille – du moins s’en vante-t-il - où il s’acoquine avec des marins. Rentré au bercail, il publie ses premiers poèmes et devient la coqueluche du Tout-Paris. Grâce aux Daudet, il découvre les Ballets Russes, la célèbre compagnie dirigée par Serge Diaghilev, et propose sa collaboration. En 1912, il crée un ballet en un acte, "Le Dieu Bleu", que Reynaldo Hahn met en musique. Autant de couleuvres à avaler pour Proust qui reste dans l’ombre. Il est très affecté quand il apprend que Lucien et Jean ont fait une escapade sur la Côte d’Azur en 1911, puis un voyage en Afrique du Nord en 1912. Sans doute est-il touché par la campagne que mène Cocteau en faveur de son livre, quand parait le premier tome de "La Recherche" en 1913. Mais il n’en ressent pas moins de l’animosité qu’il va traduire en transposant Cocteau dans le personnage d’Octave. Celui-ci est un fils de famille prétentieux et détestable qui, par son entregent, devient un auteur dramatique reconnu. Toutefois, Proust continue à recevoir Cocteau et lui lit des passages de son œuvre mais ne supporte ni l’idée d’un rival, ni l’influence d’un autre écrivain sur Lucien, ni le succès de scandale que Cocteau obtient en 1917 avec le ballet Parade. Inutile de préciser que la relation entre Cocteau et Proust est houleuse ; c’est une « inimitié particulière » selon le mot de Claude Arnaud, attisée par les ragots, les mensonges et ce « monstre aux yeux verts », la jalousie. 

 

N’ignorant pas que Cocteau se déclare méditerranéen dans l’âme, Proust se sent trahi par cette Méditerranée trop exotique, trop séduisante, trop érotique. C’est la nouvelle Sodome, un espace de transgression, de luxure et de perfidie. Par la lecture de Gide qui se rend en Afrique du Nord à maintes reprises entre 1899 et 1906, il sait que cette terre du sud, adulée par les peintres, de Delacroix, Renoir, à Matisse, offre des débordements de sensualité. Cette quête de plaisirs interdits ne peut qu’inquiéter et effrayer Proust qui préfère se réfugier sur les plages de Trouville et de Cabourg avant de s’enfermer bientôt à Paris dans une solitude misanthropique. Pourtant, en 1907, pour satisfaire sa curiosité esthétique et parfaire "Impressions de route en automobile", les articles qu’il écrit pour Le Figaro, Proust loue les services d’un chauffeur Alfred Agostinelli. C’est un monégasque de dix-huit ans aux yeux noirs et aux belles joues qui apprécie les extravagances de son patron et fait du zèle pour les satisfaire, connaissant sa munificence. Attendri par le visage imberbe du jeune homme, Proust est émerveillé par sa dextérité à manier le volant et les changements de vitesse. À bord d’un taxi Unic, ils parcourent la campagne normande, s’arrêtent pour admirer le paysage ou le porche d’une église que le chauffeur éclaire avec ses phares quand le soir tombe. Le charme de cet ingénieux « mécanicien » opère et, quatre ans plus tard, en 1913, quand celui-ci sollicite de nouveau un emploi, Proust l’engage comme secrétaire, acceptant d’accueillir également Anna, sa compagne. Dans un premier temps, Agostinelli, vénal et menteur, se soumet à la tyrannie amoureuse de Proust puis se rebelle. Il quitte l’appartement du Boulevard Haussmann, ce huis-clos où il se sent prisonnier, puis il revient. Pendant quelques semaines, il cède aux demandes de son patron, plus jaloux que jamais, et se plie à ses longs interrogatoires. De nouveau, la jalousie de Proust se déchaîne.  « Presque toujours, rappelle Nicolas Grimaldi, la jalousie est comme l’ombre de l’amour. Elle le double, elle l’accompagne, elle le suit ». 5 ***** Passionné d’aviation, Agostinelli se livre au chantage et obtient de son maître la promesse de lui acheter un avion avec, en prime, des cours de pilotage. Mais ulcéré par son manque de liberté, il repart. Proust mène en vain des enquêtes intensives pour le retrouver. Trop tard, il apprend le décès tragique de son secrétaire. Agostinelli s’était inscrit à l’école des frères Garbera à Antibes sous le nom de Marcel Swann, et malgré les conseils de son moniteur, il s’est envolé en solo au-dessus des eaux bleues de la Méditerranée le 30 mai 1914. À la suite d’une erreur de manœuvre, l’avion s’est abîmé en mer et Alfred s’est noyé. Son corps est retrouvé peu après au large de Cagnes-sur-mer. Le chagrin de Marcel Proust est immense. Il confie à Reynaldo Hahn qui est resté son confident : « Ce n’est pas assez dire que je l’aimais, je l’adorais ». Il est incapable de travailler et de corriger les épreuves que son éditeur Bernard Grasset lui envoie. C’est à Lucien Daudet qu’il confie son désespoir : « Moi, qui avais si bien supporté d’être malade, qui ne me trouvais nullement à plaindre, j’ai su ce que c’était, chaque fois que je montais en taxi, d’espérer de tout mon cœur que l’autobus qui venait allait m’écraser. » 

 

À partir de cette tragédie, Marcel Proust associe la Méditerranée à la source de ses malheurs. C’est une mer cruelle, vengeresse et assassine, qui lui a pris l’être qu’il aimait. Après des mois de désespoir, il s’enferme dans sa chambre et, grâce au dévouement de sa gouvernante Céleste Albaret, se remet au travail. Il transpose sa relation avec Alfred en créant le personnage d’Albertine Simonet. Avec une étrange lucidité, il retranscrit la liaison douloureuse et malsaine que le Narrateur entretient avec une jeune femme volage, bisexuelle et inconstante, qu’il tient prisonnière afin de contrôler son emploi du temps. Tout en la couvrant de cadeaux, il ne lui fait aucune confiance et c’est uniquement lorsqu’elle est endormie à ses côtés qu’il peut apprécier sa présence et savourer l’emprise qu’il a sur elle. Sa passion qui n’est autre que de la jalousie exacerbée, une psychopathologie de l’imaginaire, redouble quand Albertine prend la fuite et meurt à la suite d’une chute de cheval. Sa mort réveille la frustration et les angoisses qu’il avait ressenties, enfant, lorsque sa mère semblait le négliger. Lorsque Proust connaît enfin la gloire, après 1913, son obsession pour l’aristocratie du Faubourg Saint-Germain s’est estompée. D’ailleurs les portes, qui lui étaient fermées, s’ouvrent enfin pour lui. Désormais, il a de nombreux amis qu’il reçoit chez lui, sous l’œil sévère de Céleste. Il sort de moins en moins mais, en 1915, fait la connaissance d’un fringant diplomate, Paul Morand, et n’hésite pas à frapper à sa porte en pleine nuit. Cet homme à femmes cultivé, amateur de vitesse, brillant causeur, le fascine. Il le juge d’ailleurs fort bien : « C’est un « homme doux comme un enfant de chœur, raffiné comme un Stendhal et un Mosca et en même temps âpre et implacable comme un Rastignac qui serait terroriste ». Pour se rapprocher des êtres dont il est tombé amoureux, il reprend la technique triangulaire dont il s’est servi auparavant : il fait une cour assidue et respectueuse à leur fiancée qu’il couvre de fleurs et d’attentions pour mieux s’introduire dans l’intimité du couple. Dans le cas de Morand, il s’agit de la fameuse princesse Hélène Soutzo, une riche divorcée roumaine. En l’absence de son amant, la princesse s’ennuie dans la suite qu’elle occupe au Ritz mais Proust y multiplie les dîners pour attirer sa bienveillance et s’incruster. Il en profite aussi pour soudoyer le maître d’hôtel, Olivier Dabescat, et faire son miel avec les détails qu’il obtient sur les comportements des habitués.

