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12 juillet 2023 3 12 /07 /juillet /2023 09:04
Marcel Proust et la Méditerranée de Dane McDowell

Gageure qu’un tel sujet puisque Marcel Proust ne s’est jamais aventuré au bord de la Méditerranée ! Dès le dix-huitième siècle, l’éducation de tout gentilhomme de l’Europe du Nord – et Proust ne peut l‘ignorer ! - s’achève par le Grand Tour. Ce périple obligé l’emmène en Italie, en Toscane et en Vénétie, puis l’entraîne jusqu’à Naples et Pompéi, où il découvre les beautés de la Rome antique. Ces paysages sublimes, Proust les connaît à travers la peinture, la lecture et des études fondées sur les humanités grecques et latines. Ce voyage qui s’étire sur plusieurs mois ou parfois plusieurs années en compagnie d’un tuteur se termine généralement sur la Riviera italienne et française dont le climat est recommandé pour les phtisiques. Il arrive aussi que des poètes et des écrivains, à l’instar de Lord Byron, Shelley, Nietzsche, Katherine Mansfield, D. H. Lawrence, élisent domicile en chemin, dans un village perché, un port de la Ligurie ou de la France méridionale. 

 

Lancé en 1864 par la PLM après le rattachement du comté de Nice à la France, le train transforme le paysage et la vie de toute la côte. Certes les Anglais et les Russes ont déjà colonisé ce coin de paradis mais, grâce au chemin de fer, les Européens fortunés leur emboîtent le pas et affluent vers le sud pour profiter de la douceur hivernale. Dès lors, l’aristocratie côtoie les grands noms de la finance internationale. Le train arrive en gare de Monaco en 1868.  Le casino de Monte Carlo, érigé par Charles Garnier, attire une foule cosmopolite où les Grands Ducs parient leurs derniers roubles tandis que les millionnaires américains font sauter la banque. Le long de la Riviera, palaces et somptueuses villas poussent comme des champignons. Rivalisant avec son voisin, le roi Léopold II de Belgique, qui s’approprie presque toute la presqu’île du Cap Ferrat, Béatrice Ephrussi de Rothschild y fait bâtir un palais vénitien tandis qu’au bord de la baie de Villefranche, son cousin par alliance l’helléniste Théodore Reinach, concrétise sa passion pour la Grèce antique avec la reconstitution d’une villa de l’époque de Périclès. Les impératrices Eugénie et Élisabeth d’Autriche choisissent un décor plus classique au Cap Martin pour mieux s’abandonner à la mélancolie alors que la reine Victoria reprend goût à la vie à Nice. L’agrandissement du port de Cannes contribue au développement de la mode des régates. Le duc de Vallombrosa, le duc de Brabant, Léopold II, bien sûr le prince de Galles, le futur Édouard VII, et l’excentrique patron de presse américain, James Gordon Bennett, multiplient les compétitions à bord de leur yacht.

 

 Bien avant 1900, la Riviera italienne et française a gagné ses lettres de noblesse. C’est là que la bonne société se doit de passer l’hiver. Comment imaginer que Marcel Proust, durant sa période mondaine, n’ait pas été tenté par la fréquentation de ces cercles privilégiés, des palaces et des rivages enchantés ? Et pourquoi n’a-t-il pas pris le train jusqu’à Cannes, Nice ou Monaco, lui qui considérait ce moyen de transport comme un espace amovible propice à la rêverie et à la galanterie ? A-t-il jamais eu envie de comparer le vert de la Manche, les « sommets neigeux de ses vagues en pierre d’émeraude », qu’il décrit dans À l’Ombre des jeunes filles en fleurs, à la gamme infinie de bleus qu’offre la Méditerranée ? Comment expliquer ce délaissement par cet amoureux de la couleur bleue, symbole d’amour courtois, de noblesse d’âme et de spiritualité ? Bleus le manteau de la Vierge et les vitraux de l’église de Combray, bleues, la robe de mousseline de la mère du Narrateur, la robe de Fortuny offerte à Albertine et les fresques de Giotto qu’il découvre à Padoue lors de son voyage en 1900. Bleus aussi les yeux d’Oriane de Guermantes et de son sémillant neveu, Robert de Saint-Loup. Bleu, l’herbier sentimental de sa jeunesse où fleurissent myosotis, bleuets, pervenches, campanules, cinéraires et iris. Le Bleu Méditerranée, ce bleu cobalt, profond, intense, ce bleu qui a ébloui Matisse et hanté Yves Klein, n’aurait-il pas émerveillé Marcel Proust ? Pourquoi donc l’auteur de La Recherche a-t-il boudé la Grande Bleue ? Certes, l’hiver était la saison obligée pour descendre sur la Riviera alors que l’été était réservé aux stations balnéaires de la Normandie, Deauville, Trouville et Dieppe. Mais, comme dirait Sarah Bernhardt qu’il admirait tant, « Quand même » !