 

Paul Morand est un sportif et un excellent nageur qui, dès sa prime jeunesse, adore la Méditerranée. Depuis Villefranche-sur-mer, il pilote son canot à moteur, baptisé "La Chouette", vers tous les ports de la côte. Dans La Recherche, Proust reporte sur le personnage d’Albertine l’importance de la pratique des sports de plage. Fasciné par la grâce et la vitalité des corps athlétiques, le Narrateur est déconcerté par leur dynamisme puisqu’il ne partage pas cette nouvelle mode culturelle et redoute son pouvoir d’émancipation. Morand, l’auteur de "Méditerranée, mer des surprises" et de "Bains de mer" concilie élégance aristocratique, modernité, indifférence et mondanité, une conjonction des contraires qui ne peut que plaire à Proust.  Pourtant, celui-ci ne partage pas la vénération que Morand affiche tout au long de sa vie pour la Méditerranée, « une mer de paix et d’union, une eau-mère chargée de sel qui est un symbole non de stérilité mais de durée, un bain miraculeux d’où nous sortons guéris, lavés de nos ulcères moraux après chaque immersion. » 6******

 

Proust choisit d’ignorer Jean Cocteau qui avait pourtant défendu la publication de Du côté de chez Swann et il préface le premier ouvrage de Morand "Tendres Stocks", un recueil de nouvelles publié en 1921. Quand Morand, grand voyageur, s’éloigne de Paris trop longtemps, il se plaint à la princesse Soutzo :« Comment va Morand ? Je n’ai aucune nouvelle de lui et aimerais en avoir par lui ou par vous, car je l’aime de plus en plus ». Puis : “J’aime mon mal, j’en veux mourir.” Et encore : « Je pense à lui sans cesse et je voudrais bien savoir ce qu’il devient ». Ces incessantes récriminations importunent Hélène qui quitte Paris sans avertir Proust. En 1919, Proust quitte le Boulevard Haussmann pour la rue Hamelin où, à part de brèves sorties, il va vivre comme un reclus. Il poursuit la retranscription de son expérience intérieure, juxtaposant le pur et l’impur, le sublime et le burlesque, le sacré et le profane, le souvenir et la réminiscence involontaire, dissolvant temps et espace à partir de fragments, de détails et de rencontres, accumulant les contradictions et les intermittences du cœur et de l’esprit. En travaillant avec acharnement et abnégation, en sacrifiant sa santé, il veut prouver que l’art transcende la vie et s’inscrit dans l’éternité. Certes, il se sait condamné mais il lui faut terminer son œuvre. Quand les forces commencent à l’abandonner, il fait part à Céleste de ses dernières volontés. Il souhaite que son ami l’abbé Mugnier, l’aumônier des gens du monde, vienne réciter une prière et bénir sa tombe. D’autre part, il demande qu’une fois mort, on lui place entre les mains le chapelet que Lucie Faure, sa camarade d’enfance, avait rapporté de Jérusalem. Une requête qui n’est pas sans évoquer la médaille que, dans La Recherche, Odette de Crécy porte toujours sur elle. Ce bijou miraculeux provient de Notre-Dame-de-Laghet, un sanctuaire et centre de pèlerinage entre Nice et Monaco. Simple superstition ? Conversion ? Bien avant de connaître l’abbé Mugnier, Proust a toujours été un fervent défenseur de l’église catholique. Il a signé des ouvrages sur les cathédrales et s’est opposé par deux fois à la séparation des églises et de l’État. L’abbé, qui est parvenu à convertir Huysmans, lui a sans doute rappelé les origines méditerranéennes du christianisme. C’est peut-être aussi l’enthousiasme de Paul Morand, qui l’a persuadé de changer d’avis en lui parlant des petits ports de pêche et des champs d’oliviers, des temples grecs, des mosquées bleues qui voisinent avec des églises byzantines. Il est probable qu’à l’heure de sa mort Proust perçoive la Méditerranée sous un autre angle et reconnaisse son rôle fondateur dans l’histoire de la civilisation occidentale. Ce qui importe, c’est que, désormais, il va penser au monde méditerranéen sans amertume et sans ressentiment. Il promet à Céleste Albaret d’aller enfin sur la Côte d’Azur. C’est du moins les paroles qu’elle rapporte dans son beau recueil de souvenirs. « Vous verrez, chère Céleste…Quand j’aurai écrit le mot « fin », nous partirons pour le Midi. Nous irons nous reposer, oui, nous prendrons des vacances. Nous en avons besoin tous les deux. » 7 *******

Après avoir été une zone de turbulences et de vice, une source d’abandon, de trahison et de mort, la mer et les rivages de la Méditerranée sont devenus une terre promise, une terre sainte, un paradis perdu et, qui sait, bientôt retrouvé.

 

Dane McDowell    (Mai 2023)

 

Notes explicatives :

 

1* Marcel Proust. Albertine disparue, Gallimard, 2003, chapitre III, p. 207.  
 

 

2** Armelle Barguillet Hauteloire. Proust et le miroir des eaux. Éditions de Paris, 2006.  Chapitre : Les Eaux crépusculaires.
 

 

 3***Marcel Proust. Mon cher petit. Lettres à Lucien Daudet. NRF, 1991, p. 144.

 

4**** Claude Arnaud. Proust contre Cocteau. Grasse. 2013, p. 58.

 

5*****Nicolas Grimaldi. Essai sur la jalousie, PUF. 2010, p. 8. 

 

6*******Paul Morand, Méditerranée, mer des surprises. Editions du Rocher, 1990, p 31. 

 

7****** Céleste Albaret. Monsieur Proust, Robert Laffont. 1973, p. 392.

 

 

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Toile de Turner. Venise, canale grande

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4 janvier 2023 3 04 /01 /janvier /2023 09:39
La madeleine de Proust - Pastiches

On pensait que tout avait été écrit sur Marcel Proust mais nenni, l'écrivain ne cesse d’inspirer des ouvrages. Il est vrai que lui-même a évoqué à peu près tout ce qui concerne l’homme, qu’il a à son actif une œuvre impressionnante sur la nature qui nous entoure et la nature humaine en particulier. Peu d’auteurs ont à ce degré analysé ce qui nous constitue, nous touche, nous révulse ou nous séduit, peu ont cherché le comment et le pourquoi de nos comportements, le sens de nos vies, nos forces et nos faiblesses.

 

Que l’on ait plaisir à dialoguer avec lui me semble naturel – j’y ai cédé moi-même – et j’ai par conséquent lu avec sympathie ces textes que l’on a eu l’obligeance de m’adresser. Treize écrivains et lecteurs assidus de Marcel n’ont pu résister au désir de l’évoquer sous la forme du pastiche, lui-même a usé du pastiche au temps de sa jeunesse, avant de s’isoler, comme un moine, dans l’élaboration de sa Recherche. Ces pastiches sont divertissants et conçus, pour la plupart, avec une affectueuse malice, accompagnés des dessins de l’anglais Mark Crick et des recettes de cuisine de Bernard Loiseau, l’un et l’autre prêtant ainsi à l’ouvrage des horizons divers et gustatifs.

 

Mais Marcel Proust n’a-t-il pas convoqué volontiers dans ses pages la bonne cuisine, les repas familiaux et n’a-t-il pas fréquenté les meilleurs restaurants parisiens ? Voilà un ouvrage qui ouvre un certain nombre de perspectives amusantes et gourmandes et interpelle l’écrivain de manière inattendue par le bon côté des choses. Irène Frain nous parle de chocolat, Ceccaty nous conduit au bord du Mékong, lieu familier à Marguerite Duras, Bastianelli de l’incontournable madeleine, Laure Hillerin d’une céleste rencontre et ainsi vous saurez combien le petit Marcel est tout ensemble inspiré et inspirant.


Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

 


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La madeleine de Proust - Pastiches
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14 septembre 2022 3 14 /09 /septembre /2022 07:50
Robert de Montesquiou

Robert de Montesquiou

Curieusement, dès l’enfance, des liens  invisibles m’ont mis en contact avec l’écrivain qui m’a inspiré deux ouvrages et tient une place importante dans ma vie. Petite fille, j’ai eu pour camarades de classe, au cours Charles de Foucault, deux fillettes de la prestigieuse famille des Montesquiou-Fezensac, Victoire et Véronique. J’étais dans la même classe que Véronique et nous avons fait notre communion solennelle ensemble à St Jean-Baptiste de Neuilly. Un jour, elle m’avait emmenée chez elle, rue de Longchamp, dans un hôtel particulier cossu, et j’avais fait la révérence à sa mère, une femme d’une extrême beauté. Leur jeune frère Aymeri entrera un jour dans la politique et sera député du Gers où la famille possède un vaste domaine.