 

Curieusement, Proust refuse de prestigieuses invitations, celle de Madame Anatole Catusse, l’amie de sa mère, qui propose de lui louer sa villa de Nice puis, la même année, en 1919 lorsqu’il obtient le prix Goncourt, celle du comte Pierre de Polignac, époux de Charlotte Grimaldi, petite fille du prince Albert de Monaco. À plusieurs reprises, il envisage de faire une croisière sur le Nil et de se rendre en Algérie mais la maladie et l’habitude ont raison de ses projets. Certains « Proustologues » arguent que Proust s’est aventuré dans le monde méditerranéen en allant à Venise. Cette ville portuaire, une cité-état située entre la Méditerranée orientale et occidentale sur les rives du golfe de l’Adriatique fait partie du monde méditerranéen. Mais Proust la considère-t-elle ainsi ? Il y est allé deux fois en 1900, d’abord en avril, en compagnie de sa mère, pour retrouver Reynaldo Hahn, compositeur, amant puis ami de cœur, et la cousine anglaise de celui-ci, Marie Nordlinger, puis seul en octobre. Peut-être parce qu’il s’y rend par le train qui traverse la plaine lombarde et évite la côte, la Sérénissime n’a rien, pour Proust, d’une ville de la Méditerranée. Son premier séjour est consacré à découvrir les sites décrits par John Ruskin dans son ouvrage Les Pierres de Venise. Parfaite linguiste, Madame Proust traduit ce magnifique traité d’esthétique à son fils. Grâce à elle, il signe la traduction de la Bible d’Amiens et de Sésame et les Lys. La journée, tous deux répertorient églises et musées et se partagent leurs impressions. Mais le soir, Marcel échappe à la tutelle maternelle et erre dans les ruelles, en quête d’aventures. Avec ses façades de marbre rosies par le soleil couchant ou noyées dans la brume nocturne, la Venise de Proust est une cité fantôme qui se mire dans les eaux troubles de la lagune. C’est une rêverie orientale. 

« Ma gondole suivait les petits canaux ; comme la main mystérieuse d’un génie qui m’aurait conduit dans les détours de cette ville d’Orient, il semblait au fur et à mesure que j’avançais, me pratiquer un chemin creusé en plein cœur d’un quartier qu’ils divisaient en écartant à peine, d’un mince sillon arbitrairement tracé les hautes maisons aux fenêtres mauresques ». 1*  

 

Cette première visite est marquée par la mésentente et le deuil, Madame Proust a perdu sa mère et tente en vain de cacher son chagrin pour ne point gâcher le plaisir de son fils. Après une dispute, elle décide de partir mais Marcel, qui avait décidé de rester, la rejoint, honteux et repentant, sur le quai de la gare. Le deuxième séjour reste plus secret. Il faudra attendre quinze ans lors qu’il rédige Albertine disparue et La Fugitive pour qu’il évoque son expérience vénitienne. Le récit prend un ton ambigu et parfois morbide car, au souvenir de la mort de sa grand-mère, le Narrateur ajoute la fuite, puis la mort d’Albertine. Ce qui correspond aux deux décès survenus dans la vie de Proust : celui de sa mère en 1905 puis celui d’Alfred Agostinelli en 1914. Proust qui a lu et aimé Loti et les « Mille et une Nuits » est séduit par l’orientalisme de Venise.  Toutefois, lorsqu’il repense à son séjour, le Narrateur est partagé entre la jalousie et la souffrance. La Sérénissime reflète alors le décor de son drame intérieur : dans un cadre mouvant d’une beauté fantomatique, l’espoir déçu succède à l’échec des rencontres et au rêve de liberté contrarié. Venise n’est pas une ville réelle, c’est un lieu de mémoire qui, par intermittence, lui rappelle combien Combray lui manque sans lui avoir permis de s’affranchir du joug maternel, tant il a peur de ne plus être aimé. 2**   

 

Dans le salon des Proust, dont la laideur surprend Oscar Wilde, règne une solide moralité bourgeoise. Pragmatique, le docteur Adrien Proust estime que la villégiature, surtout en hiver, est un plaisir par trop aristocratique. Il recommande les cures thermales, particulièrement à Évian, qui sont bénéfiques à toute la famille et surtout à son fils asthmatique. Son épouse Jeanne ne peut qu’agréer. Elle se méfie certainement de la Côte d’Azur, lieu de rendez-vous des princes déchus, des invertis, des opiomanes, des escrocs, des joueurs et des courtisanes. À ce milieu interlope et toxique, elle préfère l’atmosphère saine, rustique et prévisible de la Normandie. Les préjugés familiaux et certains événements, des déceptions et des chagrins amoureux, donnent peut-être l’explication de l’aversion de Proust pour le Sud de la France et la Méditerranée. En 1895, grâce à Reynaldo Hahn, qui est reçu tous les jeudis chez les Daudet, il fait connaissance de Lucien, le fils du célèbre écrivain. Ce jeune homme d’une beauté nerveuse et délicate écrit et peint avec talent. Jules Renard le décrit dans son Journal, le 2 mars 1895 : « Un beau garçon, frisé, lingé, pommadé, peint et poudré, qui parle avec une toute petite voix de poche de gilet. » Touché par sa sensibilité et sa conversation brillante, Proust voit en lui un disciple potentiel. Ils partagent le même goût pour les plaisanteries, les «louchonneries». Proust est accueilli chaleureusement par toute la famille qui se passionne pour les Belles Lettres. Ce qui n’est pas pour déplaire à Marcel Proust, qui ferme les yeux sur leur antisémitisme notoire. En 1896, il n’a publié qu’un ouvrage à compte d’auteur  "Les Plaisirs et les jours" et brûle d’impatience de se faire un nom dans la littérature.

 

Il entame alors une liaison avec Lucien, de sept ans son cadet, et s’éloigne de Reynaldo, tout en conservant un droit de regard sur leur relation. Or, les rumeurs de l’idylle entre Lucien et Marcel parviennent aux oreilles de Jean Lorrain, célèbre critique littéraire, romancier, dramaturge, qui s’en fait l’écho dans sa chronique très lue et fort redoutée du Journal. Lorrain est l’une des figures les plus hautes en couleurs du Paris de cette époque. Outrageusement maquillé, éthéromane, il affiche son homosexualité et son goût pour la décadence tout en étant l’ami et confident de nombreuses célébrités. Proust provoque Lorrain en duel et la rencontre a lieu au bois de Meudon, le 5 février 1897, un échange courtois de tirs sans égratignure à vingt-cinq pas de distance, et le comble de l’hypocrisie puisque les intervenants, tous deux invertis, se battent au nom d’une morale qu’ils défient. Après cet incident tragi-comique, qui intensifie les commérages, Jean Lorrain s’installe à Nice et poursuit son œuvre de romancier. Son roman le plus célèbre, Monsieur de Phocas, est publié en 1901. Même si les deux écrivains se partagent de nombreux amis, dont Edmond de Polignac, Marcel Proust continue à détester son ancien adversaire et associe Nice à l’homosexualité triomphante et la dépravation de Lorrain. 

 

Rien d’étonnant à ce que Proust fasse naître Odette de Crécy à Nice. Alors qu’elle est adolescente, sa mère la vend à un Anglais. Perdant son innocence mais non son sens pratique, couronnée Miss Sacripant, elle monte à Paris pour y monnayer ses charmes. De la «dame en rose» qui rend visite à l’oncle Adolphe, elle convole en justes noces avec un vieillard infirme le comte de Crécy, prend goût à la liberté, séduit Swann mais part en croisière sur le Nil avec le comte de Forcheville qu’elle épouse avant de devenir la maîtresse du Duc de Guermantes.