 

Avec Victoire, qui était dans une classe supérieure, car de quelques années mon aînée, je me rendais deux soirs par semaine à un cours de danse place des Ternes, chez une danseuse des ballets russes Alicia Nikitina et nous rentrions ensemble chez nous à Neuilly par le  bus 43, en fonction à l’époque. Je ne savais pas alors que les ballets russes avaient été introduits en France grâce à l’entregent de la comtesse Elisabeth Greffulhe dont on sait qu’elle fût l’inspiratrice de la princesse de Guermantes, l’un des personnages de La Recherche. Et je savais moins encore que le grand-oncle de Victoire et Véronique, le comte Robert de Montesquiou, avait inspiré l’un des personnages clé de "La Recherche", le baron de Charlus. Oui, j’avais déjà, tout en l’ignorant totalement, posé un pied dans l’œuvre majeure du XXe siècle.

 

Par la suite, cela n’a fait que s’intensifier. A Louveciennes où nous nous étions installés mon mari et moi en 1971, j’avais suivi les cours d’un certain Mr Bonnefoy sur l’œuvre proustienne et m’étais plongée corps et âme dans une lecture, certes vaste et difficile, mais captivante. C’est ce professeur  qui m’avait demandé de rédiger, à la fin de l’année, un compte-rendu détaillé de l’ouvrage, rédaction qui m’avait obligée à lui consacrer beaucoup de temps et surtout de réflexion et travail qui fut à la base de mon premier livre sur l’écrivain : « Proust ou la recherche de la rédemption », repris et retravaillé quelques années plus tard. Enfin  en 1991, désirant quitter la région parisienne, mon mari et moi  nous sommes installés à Trouville et où ? rue Marcel Proust dans le voisinage du manoir des Finaly où Proust séjourna à plusieurs reprises et juste à côté de la demeure normande de son amie madame Straus. N’en jetez plus …

 

Marcel Proust est par conséquent entré dans ma vie très tôt et n’en est plus sorti. Et j’aime ces liens constants qui se sont tissés autour de son œuvre comme si ma sensibilité devait, tôt ou tard, se greffer à la sienne, trouver une explication psychologique à ma propre émotivité, à ma propre quête. Proust a cela d’extraordinaire, en s’analysant il nous ouvre à nous-même un horizon que nous ne percevions que partiellement, il nous donne quelques clés pour nous mieux connaitre et mieux percevoir la complexité des choses. Il est un permanent révélateur de nous-même. C’est évidemment l’une des raisons qui fait que cet écrivain est plus aimé que la plupart des autres. Il touche en permanence à l’essentiel.

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE


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La duchesse de Montesquiou-Fezensac, mère de Victoire et Véronique

La duchesse de Montesquiou-Fezensac, mère de Victoire et Véronique

Victoire de Montesquiou-Fezensac

Victoire de Montesquiou-Fezensac

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3 novembre 2021 3 03 /11 /novembre /2021 09:42
A La Recherche du temps perdu, un livre appelé à dominer son siècle

Cent huit ans nous séparent de la publication, en 1913, d’un livre appelé à dominer son siècle, immense cathédrale de mots qui monopolisera son auteur jusqu’à sa mort. Et cette œuvre qui le dévorera et à laquelle il emploiera ses forces, son énergie et sa ferveur, comment l'écrivain l’envisageait-il, qu’avait-il à écrire de si important pour qu’il y sacrifiât son existence et acceptât une ascèse unique dans l’histoire de la littérature ? On avait cru qu'il se consacrait en priorité à décrire des femmes à la mode, à étudier à la loupe les sentiments les plus anodins alors que l’élève de Darlu s’attachait à exprimer, dans un roman, toute une philosophie. Il a avoué dans une lettre à la princesse Bibesco "que son rôle était analogue à celui d’Einstein", et il est vrai que le travail colossal de la « Recherche » s’apparente à celui d’un savant et a nécessité des qualités identiques aux siennes : le don d’observation, la volonté de découvrir des lois et la probité devant les faits. Le premier thème est celui du temps qui détruit, ce temps dont l’écoulement transforme nos corps et nos pensées, le second celui de la mémoire qui conserve. Lorsque, plongeant une petite madeleine dans une tasse de thé ou de tilleul il tressaille, attentif à ce qui se passe en lui, à ce moment-là le temps perdu est retrouvé et, par voie de conséquence, il est vaincu   « puisque toute une part du passé a pu devenir une part du présent ». Pour l’écrivain, ce n’est que par la création que l’homme, meurtri par la réalité, déstabilisé par les mouvements désordonnés de la vie, tente de sauver quelque chose du naufrage et de le fixer dans l’œuvre d’art. Aussi, au sommet de l’échelle humaine, Proust place-t-il les poètes et les artistes, car leur combat est de chercher l’absolu hors du monde et du temps, et, grâce à l’art qui réalise cette gageure, d’en sortir vainqueurs. A ce propos, il est intéressant de souligner que Baudelaire plaçait les hommes dans un ordre assez semblable : «  Il n’y a de grand parmi les hommes que le poète, le prêtre et le soldat, l’homme qui chante, l’homme qui bénit, l’homme qui sacrifie et se sacrifie. Le reste est fait pour le fouet »  - écrit-il dans « Mon cœur mis à nu ».

 

Chez Proust, la recherche du temps perdu est en quelque sorte la recherche du moi égaré ; le moi retrouvé étant pour chacun la possibilité de sauver quelque chose de soi-même grâce à la création. Il semble que nous ayons affaire ici à un moi superficiel qui se disperse dans les futilités mondaines, dans un dilettantisme pédant de la phrase et de la métaphore, or, il n’en est rien, car derrière cette apparence trompeuse se cache un Proust tragique, qui se cherche soit dans l’intensité de la sensation esthétique, soit par la révélation que suggère la mémoire involontaire. « Les idées formées par l’intelligence pure - note Proust - n’ont qu’une véritable logique, une vérité possible, leur élection est arbitraire – seule l’impression, si chétive qu’en semble la matière, si invraisemblable la trace, est un critérium de vérité et à cause de cela mérite seule d’être appréhendée par l’esprit ». L’auteur nous livre ici l’un des fondements de sa philosophie qui attribue à la résurrection de l’impression, en partie modifiée par l’oubli, mais de nouveau vivante dans le phénomène du souvenir involontaire, le pouvoir de susciter en nous le sentiment fugitif de l’extra-temporalité et du temps vécu à l’état pur. Il semble donc que Proust ait dévolu à l’art un rôle privilégié qui peut se définir d’un mot, celui de révélateur, et que le problème posé soit celui de l’élargissement de la perception. Révélation et également traduction de l’impression, telle est la tâche de l’art et, par conséquent, celle de l’homme qui a décidé de conformer sa vie à l’authenticité d’une vérité intérieure. C’est pourquoi, il y a dans la « Recherche » un mode d’emploi et une éthique pour s’en approcher.

 

Proust, réaliste et scientifique, constate et enregistre les métamorphoses et les destructions que le temps inflige aux êtres, tandis que le philosophe, qu’il est également, se refuse à accepter la mort lente des personnages qu’il a animés et aimés, parce qu’en des moments rares, l’intuition de lui-même l’a révélé comme « une être absolu ». Cette certitude, il est vrai, Proust l’a éprouvée en de brefs instants où, soudain, une part du passé redevenait présente par le seul pouvoir de la mémoire et que les sentiments, qu’il croyait abolis, réapparaissaient au plus profond de lui en des flashs saisissants. C’est ainsi que la saveur de la petite madeleine, que l’enfant Proust trempait autrefois dans la tasse de thé ou de tilleul de sa tante Léonie, fait remonter chez l’adulte qu’il ait devenu et qui accomplit alors le même geste, non seulement des souvenirs mais des vies mortes, ensevelies au plus secret de la mémoire. Grâce au souvenir involontaire, nous ne participons pas seulement à une renaissance des choses mais à la résurrection d’une part perdue de nous-mêmes. Le génie  - avait écrit Baudelaire – c’est l’enfance retrouvée à volonté.

 

Depuis Stendhal, le roman, c’était la province et une certaine conquête d’un génie provincial sur Paris, capitale de l’ambition, tels Lucien Leuwen ou Jean Sorel. Aussi le roman de Proust est-il, peut-être, le premier exemple d’un roman parisien. Combray et Balbec n’y figurent que comme des lieux de villégiature, les classes moyennes n’y apparaissent que dans la domesticité ; le monde qui nous est dépeint est bien celui de la puissance et de la fortune. Que tant d’inépuisables réalités aient pu être tirées de ce milieu étroit, arbitraire et fragile ne cessait pas d’émerveiller André Maurois, alors que Jean Guitton soulignait que l’ingéniosité de l’écrivain avait été de comprendre que plus la matière est banale, plus le talent se révèle et qu’un écart si visible rend sensible au lecteur l’opération même de l’art.

 

Proust n’a cessé de jouer avec l’illusion en prestidigitateur : tout en usant des outils les plus tangibles, des faits les plus concrets, il a, grâce à sa méthode d’introspection, modifié notre perception. Sa « Recherche », bien que privée d’action, est en définitive une épopée de l’âme. On y est en transhumance dans des steppes de perplexité et de solitude, on a l’impression que pèse un ciel d’apocalypse, on y devine, dans le rire d’une jeune fille, une détresse qui confine au désespoir. On ne peut nier l’influence que Proust exerce sur son lecteur. Peu d’écrivains ont suscité un tel engouement, une telle dévotion. Peu sont lus avec autant de curiosité, peu ont inspiré un si grand nombre d’études. Cette "Recherche" est à l’origine de centaines d’autres, comme si on renvoyait, par un jeu de miroir, à cet auteur qui s’est intéressé à presque tout ce qui concerne l’homme, son image magnifiée par les effets causés par sa propre réflexion. Rien d’étonnant que des créateurs tels que lui, dont l’esprit fut si fécond, produisent bien après leur mort des résonances telles qu’elles nous prouvent que l’univers rêvé peut s’établir en une unité plus probante que la réalité perdue. C’est dont que la « Recherche » est sortie victorieuse des ornières du temps. Elle ne s’y est pas enlisée à l’exemple d’autres romans trop encombrés d’un réalisme pesant. Rien ne pèse dans l’univers de Proust. D’autant moins, que ce qui compte pour l’écrivain, c’est que l’art libère les énergies, transgresse les frontières, éclaire les ténèbres et outrepasse les limites du temps, si bien que l’artiste, enseveli dans la nuit du tombeau, ne cesse plus de dialoguer avec les générations futures.

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

 

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A La Recherche du temps perdu, un livre appelé à dominer son siècle
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25 septembre 2021 6 25 /09 /septembre /2021 08:24
A la Recherche de Céleste Albaret de Laure Hillerin

 

Après « La comtesse Greffulhe, l’ombre des Guermantes » et « Pour le plaisir et pour le pire, la vie tumultueuse d’Anna Gould », deux livres que j’avais lus avec un vif intérêt, Laure Hillerin nous propose « A la recherche de Céleste Albaret », un ouvrage qui raconte la vie de celle qui fut pour Marcel Proust une sœur, une mère, une confidente, qu'à tout moment du jour ou de la nuit il pouvait appeler et avec laquelle il ne tardera pas à nouer un lien exceptionnel de confiance et d’affection. L’intimité sera d’autant plus étonnante et profonde que Marcel aborde, à l’époque où elle entre à son service, soit au printemps 1914, quelques mois avant la déclaration de guerre, les pages essentielles de son œuvre, oeuvre qu’il amplifie, approfondit et achève durant les huit dernières années de son existence, années qu'ils partageront avec une égale confiance. Il est devenu le reclus dont la vie est désormais celle de son œuvre et que cette incroyable petite paysanne, alors âgée de 22 ans, soigne, nourrit, accompagne de sa présence unique dans l’histoire de la littérature.

On reconnait aujourd’hui que Céleste fut providentielle pour Proust ; elle l’a veillé, aidé, écouté avec dévouement et abnégation, vestale à ses côtés, aimante comme une épouse, dévouée et attentive comme une mère.  « On entre dans une vie qui vous change de tout ce qu’on a connu » - soulignait-elle. Jeune femme belle, effacée et discrète, Céleste avait  épousé le 28 mars 1913 Odilon Albaret  qui était, avec Agostinelli, le chauffeur de Marcel aussi bien à Paris que lors de ses séjours à Cabourg. C’est ainsi que, demeurant désormais dans la capitale, Céleste entre au service de Proust qui, d'emblée, produit sur elle une forte impression. « Un grand seigneur », se plaira-t-elle à dire. En devenant sa domestique, la jeune femme, dont l'écrivain a tout de suite deviné les qualités, fait preuve de la plus importante de toutes  dans la situation qui sera  la sienne : la patience. « Le poisson – qui ne demandait que cela – est ferré ». Proust a attiré dans la sphère close de son intimité une jeune femme, à peine entrevue, mais dont il a pressenti qu’elle serait la compagne idéale. Le couple devient vite inséparable, partageant les rudes années de la guerre et l’accomplissement de l’œuvre qui exige tous les sacrifices et une absolue abnégation. Marcel le reconnaissait d’ailleurs : «  A  force  de vivre de ma vie, elle s’était fait du travail littéraire une sorte de compréhension instinctive, plus juste que celle de bien des gens intelligents. »

Au fil des jours, Céleste devient l’ange gardien, la messagère ; elle se plie si aisément à cette fonction qu'elle est la voix de son Maître. A eux deux, l’écrivain et la domestique tissent autour de la chambre de liège un véritable réseau de communication où la jeune femme s’érige en sentinelle, en ambassadrice, en protectrice ; ne sont-ils pas ensemble des artisans au travail ! C’est Céleste qui contribuera au collage des becquets, préférables aux paperoles dont la technique était loin d'être parfaite. "A présent, grâce à l'idée de Céleste et à son habileté de couturière, le système peut s'appliquer aux manuscrits : tout est collé avec grand soin, rien ne dépasse de la page, aucun risque de déchirure. Marcel est sauvé. " La jeune femme est fière de sa trouvaille. "Mais attention ! Elle insiste pour qu'on la désigne par le mot juste, le mot employé par les professionnels de l'imprimerie : ces papiers collés dans les marges, ce sont des béquets, et pas des paperoles." Ainsi facilitera-t-elle à maintes reprises le travail de l'écrivain et aura-t-elle gravi mois après mois, année après année, les degrés du sacerdoce proustien. « Je l’ai aimé, subi et savouré » - avouera-t-elle, et l’enchantement que Proust exercera à son endroit demeurera constant. Lorsque l’écrivain disparaît le 18  novembre 1922 à l’âge de 51 ans, c’est pour Céleste l’épreuve totale qui, soudain, rend la réalité inacceptable. Figée dans sa douleur, la jeune femme est reconduite à sa condition de femme sans ressources, condamnée à vivre chichement avec Odilon, et bientôt leur fille Odile, des maigres émoluments que leur procure la gestion d’un petit hôtel meublé au 14 rue des Canettes.

Néanmoins, dès que l’occasion se présente, Céleste, joignant tendresse et vénération, offre aux oreilles attentives un témoignage poignant de cet auteur qui sort peu à peu d’un court purgatoire littéraire. Ce sera Georges Belmont qui recueillera ses souvenirs dans un ouvrage « Monsieur Proust », ouvrage  qui fait date, critiqué par certains exégètes pointilleux, et auquel Céleste avait donné son accord pour la simple raison que la publication récente de George D. Painter l’avait révoltée. Elle considérait que celui-ci avait mis trop lourdement l’accent sur la vie dévoyée de Marcel, alors même qu’ayant vécu huit années à ses côtés, rien de semblable ne lui était apparu. Elle entendait donc remettre les choses dans le bon ordre. « Son livre, c’était son seul dieu » – disait-elle. « Et moi j’ai été avec lui comme si c’était mon enfant. Je l’ai couvert, couvert de tout ce que je pouvais faire pour lui, et j’avais une peine quand je le voyais souffrir. Et toujours cette grandeur … et toujours le travail. »

A cette humble servante de la littérature, la France manifestera enfin sa reconnaissance en la nommant Commandeur des Arts et Lettres. Elle avait alors 90 ans. Elle s’était retirée à Méré, après avoir fait visiter, pendant des années, la maison de Ravel – mais elle avouait qu’elle parlait bien davantage de Proust que du musicien aux visiteurs – où elle se savait chez elle et enfin paisible. Céleste s’éteindra dans la nuit du 24/25 avril 1984, victime d’un emphysème pulmonaire. Liée à jamais à celui qu’elle a servi avec tant d’abnégation, la voilà immortelle comme  La Recherche  où elle est présente ainsi que le souligne de façon si intelligente Laure Hillerin. « Si Albertine est une vision de femme - écrit-elle - on peut oser un rapprochement avec le personnage d’Albertine, tant il est possible qu’elle ait pu l’inspirer, le désir en moins. La douceur d’une tendresse à la fois filiale et maternelle ».