 

Proust n’est pas au terme de ses malheurs avec Lucien Daudet. Leur liaison, qui a duré dix-huit mois prend fin peu après le duel, mais ils continuent à se fréquenter de loin et à correspondre. Les lettres de Marcel témoignent de l’affection et de la tendresse un peu trop protectrice qu’il porte à son jeune ami, même si, lui écrit-il, il n’apparait pas sous la forme d’un personnage de La Recherche : « Vous êtes absent de ce livre. Vous faites trop partie de mon cœur pour que je puisse jamais vous peindre objectivement. Vous ne serez jamais un personnage, vous êtes la meilleure partie de l’auteur mais quand je pense que bien des années de ma vie ont été passées « du côté de chez Lucien », de la rue de Bellechasse, les mots de « Temps perdu » prennent pour moi des sons bien différents, bien tristes, bien beaux aussi. » 3 ***

Quand en 1913 parait "Du côté de chez Swann", Lucien est le premier à publier une critique fort élogieuse dans Le Figaro et c’est grâce à Léon, le frère aîné de Lucien, connu pour son antisémitisme virulent, que Proust obtient le Prix Goncourt, six ans plus tard. Entre temps, Lucien s’est épris d’un écrivain, de onze ans son cadet, un feu follet aux multiples talents, Jean Cocteau. Proust l’a rencontré vers 1908 et lui a fait une cour pressante. Après une phase de séduction initiale, Cocteau s’est dérobé, peut-être parce que Lucien l’a mis en garde : « Marcel est génial, mais c’est un insecte atroce ». 4****Dépité et jaloux de l’idylle entre les deux jeunes gens, Proust va se montrer redoutable.

 

Né à Paris en 1889, Cocteau est issu de la grande bourgeoisie. Couvé par sa mère, tout comme Proust, il est plus hardi que celui-ci et se sauve à quinze ans de chez lui pour rejoindre le port de Marseille – du moins s’en vante-t-il - où il s’acoquine avec des marins. Rentré au bercail, il publie ses premiers poèmes et devient la coqueluche du Tout-Paris. Grâce aux Daudet, il découvre les Ballets Russes, la célèbre compagnie dirigée par Serge Diaghilev, et propose sa collaboration. En 1912, il crée un ballet en un acte, "Le Dieu Bleu", que Reynaldo Hahn met en musique. Autant de couleuvres à avaler pour Proust qui reste dans l’ombre. Il est très affecté quand il apprend que Lucien et Jean ont fait une escapade sur la Côte d’Azur en 1911, puis un voyage en Afrique du Nord en 1912. Sans doute est-il touché par la campagne que mène Cocteau en faveur de son livre, quand parait le premier tome de "La Recherche" en 1913. Mais il n’en ressent pas moins de l’animosité qu’il va traduire en transposant Cocteau dans le personnage d’Octave. Celui-ci est un fils de famille prétentieux et détestable qui, par son entregent, devient un auteur dramatique reconnu. Toutefois, Proust continue à recevoir Cocteau et lui lit des passages de son œuvre mais ne supporte ni l’idée d’un rival, ni l’influence d’un autre écrivain sur Lucien, ni le succès de scandale que Cocteau obtient en 1917 avec le ballet Parade. Inutile de préciser que la relation entre Cocteau et Proust est houleuse ; c’est une « inimitié particulière » selon le mot de Claude Arnaud, attisée par les ragots, les mensonges et ce « monstre aux yeux verts », la jalousie. 

 