 « C’était un pouvoir d’apaisement tel que j’en avais pas éprouvé de pareil depuis les  soirs lointains de Combray où ma mère penchée sur mon lit venait m’apporter le repos dans un baiser. » - reconnaitra Marcel Proust à l’intention de Céleste. Par ailleurs, la docilité d’Albertine n’évoque-t-elle pas la docilité de Céleste, compagne bienfaisante dotée comme Albertine de « ce naturel qu’une actrice n’eût pu imiter. » ? Mené de main de maître, le récit de ces vies conjuguées où l’une se grandit dans l’effacement, l’autre dans l’inspiration, nous démontre qu’il y eût dans l’œuvre proustienne  ... un côté de chez Céleste.

 


Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

 

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Céleste Albaret
Céleste Albaret

Céleste Albaret

A la Recherche de Céleste Albaret de Laure Hillerin
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15 septembre 2021 3 15 /09 /septembre /2021 08:37
La bibliothèque de Marcel Proust de Anka Muhlstein

 

Le remarquable ouvrage d’Anka Muhlstein «La bibliothèque de Marcel Proust» chez Odile Jacob est d’une lecture agréable et peut être recommandé à ceux qui souhaitent connaître Proust à travers ses lectures, car on sait que les écrivains sont aussi de grands lecteurs. C’est grâce à la lecture que l’enfant Proust découvrit sa vocation, de même que son attirance irrésistible pour la chose écrite. Il eut la chance d’avoir en sa mère et sa grand-mère maternelle deux initiatrices de tout premier ordre, l’une et l’autre férues de lecture considéraient comme absurde de ne pas proposer à un enfant des œuvres de réelle qualité, supposant à juste raison que «les grands souffles du génie» ont une influence aussi vivifiante sur l’esprit que le grand air et le vent du large sur le corps et qu’il serait regrettable d’en priver les apprentis lecteurs. Elles lui laissèrent par conséquent une grande liberté dans le choix des ouvrages et Proust eut d’instinct une attirance pour les écrivains qui avaient du style et étaient fidèles à leur réalité intérieure. Ainsi, inspiré par Racine et Saint-Simon, Proust affirmait-il que «chaque écrivain est obligé de faire sa langue comme chaque violoniste son son.» Très tôt, il s’est attaché à analyser la technique des auteurs qu’il lisait et à les imiter. Pour se purger de cette facilité qui risquait de lui jouer des tours,  il composait des pastiches, c’était sa façon de faire sortir de sa tête les tics et les rythmes d’un Balzac ou d’un Flaubert. Ce goût des pastiches lui fut tout particulièrement utile dès lors qu’il souhaita doter quelques-uns des personnages de "La Recherche" des manières propres aux fétichistes de la littérature qui n'hésitaient pas à s’exprimer comme certains écrivains célèbres. Il en est ainsi de Mr Legrandin dont la préciosité de langage doit beaucoup aux Goncourt et à Anatole France.

 

On sait aussi que les premiers enthousiasmes de l’enfant Proust ont été pour « Le capitaine Fracasse » de Théophile Gautier, «Le Chevalier d’Harmenthal» de Dumas et « Les mille et une Nuits » qui l’impressionnèrent tellement qu’il s’en souvint lorsqu’il écrivit dans «Le temps retrouvé» : «qu’il lui faudrait beaucoup de nuits, peut-être cent, peut-être mille…pour rédiger un livre aussi long que « Les mille et une Nuits » mais tout autre».  Un peu plus âgé, encouragé par sa grand-mère, il se plongea dans l’œuvre  de Balzac avant de s’enthousiasmer pour Baudelaire – son poète de prédilection – Leconte de Lisle dont il admirait la précision de langage et la richesse des références classiques, pour Tolstoï, Dickens et George Eliot. Enfin ce sera Racine et Saint-Simon qui encouragèrent son refus à se plier aux règles habituelles de la grammaire afin d’obtenir plus de force dans l’expression. Mais si Proust considère qu’un écrivain n’a pas à se soumettre aveuglément aux règles de grammaire, il entend respecter scrupuleusement le sens exact des mots, les mots communs devant être utilisés avec la plus grande précision. Toutefois, si le style le préoccupait, la mémoire, et plus particulièrement le phénomène de la mémoire involontaire et son rôle dans la création artistique, l’obsédait littéralement. Trois écrivains, qu’il appréciait, Chateaubriand, Nerval et Baudelaire y attachaient une semblable importance. Ces prédécesseurs lui donnèrent ainsi le sentiment qu’il était sur la bonne voie et qu’il devait s’y engager et en analyser les ressources immenses. Le passage de la madeleine n’est pas sans rappeler le chant de la grive dans les bois de Combourg dont usa le vicomte. Proust ne manqua pas de reconnaître sa dette envers son aîné : «N’est-ce pas à une sensation du genre de la madeleine qu’est suspendue la plus belle partie des Mémoires dOutre-Tombe ?» - écrira-t-il.

 

Chez Baudelaire, qu’il ne cessait de lire et relire, Proust admirait la juxtaposition de cruauté apparente et de tendresse invisible et l’originalité frappante, et même parfois choquante, de ses images. Et il s’indignait de l’aveuglement des critiques qui n’avaient pas décelé l’immense sensibilité du poète dans ses évocations précises et cruelles de la pauvreté, de la vieillesse, de la maladie et de la mort. «Peut-être cette subordination de la sensibilité à la vérité est-elle au fond une marque du génie, de la force de l’art supérieure à la pitié individuelle.» - écrira-t-il dans «Contre Sainte-Beuve». Enfin, on ne peut dissocier Proust de Ruskin, un auteur qu’il a traduit avec l’aide de sa mère et qui l’a ouvert à la beauté de l’art médiéval, tout en lui inspirant nombre des propos qu’il placera dans la bouche du peintre Elstir. Proust passera 9 ans dans l’obsession de Ruskin et finira par s’éloigner, car il lui fallait désormais – pour exister lui-même – se détacher du vieux maître, de façon «à renoncer à ce qu’on aime pour le recréer». Du moins le chroniqueur anglais avait-il eu le mérite d’ouvrir les yeux du jeune Marcel sur l'art en général.

 

A lire l’étude de madame Muhlstein, il semble qu’il n’y ait eu que la littérature allemande, malgré Goethe, qui le laissera indifférent. L’anglo-saxonne et la russe l’enthousiasmèrent. Il plaçait Tolstoï, «un dieu serein», très haut dans le panthéon de ses artistes, au-dessus de Balzac pour la raison qu’il jugeait «Anna Karénine» non comme une œuvre d’observation mais de construction intellectuelle. A propos des Russes, Proust analyse également l’œuvre de Dostoïevski, véritable cours de littérature qu’il inflige à Albertine. Il remarquait que l’écrivain ne divulguait jamais, au début d’une intrigue, la véritable nature de ses personnages. Proust fera de même, ce qui prouve que les auteurs russes ont eu de l’influence sur la conception de La Recherche. Il arrive aussi qu’un auteur serve de lien entre deux personnages proustiens. Ce sera le cas de Swann, le dandy élégant, membre du Jockey-club, et le grand-père provincial qu’unit un même amour pour Saint-Simon alors que tout, dans leurs personnalités et leur style de vie, les sépare. Même chose pour Charlus et la grand-mère qui partagent un égal enthousiasme pour Madame de Sévigné. Cette complicité littéraire permet une sorte de langage secret entre des personnes totalement opposées. Par ailleurs, Saint-Simon sera utilisé pour caricaturer les bizarreries de Charlus.

 

Cependant, de tous les écrivains qui ont nourri Proust, aucun n’est plus présent dans son roman, ne serait-ce que pour la compréhension du personnage du Narrateur, que Racine et, ce, au-travers de trois de ses tragédies : Phèdre, Esther et Athalie. Phèdre est même le leitmotiv qui accompagne le Narrateur – souligne Anka Muhlstein. La pièce est liée à son premier amour pour Gilberte, puis au second pour Albertine. Le Narrateur découvre dans " La Prisonnière" et " La Fugitive " que les vers du dramaturge, lus, relus et récités si souvent, sont l’expression de lois auxquelles il a été assujetti toute sa vie. Il est en train de vivre Phèdre. Phèdre n’est-il pas le symbole de l’amour-maladie ? – précise Anka Muhlstein. Et elle poursuit : «Cet amour maladif, qui ne peut pas apporter le bonheur, est annoncé et illustré par les malheurs sentimentaux de Swann et de Saint-Loup qui démontrent que l’on n’aime jamais autant que lorsque la personne aimée se refuse».

 

Quant aux Goncourt, Proust posera sur leur œuvre un regard chargé d’ironie. Bien que non cités dans "La Recherche", ils sont à l’origine d’anecdotes qui servent à l’enrichissement du caractère de quelques-uns des personnages. Leur influence sera donc plus négative que positive, car Proust en use comme repoussoir pour prêter certains traits ou travers à Mr Legrandin ou Mme Aubernon. C’est d’eux aussi que vient le ton si souvent vulgaire de Madame Verdurin. Pour les Goncourt, l’impression générale supplantait l’impression personnelle qui mène à la littérature. Ce que Proust dénonçait haut et fort. Pour lui, la source de l’art résidait non dans l’apparence mais dans la profondeur. La réalité se devait d’être recréée par l’imaginaire et ne pouvait en aucune façon se rencontrer dans la simple description. Manifestement les Goncourt avaient une conception de la littérature aux antipodes de celle de Proust. La bibliothèque proustienne a tenu, à l’évidence, un rôle central dans sa vie. Elle en a occupé également un, tout aussi capital dans son œuvre. Ce n’est pas sans raison que l’un des personnages, Bergotte, est un écrivain fictif mais ô combien présent. Il est en quelque sorte le double de l’auteur, la créature devenant créateur. Ce n’est plus le Narrateur qui s’insinue dans la tête de Bergotte mais Proust lui-même. La mort de l’écrivain dans le roman sera à peu de chose près celle de Marcel. Mais il ne faut pas oublier que Proust est présent dans les personnages de tante Léonie, de Charlus et de Swann, bien que Bergotte ait sur eux un appréciable privilège : sa survie est assurée par ses livres. Comme elle l’est, le sera pour Marcel Proust.

 

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

 

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11 juin 2021 5 11 /06 /juin /2021 08:35

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1305012048_musee-jacquemart-andre-paris.jpg        Musée Jacquemart-André

 

 

On sait que Proust vécut à Paris plus des trois-quart de sa vie et que l’on peut l’y évoquer en maints endroits, ce que le Cercle littéraire proustien de Cabourg-Balbec s’emploie à faire chaque printemps avec le souci d’y replacer quelque temps fort ou quelque vision émouvante d’une existence qui fut toute entière consacrée à l’art et à la littérature. Cette année, les références portaient sur trois points précis : la société de la Belle Epoque, le prix Goncourt et les impressionnistes auxquels Proust se rattache pour la simple raison qu’il fût un écrivain impressionniste, usant des mots comme un Monet ou un Pissaro de la couleur. A 10 heurs, ce jeudi 28 avril, nous étions une quarantaine à nous retrouver au musée Jacquemart-André qui, comme le musée Nissim de Camando, a été conçu et réalisé pour être la demeure familiale de riches bourgeois épris de culture. De 1869 à 1875, Edouard André, héritier d’une immense fortune, faisait construire, dans ce Paris que le baron Haussmann s’était chargé de transformer, un hôtel particulier dont la façade, inspirée du Petit Trianon, est toujours encadrée par deux pavillons et s’ouvre sur le boulevard Haussmann, où Proust résida de 1906 à 1919 dans l’appartement que lui louait sa tante, veuve de Louis Weil. Marié en 1881 avec Nélie Jacquemart, une artiste-peintre, Edouard André décida, en accord avec son épouse, de transformer leur résidence en un véritable musée, constituant méthodiquement une collection consacrée à la Renaissance italienne et aux primitifs du XVe siècle. A la mort d’Edouard en 1894, Nélie parachèvera cette collection avant de léguer l’ensemble à l’Institut de France. Cet hôtel illustre idéalement ce que devait être les salons, que de tels lieux abritaient, et dans lesquels le jeune Proust rêvait tant d’être reçu, parce qu’il était assuré alors d’y côtoyer des interlocuteurs cultivés, d’y entendre les meilleurs musiciens et d’y admirer les plus belles œuvres d’art que seules ces personnes riches et averties étaient en mesure d’acquérir. Ce magnifique hôtel dans lequel Proust ne pénétrera jamais, aurait pu tout aussi bien être celui des princesses Mathilde et de Polignac, des comtesses Greffulhe et Potocka, où l’opportunité vous était donnée d’écouter des quatuors de Fauré et de César Franck ou des poèmes de Montesquiou et d’Anna de Noailles qui s’appelait encore Brancovan.

 

 

Dans les pièces sublimement meublées et tendues de soieries, on croisait Charles Haas, les Heredia, les Daudet, les Goncourt, Colette, Madeleine Lemaire, les Straus, toute personne que le jeune Proust, au teint pâle et aux yeux anxieux, enchantait ou irritait par sa très grande politesse et l’attention excessive qu’il vouait à chacune. Il faut imaginer ces soirées et leur faste, alors que la petite musique de Vinteuil égrenait ses notes mystérieuses, que les calèches, tilburys, landaus stationnaient devant les porches et que les femmes rivalisaient de grâce et d’élégance dans un décor où tout n’était qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté. D’autre part, il convient de replacer la capitale dans son environnement d’époque, quand les Jacquemart-André donnaient leurs somptueuses soirées et où le jeune Proust s’employait à mémoriser ces heures de l’avant Grande Guerre. Ce n’était pas une zone industrielle, avec ce que cela suppose d’agressif pour l’œil, qui entourait alors la ville, mais la campagne et ses paysages bucoliques tels que nous les admirons sur les toiles des peintres impressionnistes. Au bout des avenues ouvertes par le baron Haussmann, que voyait-on ? des visions pastorales, des champs saupoudrés de bleuets et de coquelicots, des haies buissonnières, des carrioles de laitiers et de maraîchers brinquebalant dans les sentes pour s’en aller livrer leurs produits frais ou encore chauds. Et qu’entendait-on, sinon le chant du coq, le pépiement des oiseaux, le bêlement des agneaux ! Oui imaginons cela, nous qui sommes désormais si loin de ces réalités séduisantes !                  

 

Nous quittons le musée, havre du bon goût et écrin précieux d’œuvres rares choisies par des mécènes éclairés, pour nous rendre chez Drouant, place Gaillon, le restaurant des jurés du Goncourt, après que le Café de Paris les ait réunis les onze premières années, prix dont Proust sera honoré le 10 décembre 1919 grâce à la reconnaissance de six hommes dont il a flatté l’estomac - écrira Noël Garnier dans «Le populaire». Quels sont ces six hommes qui, selon certains, furent si peu perspicaces pour attribuer cette récompense à un mondain décadent épris de duchesses : Léon Daudet, bien entendu, dont le lauréat était l’ami de longue date, après qu’il ait été le petit ami de Lucien pendant quelques mois, Rosny aîné rejoint bientôt par Rosny jeune, Henry Céard, Geoffroy et Elémir Bourges. La fatigue, qu’entraîneront les aléas d’une journée chargée en surprises et émotions, provoquera une crise d’asthme épouvantable à notre écrivain, dont le succès, à la suite de cette distinction, était encore loin d’être acquis. Les jeunes filles en fleurs, à l’évidence, s’adressaient à une élite et l’œuvre sera qualifiée d’infiniment embêtante par nombre de critiques, provoquant la réaction de Jacques Rivière, un converti de la première heure, dans la NRF en date du 1er janvier 1920, où ce dernier souligne vigoureusement la vision profondément originale du roman et le renouvellement de toutes les méthodes de l’analyse psychologique qu’inaugure une œuvre de cette portée. Proust, lui-même, considérait que son prix avait été passablement saboté par une presse plus sensible aux "Croix de bois" de Roland Dorgelès et aux souffrances des poilus, alors même que les canons venaient à peine de se taire, qu’aux intermittences du cœur des gens du Faubourg Saint-Germain. Si bien que le succès du Goncourt 1919 en souffrira et que la vente des Croix sera trois fois supérieure à celle des Jeunes Filles. C’est donc dans ce restaurant de renommée mondiale que nous déjeunerons fort gourmandement, tant les plats sont savoureux et les vins au diapason.