N’ignorant pas que Cocteau se déclare méditerranéen dans l’âme, Proust se sent trahi par cette Méditerranée trop exotique, trop séduisante, trop érotique. C’est la nouvelle Sodome, un espace de transgression, de luxure et de perfidie. Par la lecture de Gide qui se rend en Afrique du Nord à maintes reprises entre 1899 et 1906, il sait que cette terre du sud, adulée par les peintres, de Delacroix, Renoir, à Matisse, offre des débordements de sensualité. Cette quête de plaisirs interdits ne peut qu’inquiéter et effrayer Proust qui préfère se réfugier sur les plages de Trouville et de Cabourg avant de s’enfermer bientôt à Paris dans une solitude misanthropique. Pourtant, en 1907, pour satisfaire sa curiosité esthétique et parfaire "Impressions de route en automobile", les articles qu’il écrit pour Le Figaro, Proust loue les services d’un chauffeur Alfred Agostinelli. C’est un monégasque de dix-huit ans aux yeux noirs et aux belles joues qui apprécie les extravagances de son patron et fait du zèle pour les satisfaire, connaissant sa munificence. Attendri par le visage imberbe du jeune homme, Proust est émerveillé par sa dextérité à manier le volant et les changements de vitesse. À bord d’un taxi Unic, ils parcourent la campagne normande, s’arrêtent pour admirer le paysage ou le porche d’une église que le chauffeur éclaire avec ses phares quand le soir tombe. Le charme de cet ingénieux « mécanicien » opère et, quatre ans plus tard, en 1913, quand celui-ci sollicite de nouveau un emploi, Proust l’engage comme secrétaire, acceptant d’accueillir également Anna, sa compagne. Dans un premier temps, Agostinelli, vénal et menteur, se soumet à la tyrannie amoureuse de Proust puis se rebelle. Il quitte l’appartement du Boulevard Haussmann, ce huis-clos où il se sent prisonnier, puis il revient. Pendant quelques semaines, il cède aux demandes de son patron, plus jaloux que jamais, et se plie à ses longs interrogatoires. De nouveau, la jalousie de Proust se déchaîne.  « Presque toujours, rappelle Nicolas Grimaldi, la jalousie est comme l’ombre de l’amour. Elle le double, elle l’accompagne, elle le suit ». 5 ***** Passionné d’aviation, Agostinelli se livre au chantage et obtient de son maître la promesse de lui acheter un avion avec, en prime, des cours de pilotage. Mais ulcéré par son manque de liberté, il repart. Proust mène en vain des enquêtes intensives pour le retrouver. Trop tard, il apprend le décès tragique de son secrétaire. Agostinelli s’était inscrit à l’école des frères Garbera à Antibes sous le nom de Marcel Swann, et malgré les conseils de son moniteur, il s’est envolé en solo au-dessus des eaux bleues de la Méditerranée le 30 mai 1914. À la suite d’une erreur de manœuvre, l’avion s’est abîmé en mer et Alfred s’est noyé. Son corps est retrouvé peu après au large de Cagnes-sur-mer. Le chagrin de Marcel Proust est immense. Il confie à Reynaldo Hahn qui est resté son confident : « Ce n’est pas assez dire que je l’aimais, je l’adorais ». Il est incapable de travailler et de corriger les épreuves que son éditeur Bernard Grasset lui envoie. C’est à Lucien Daudet qu’il confie son désespoir : « Moi, qui avais si bien supporté d’être malade, qui ne me trouvais nullement à plaindre, j’ai su ce que c’était, chaque fois que je montais en taxi, d’espérer de tout mon cœur que l’autobus qui venait allait m’écraser. » 

 

À partir de cette tragédie, Marcel Proust associe la Méditerranée à la source de ses malheurs. C’est une mer cruelle, vengeresse et assassine, qui lui a pris l’être qu’il aimait. Après des mois de désespoir, il s’enferme dans sa chambre et, grâce au dévouement de sa gouvernante Céleste Albaret, se remet au travail. Il transpose sa relation avec Alfred en créant le personnage d’Albertine Simonet. Avec une étrange lucidité, il retranscrit la liaison douloureuse et malsaine que le Narrateur entretient avec une jeune femme volage, bisexuelle et inconstante, qu’il tient prisonnière afin de contrôler son emploi du temps. Tout en la couvrant de cadeaux, il ne lui fait aucune confiance et c’est uniquement lorsqu’elle est endormie à ses côtés qu’il peut apprécier sa présence et savourer l’emprise qu’il a sur elle. Sa passion qui n’est autre que de la jalousie exacerbée, une psychopathologie de l’imaginaire, redouble quand Albertine prend la fuite et meurt à la suite d’une chute de cheval. Sa mort réveille la frustration et les angoisses qu’il avait ressenties, enfant, lorsque sa mère semblait le négliger. Lorsque Proust connaît enfin la gloire, après 1913, son obsession pour l’aristocratie du Faubourg Saint-Germain s’est estompée. D’ailleurs les portes, qui lui étaient fermées, s’ouvrent enfin pour lui. Désormais, il a de nombreux amis qu’il reçoit chez lui, sous l’œil sévère de Céleste. Il sort de moins en moins mais, en 1915, fait la connaissance d’un fringant diplomate, Paul Morand, et n’hésite pas à frapper à sa porte en pleine nuit. Cet homme à femmes cultivé, amateur de vitesse, brillant causeur, le fascine. Il le juge d’ailleurs fort bien : « C’est un « homme doux comme un enfant de chœur, raffiné comme un Stendhal et un Mosca et en même temps âpre et implacable comme un Rastignac qui serait terroriste ». Pour se rapprocher des êtres dont il est tombé amoureux, il reprend la technique triangulaire dont il s’est servi auparavant : il fait une cour assidue et respectueuse à leur fiancée qu’il couvre de fleurs et d’attentions pour mieux s’introduire dans l’intimité du couple. Dans le cas de Morand, il s’agit de la fameuse princesse Hélène Soutzo, une riche divorcée roumaine. En l’absence de son amant, la princesse s’ennuie dans la suite qu’elle occupe au Ritz mais Proust y multiplie les dîners pour attirer sa bienveillance et s’incruster. Il en profite aussi pour soudoyer le maître d’hôtel, Olivier Dabescat, et faire son miel avec les détails qu’il obtient sur les comportements des habitués.