 

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                     chez Drouant

 

La dernière étape de notre périple parisien sur les traces de Marcel Proust sera le musée de l’Orangerie, l’un des temples de l’impressionnisme, mouvement pictural qui déclina la lumière selon divers octaves et dont la préoccupation principale était de s'opposer à la foi aveugle que l’on avait dans l’évidence des réalités concrètes, emboîtant le pas au philosophe Kierkegaard  qui déniait à l’impersonnel et à l’universel le pouvoir de représenter la vérité. Ce qui captivait les peintres de l’époque était les conditions de la vision et la façon dont les choses se transforment sous l’influence de l’énergie, principalement l’énergie de la lumière, modifiant continûment notre perception. On sait que Proust citait l’Olympia de Manet et Les falaises d’Etretat de Monet comme deux de ses huit toiles préférées. On sait également que Monet fut l’un des modèles d’Elstir, l’ami d’Albertine, "dont l’art était d’exprimer l’essence de l’impression qu’une chose produit, essence qui reste impénétrable pour nous tant que le génie ne nous l’a pas dévoilée" - écrira Marcel Proust. L’écrivain s’était rendu à l’exposition des Nymphéas organisée par Durand-Ruel en mai 1909, après qu'il a eu tout loisir d’admirer de nombreuses de ses toiles chez Madame Straus, le marquis de Réveillon, Charles Ephrussi et Edmond de Polignac qui possédait une toile de Monet que Proust appréciait tout spécialement : "Un champ de tulipes près de Haarlem".

 

Or, ces Nymphéas sont là devant nos yeux, images même de la beauté que Marcel, fin connaisseur, définissait subtilement : C’est une espèce de fondu, d’unité transparente où toutes les choses, perdant leur premier aspect des choses, sont venues se ranger les unes à côté des autres dans une espèce d’ordre, pénétrées de la même lumière, vues les unes dans les autres. Ainsi s’achevait une journée dédiée à l’Art dont on sait qu’il rapproche le cœur des hommes du cœur des choses, véritable parcours proustien où les étapes de sa vie terrestre restent comme en suspens, ainsi que le sont les étoiles à jamais disparues, mais dont l’éclat nous parvient encore.

 

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

 

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1305013579_orangerie_cezanne__wince_.jpg      Les nymphéas de Claude Monet

 

CAILLEBOTTE,- Paris

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26 mai 2021 3 26 /05 /mai /2021 08:53
Les chambres de Proust reconstituées : celle de la rue Hamelin par le musée Carnavalet et  celle d'Illiers-Combray.
Les chambres de Proust reconstituées : celle de la rue Hamelin par le musée Carnavalet et  celle d'Illiers-Combray.

Les chambres de Proust reconstituées : celle de la rue Hamelin par le musée Carnavalet et celle d'Illiers-Combray.

Il y a dans la vie de Marcel Proust, dans l’œuvre de l’écrivain, beaucoup de chambres. D’abord celle de l’enfant à Combray qui ouvre « Un amour de Swann ». C’est la chambre où se trouve la lanterne magique, celle de l’évasion dans le monde imaginaire. Il y a aussi, dans cette chambre romanesque, l’attente du baiser de maman qui en fait le lieu de cristallisation d’un amour exclusif. Cette chambre d’enfance porte déjà en germe l’œuvre de sa vie et il est vrai que les chambres de Proust ont tenu un grand rôle puisqu’il s’y passe ce auquel  on s’attend le moins : la claustration volontaire d’un créateur dévoré par sa création. Oui, l’enfermement de l’écrivain pendant plus de 8 années, soit de 1914 à 1922, d’où il ne sortait que pour quelques réceptions ou dîners, est pareil à celui de Noé dans son arche comme Marcel Proust l’explique lui-même : «  Quand j’étais enfant, le sort d’aucun personnage de l’Histoire Sainte ne me semblait aussi misérable que celui de Noé, à cause du déluge qui le tint enfermé dans l’arche pendant quarante jours. Plus tard, je fus souvent malade, et pendant de longs jours, je dus rester ainsi dans ‘l’arche’. Je compris alors que jamais Noé ne put si bien voir le monde que de l’arche, malgré qu’elle fût close et qu’il fît nuit sur la terre. »

Les Plaisirs et les Jours

 

 

En quelque sorte, Proust enclot la réalité pour lui redonner une vie transposée par l’imagination. Ses chambres du boulevard Haussmann et de la rue Hamelin, celles aussi du Grand-Hôtel de Cabourg où il passa une partie de l’été et le début de l'automne de 1908 à 1914 auront été ses lieux de création, ceux où, fermant les yeux aux réalités du monde, il les ouvrait sur les perspectives infinies de la création littéraire. Proust a fondé sur cette simple réflexion toute une part de sa philosophie. Celle-ci peut se résumer en quelques lignes mais elle donne à « La Recherche » une tonalité unique. Selon lui, le monde intérieur – qui peut être symbolisé par la chambre d’écriture et de claustration volontaire – est le seul qui existe vraiment pour la bonne raison qu’il confère aux êtres et aux choses leur réelle dimension. Oui, ce que nous observons au quotidien perd très vite de son intérêt et de son relief mais, que cet environnement vienne à nous manquer, la nostalgie nous envahit et nous commençons à fixer notre esprit sur les souvenirs qui se sont imprimés à notre insu et que notre mémoire involontaire, usant du procédé inverse, va nous restituer par la grâce d’une sensation. Les choses quittées prennent subitement une importance extraordinaire, puisqu’elles nous apprennent que le temps peut renaître à tout moment, mais hors du temps, ce que Proust nommera « un peu de temps à l’état pur ». Etrange et formidable paradoxe qui avise le lecteur qu’il n’y a, en définitive, pas d’autre permanence que celle du passé et du monde reconstitué par la mémoire. L’arche de Noé est devenue la cathédrale de Proust et, dès ce moment, le patriarche biblique et le romancier sont hors d’atteinte. Le premier a sauvé la création, le second le créé, tout en se sauvant eux-mêmes. La chambre est par conséquent l’arche dans laquelle Proust convoque les lieux et les paysages, les brassées d’aubépines et les pommiers en fleurs, les berges de la Vivonne et les clochers de Martainville, les illusions de l’amour et les intermittences du cœur, les jeunes filles et les courtisanes, les liftiers et les princesses, les artistes et les hobereaux, les vices et les vertus, les joies et les douleurs, pour cette traversée du temps qui voit se succéder un passé chargé d’avenir et un avenir embrumé de passé.