 

Paul Morand est un sportif et un excellent nageur qui, dès sa prime jeunesse, adore la Méditerranée. Depuis Villefranche-sur-mer, il pilote son canot à moteur, baptisé "La Chouette", vers tous les ports de la côte. Dans La Recherche, Proust reporte sur le personnage d’Albertine l’importance de la pratique des sports de plage. Fasciné par la grâce et la vitalité des corps athlétiques, le Narrateur est déconcerté par leur dynamisme puisqu’il ne partage pas cette nouvelle mode culturelle et redoute son pouvoir d’émancipation. Morand, l’auteur de "Méditerranée, mer des surprises" et de "Bains de mer" concilie élégance aristocratique, modernité, indifférence et mondanité, une conjonction des contraires qui ne peut que plaire à Proust.  Pourtant, celui-ci ne partage pas la vénération que Morand affiche tout au long de sa vie pour la Méditerranée, « une mer de paix et d’union, une eau-mère chargée de sel qui est un symbole non de stérilité mais de durée, un bain miraculeux d’où nous sortons guéris, lavés de nos ulcères moraux après chaque immersion. » 6******

 

Proust choisit d’ignorer Jean Cocteau qui avait pourtant défendu la publication de Du côté de chez Swann et il préface le premier ouvrage de Morand "Tendres Stocks", un recueil de nouvelles publié en 1921. Quand Morand, grand voyageur, s’éloigne de Paris trop longtemps, il se plaint à la princesse Soutzo :« Comment va Morand ? Je n’ai aucune nouvelle de lui et aimerais en avoir par lui ou par vous, car je l’aime de plus en plus ». Puis : “J’aime mon mal, j’en veux mourir.” Et encore : « Je pense à lui sans cesse et je voudrais bien savoir ce qu’il devient ». Ces incessantes récriminations importunent Hélène qui quitte Paris sans avertir Proust. En 1919, Proust quitte le Boulevard Haussmann pour la rue Hamelin où, à part de brèves sorties, il va vivre comme un reclus. Il poursuit la retranscription de son expérience intérieure, juxtaposant le pur et l’impur, le sublime et le burlesque, le sacré et le profane, le souvenir et la réminiscence involontaire, dissolvant temps et espace à partir de fragments, de détails et de rencontres, accumulant les contradictions et les intermittences du cœur et de l’esprit. En travaillant avec acharnement et abnégation, en sacrifiant sa santé, il veut prouver que l’art transcende la vie et s’inscrit dans l’éternité. Certes, il se sait condamné mais il lui faut terminer son œuvre. Quand les forces commencent à l’abandonner, il fait part à Céleste de ses dernières volontés. Il souhaite que son ami l’abbé Mugnier, l’aumônier des gens du monde, vienne réciter une prière et bénir sa tombe. D’autre part, il demande qu’une fois mort, on lui place entre les mains le chapelet que Lucie Faure, sa camarade d’enfance, avait rapporté de Jérusalem. Une requête qui n’est pas sans évoquer la médaille que, dans La Recherche, Odette de Crécy porte toujours sur elle. Ce bijou miraculeux provient de Notre-Dame-de-Laghet, un sanctuaire et centre de pèlerinage entre Nice et Monaco. Simple superstition ? Conversion ? Bien avant de connaître l’abbé Mugnier, Proust a toujours été un fervent défenseur de l’église catholique. Il a signé des ouvrages sur les cathédrales et s’est opposé par deux fois à la séparation des églises et de l’État. L’abbé, qui est parvenu à convertir Huysmans, lui a sans doute rappelé les origines méditerranéennes du christianisme. C’est peut-être aussi l’enthousiasme de Paul Morand, qui l’a persuadé de changer d’avis en lui parlant des petits ports de pêche et des champs d’oliviers, des temples grecs, des mosquées bleues qui voisinent avec des églises byzantines. Il est probable qu’à l’heure de sa mort Proust perçoive la Méditerranée sous un autre angle et reconnaisse son rôle fondateur dans l’histoire de la civilisation occidentale. Ce qui importe, c’est que, désormais, il va penser au monde méditerranéen sans amertume et sans ressentiment. Il promet à Céleste Albaret d’aller enfin sur la Côte d’Azur. C’est du moins les paroles qu’elle rapporte dans son beau recueil de souvenirs. « Vous verrez, chère Céleste…Quand j’aurai écrit le mot « fin », nous partirons pour le Midi. Nous irons nous reposer, oui, nous prendrons des vacances. Nous en avons besoin tous les deux. » 7 *******

Après avoir été une zone de turbulences et de vice, une source d’abandon, de trahison et de mort, la mer et les rivages de la Méditerranée sont devenus une terre promise, une terre sainte, un paradis perdu et, qui sait, bientôt retrouvé.

 

Dane McDowell    (Mai 2023)

 

Notes explicatives :

 

1* Marcel Proust. Albertine disparue, Gallimard, 2003, chapitre III, p. 207.  
 

 

2** Armelle Barguillet Hauteloire. Proust et le miroir des eaux. Éditions de Paris, 2006.  Chapitre : Les Eaux crépusculaires.
 

 

 3***Marcel Proust. Mon cher petit. Lettres à Lucien Daudet. NRF, 1991, p. 144.

 

4**** Claude Arnaud. Proust contre Cocteau. Grasse. 2013, p. 58.

 

5*****Nicolas Grimaldi. Essai sur la jalousie, PUF. 2010, p. 8. 

 

6*******Paul Morand, Méditerranée, mer des surprises. Editions du Rocher, 1990, p 31. 

 

7****** Céleste Albaret. Monsieur Proust, Robert Laffont. 1973, p. 392.

 

 

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commentaires

L
Passionnant article qui articule parfaitement la creativite tellement feconde de cet auteur sur l'observation psychologique et morale.
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A
Je partage absolument votre admiration pour ce texte de mon amie proustienne qui demeure aux Etats-Unis mais a toujours produit des articles et ouvrages de grande qualité.
S
Merci pour cet article qui me passionne d’autant plus que je suis née à Nice où j’ai longtemps vécu et où, habitant depuis mon mariage en région parisienne, j’allais pourtant très régulièrement, plusieurs fois par an, du vivant de ma mère . Je descends en pays niçois désormais beaucoup moins souvent maintenant en raison de contraintes familiales et parce que j’ai dû , hélas , vendre ma maison familiale de l’arrière pays . Mais je dois dire que le Nice d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec le Nice de mon enfance et de ma jeunesse . Collines environnantes mitées par trop de nouvelles habitations qui poussent comme des champignons , beaucoup trop de touristes en toutes saisons , luxe tapageur , de mauvais goût souvent , quartiers où règne une violence endémique . Même la vieille ville a vendu son âme à des commerçants qui ne connaissent rien du savoir-faire des anciens niçois qui fabriquaient leur nougat noir dans les rues , embaumant le quartier de sa puissante odeur où se mêlaient plus subtile , s’échappant des boulangeries, l’odeur des gros macarons fourrés de pâte d’amandes et décorés de pignons de pin , des tartes encore toutes chaudes à la niçoise et des pissaladières qu’on ne sait plus faire correctement aujourd’hui . Toute une symphonie d’odeurs alléchantes , étouffées à certains coins de rue par l’odeur enivrante de la socca qui n’a plus grand goût aujourd’hui . Heureusement il y a des vestiges très bien conservés de l’ancien temps dans le cœur de cette ville : le magnifique palais baroque Lascaris, quelques demeures où vécurent des célébrités, des maisons à l’architecture intéressante et aux couleurs chaudes, son superbe marché aux fleurs et surtout , surtout , la mer, la mer inchangée, éternelle, toute proche, qu’on aperçoit par certaines échappées . Alors oui ,rien que pour elle, je continuerai à descendre à Nice aussi longtemps que je le pourrai .
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G
Merci de nous avoir fait profiter de cet article, très intéressant
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J
Very interesting !
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