 

 

Si la vie est un négatif qu’il faut regarder à l’envers et à la lumière d’une lampe pour que ses contours se dessinent et que se révèle son sens, comme avec la lanterne magique, l’œuvre n’apparaît plus seulement comme la figure de ce que l’on a senti mais comme celle de ce que l’on a voulu, si bien que l’édification se fait et que le destin s’accomplit. Ainsi, par un acte de volonté intense, l’artiste meurt à la réalité des choses et devient un anachorète réfugié dans une chambre  tapissée de liège, arrière-monde ou arrière-pays qui n’est plus régi par les innombrables clichés de la vie affective, les ténèbres de la méconnaissance et des instincts, mais par la joie pure et sereine de l’art qui exorcise le cercle du temps. Selon Marcel Proust, la littérature est la seule vie digne d’être vécue, la seule en mesure de conserver ce qui fuit, d’atteindre à la vérité des êtres sous les mouvements changeants et le mensonge des apparences, et de faire remonter à la surface un équivalent spirituel. Cette construction littéraire, envisagée comme une mosaïque savante, frappe d’autant plus l’esprit que la diversité de ses dessins et la fraîcheur de ses coloris semblent contraindre le temps à faire le deuil de son pouvoir.*

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

 

*Extraits de « Proust ou le miroir des eaux »

 

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Et chambre reconstituée au Grand-Hôtel de Cabourg

Et chambre reconstituée au Grand-Hôtel de Cabourg

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11 mai 2021 2 11 /05 /mai /2021 07:55
Le chemin des aubépines

Je me souviens d'une journée de printemps où, me trouvant à Illiers-Combray, je marchais dans les chemins creux, qu'enfant, l'écrivain avait parcourus seul ou avec sa famille. Dans cet environnement miraculeusement épargné, où tout semble en place pour que le temps retrouvé vienne refermer la boucle parfaite du temps perdu, je découvrais intacts la mare de Montjouvain, les sources de la Vivonne, l'église de St Ayman, le Pré Catelan de l'oncle Amiot, la plaine bornée d'arbres, enceinte végétale qui propose aux moissons son ombre tutélaire. Sans oublier les fleurs qui abondent en cette saison : les lilas, les rhododendrons, les pivoines, les luxueux candélabres des marronniers, les pommiers et leurs boutons tendrement roses, les glycines qui s'épandent au-dessus des tonnelles et surtout les aubépines et leur parfum enivrant.

 

C'est un chemin semblable qui musarde au-dessus de chez moi à Trouville. Depuis le manoir des Finaly, où Proust séjourna à deux reprises, il borde le plateau en surplomb sur la mer. Le soir, il est agréable de l'emprunter quand la tiédeur vespérale exhale les parfums multiples et que les oiseaux, les merles, les grives musiciennes, les rouges-gorges célèbrent à leur façon la fin du jour. En évoquant l'écrivain qui, sans nul doute, s'y promena lorsqu'il  vint en 1891 et 1892 aux Frémonts chez son ami Jacques Baignières d'abord, chez les Finaly ensuite. Ce seront pour lui des moments inoubliables où, en leur compagnie, il se promenait dans la campagne ou bavardait sur les terrasses, tandis que la nuit posait sur le paysage sa beauté crépusculaire. Presque rien n'a changé depuis plus de cent ans, alors qu'à l'approche du soir les conversations deviennent plus sourdes, que les oiseaux de nuit émettent leurs cris monotones, que l'air se charge de l'odeur composite de la terre et des arbres. Aux longues traînées rouges qui marquent le ciel, on sait qu'il y a peu d'heures que le soleil s'est allongé sur cette imperceptible ligne d'horizon qui fonde les noces de la mer et du ciel. A gauche, le grand large, à droite, les champs quadrillés de pommiers. La Normandie a ce privilège que la campagne vient y vagabonder jusqu'à l'extrême bord des eaux. On se sent ainsi le familier d'un double paysage : les yeux perdus dans les lointains et proches, à la fois, de la commune ordonnance des choses. Proust m'accompagne depuis si longtemps que mon présent s'éclaire à son passé. Ses phrases rythment de leurs allégros et de leurs andantes les divers temps de ma vie. L'écrivain avait de l'éternité la vision la plus juste : celle que seul le superflu disparaît. De l'essentiel, il s'était fait le chantre. Il avait lancé si loin ses filets que, ce qu'il en avait retiré, était les vestiges de mondes enfouis, les débris de galaxies inconnues, les éclats de mémoires fossiles.

 

Personne n'a mieux évoqué cette nature printanière que le petit Marcel dans les pages consacrées à son enfance à Illiers et à ses séjours trouvillais, tandis que Jacques-Emile Blanche réalisait de lui un portrait au crayon qui sera suivi, l'année suivante, d'un portrait à l'huile dont le jeune homme était fier, car il y figurait dans la fraîcheur de ses vingt ans. Aussi  ne puis-je renoncer au plaisir de vous proposer une flânerie dans les sentiers bordés d'aubépiniers, comme un instant de beauté: 

 
" ... Il me fallut rejoindre en courant mon père et mon grand-père qui m'appelaient, étonnés que je ne les eusse pas suivis dans le petit chemin qui monte vers les champs et où il s'étaient engagés. Je le trouvai tout bourdonnant de l'odeur des aubépines. La haie formait comme une suite de chapelles qui disparaissaient sous la jonchée de leurs fleurs amoncelées en reposoir ; au-dessous d'elles, le soleil posait à terre un quadrillage de clarté, comme s'il venait de traverser une verrière ; leur parfum s'étendait aussi onctueux, aussi délimité en sa forme que si j'eusse été devant l'autel de la Vierge, et les fleurs, aussi parées, tenaient chacune d'un air distrait son étincelant bouquet d'étamines, fines et rayonnantes nervures de style flamboyant comme celles qui à l'église ajouraient la rampe du jubé ou les meneaux du vitrail et qui s'épanouissaient en blanche chair de fleur de fraisier. Combien naïves et paysannes en comparaison sembleraient les églantines qui, dans quelques semaines, monteraient elles aussi en plein soleil le même chemin rustique, en la soie unie de leur corsage rougissant qu'un souffle défait !

 

... Je poursuivais jusque sur le talus qui, derrière la haie, montait en pente raide vers les champs, quelque coquelicot perdu, quelques bluets restés paresseusement en arrière, qui le décoraient çà et là de leurs fleurs comme la bordure d'une tapisserie où apparaît clairsemé le motif agreste qui triomphera sur le panneau ; rares encore, espacés comme les maisons isolées qui annoncent déjà l'approche d'un village, ils m'annonçaient l'immense étendue où déferlent les blés, où moutonnent les nuages, et la vue d'un seul coquelicot hissant au bout de son cordage et faisant cingler au vent sa flamme rouge...

 

...Au haut des branches, comme autant de ces petits rosiers aux pots cachés dans des papiers en dentelle dont aux grandes fêtes on faisait rayonner sur l'autel les minces fusées, pullulaient mille petits boutons d'une teinte plus pâle qui, en s'entrouvant, laissaient voir, comme au fond d'une coupe de marbre rose, de rouges sanguines, et trahissaient, plus encore que les fleurs, l'essence particulière, irrésistible, de l'épine, qui, partout où elle bourgeonnait, où elle allait fleurir, ne le pouvait qu'en rose. Intercalé dans la haie, mais aussi différent d'elle qu'une jeune fille en robe de fête au milieu de personnes en négligé qui resteront à la maison, tout prêt pour le mois de Marie, dont il semblait faire partie déjà, tel brillait en souriant dans sa fraîche toilette rose l'arbuste catholique et délicieux."

 

                                 Du côté de chez Swann ( Combray )

 

Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
 

 

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La vue depuis le chemin des Frémonts à Trouville-sue-Mer

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LES MOTS, nous les aimons pour eux-mêmes, leur sonorité, leur beauté, leur velouté, leur fraîcheur, leur hardiesse, leur insolence, leur curiosité, leur dureté, leur volupté, leur rigueur.
Différemment des notes et des couleurs qui touchent d'abord notre sensibilité, ils ont vocation à transmettre, informer, émouvoir, expliquer, séduire, irriter, formuler les idées, forger les concepts, instaurer le dialogue.
Ainsi nous conduisent-ils vers l'autre, l'absent, l'étranger, l'inconnu, l'exilé.

Parce qu'ils disent qui il est, comment est le monde, pourquoi est la vie, qu'ils gomment les distances, comblent les vides, dévoilent les énigmes, suggèrent le mystère, ils sont nos courroies de transmission, nos outils journaliers.

 

La vie doit être vécue en regardant vers l'avenir, mais elle ne peut être comprise qu'en se tournant vers le passé.

 Soëren Kierkegaard

 

Je réponds ordinairement à ceux qui me demandent raison de mes voyages : que je sais bien ce que je fuis, et non pas ce que je cherche.

   Montaigne

 

Veux-tu vivre heureux ? Voyage avec deux sacs, l'un pour donner, l'autre pours recevoir.
   Goethe

 

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