Les goûters préparés par Renée étaient des festins que j'appréciais d'autant plus aux lendemains de la guerre
Lorsque l’on atteint un certain âge, l’évocation des souvenirs s’accompagne presque toujours d’un sentiment étrange auquel on ne s’habitue pas, tant il est vrai que ce monde évoqué a déjà disparu, qu’il est un univers englouti dont seuls quelques témoins subsistent encore. Nous évoluons ainsi dans une actualité à demi amputée parce qu’elle n’est la nôtre qu’incomplètement. Ainsi, lorsque je passe devant l’immeuble où je suis née, où j’ai vécu les vingt premières années de ma vie, où mes parents ont demeuré de 1936 à 1976, certes l’immeuble est toujours là, quasiment inchangé, mais ceux qui y vivaient sont presque tous morts, les murs n’entendent plus raisonner leurs voix, passer leurs silhouettes, s’animer leurs présences. Et que dire quand j’évoque mon cher Rondonneau que je n’ai pas revu depuis le printemps 1960, cette propriété qui fut l’Eden de ma jeunesse, le petit paradis de mon imaginaire, lieu où se sont éveillés mes sens et ma sensibilité ! Nul doute que la rivière des Mauves continue de s’étirer au long des rives moussues avec son chant discret et mélodieux, que le parc s’ouvre à cet endroit précis comme un beau fruit coupé qui nous offre soudain un panorama forestier, que la maison a bien conservé son allure bourgeoise et son toit d’ardoise, qu’il y a toujours au loin, plantées comme des vigiles, la chapelle et la tour d’un ancien monastère, mais les acteurs se sont éclipsés de ce décor enchanteur, remplacés par des visages et une actualité qui ne sont plus les miens, si bien que j’apparais comme une revenante, un fantôme, le spectre d'un temps qui n’est nullement autorisé à se perpétuer. Oui, ma chère Renée n’est plus là devant le portail grand ouvert à nous guetter mes parents et moi avec son bon sourire, si bien que le présent se pare d’étranges images et que penser ainsi le passé est tout ensemble une joie et une souffrance. Le passé, Marcel Proust lui a rendu en littérature une forme de présent et l’a paré d’émotions bouleversantes, mais réactualiser le mien s’accompagne le plus souvent d’une pénible sensation de perdition qui m’affecte, m’immerge dans le sentiment inguérissable d’être non seulement l’orpheline des miens mais l’orpheline du temps. C’est vrai, nous sommes les orphelins de ce temps disparu qui laisse peu de témoins à nos côtés …
Renée est apparue dans mon existence alors que j’avais neuf ans. Maman avait reçu de ses parents, morts à un an l’un de l’autre, un gentil héritage qui a permis l’achat de cette vieille demeure, ancien pavillon de chasse des évêques d’Orléans, sise à 4 km de Meung-sur-Loire. Lorsqu’ils en firent l’acquisition en 1948, elle était en très mauvais état. Tout était à refaire des crêpis extérieurs aux peintures intérieures et à la remise en état du parc parcouru par la rivière des Mauves qui s’y faufilait en formant, ici et là, des charmantes îles auxquelles on accédait grâce à des ponts en bois. Renée est entrée au service de mes parents l’année suivante. C’était alors une jeune femme de 26 ans bien charpentée avec un visage sculpté comme un marbre et une abondante chevelure qui lui donnait un air de déesse antique. Elle était belle et surtout joyeuse et le courant est passé immédiatement entre nous. Elle s’installa bientôt dans le logement de gardien avec son mari Pierre et son fils Serge, âgé de 3 ou 4 ans. Elle se chargerait d’entretenir la maison et le parc, secondée pour les gros travaux par un jardinier, projet qui ne faisait peur ni à sa vigueur, ni à sa robustesse, car Renée aimait le travail, savait l’assumer et s’en prévaloir à l’occasion avec une fierté souveraine. Le travail figurait pour elle une sorte de défi, une grandeur, une dignité morale et physique. Elle trouvait là ses quartiers de noblesse.
Auprès de cette jeune femme dynamique et ardente, j’allais bientôt frotter ma mélancolie naturelle, ma timidité instinctive, mes rêveries de fillette solitaire, mes refoulements de citadine et voir s’ouvrir devant mes yeux extasiés un paradis bucolique propre à enchanter mon enfance. Renée fut en quelque sorte mon école buissonnière, celle où j’ai le mieux appris : de la diversité des chants d’oiseaux à celle des plantes, des légumes et des arbres ; du secret des saisons aux rumeurs des campagnes et aux divers temps des semailles et des moissons. Oui, avec elle, auprès d’elle, j’ai expérimenté l’ordinaire de la vie, ce qui est peut-être le plus extraordinaire, le sens profond de chaque geste, l’attention qu’il ne doit manquer de susciter et la satisfaction engendrée par son accomplissement. Avec quelle hâte, dès qu’un week-end ou des vacances me permettaient de retrouver le Rondonneau, je m’empressais de quitter mes vêtements de citadine pour ceux plus rustiques qui ne craignaient ni la boue des allées, ni la rosée des pelouses, ni la paille des poulaillers. Renée m’a ainsi, au fil du temps, légué une véritable échelle des valeurs, valeurs d'une existence simple et quotidienne. La petite fille des villes se découvrait soudain une âme à l’état de jachère, toute prête à recevoir le bel héritage des vallons et des près.
J’ose avouer que Renée m’a beaucoup eue dans les pattes ; les premières années, je l’ai suivie comme un petit chien, époque où elle m’apprenait à soigner les poules et les lapins, à cueillir les légumes et les fruits, à les conserver sur des claies, à préparer les confitures, les conserves, les confits, à faire dorer sur le coin de la cuisinière à bois les fameuses tartes Tatin qu’elle réussissait à merveille. Elle me préparait également des œufs à la neige, et lorsque nous étions seules, tous les petits plats que maman avait retirés de mes menus parce qu’elle craignait que la mauvaise alimentation de la guerre n’ait laissé des séquelles dans mon foie ou ma vésicule, comme la guerre de 14/18 en avait produites dans son tube digestif, resté fragile sa vie durant. Par chance, grâce aux bons soins de Renée, tout fut remis en bon ordre et je gagnais même les quelques kilos manquants qui faisaient de moi, aux lendemains de l’armistice, une enfant un peu chétive. Avec Renée, les joues roses et les mollets dodus étaient de circonstance et me donnaient la témérité d’entreprendre des jeux plus audacieux : des parties de cache-cache éperdues dans le parc avec mes amis du voisinage, les longues randonnées jusqu’à la chasse du château de la Touanne, les courses folles à bicyclette et les évasions dans les deux barques sur la rivière des Mauves.
Et puis Renée eut un autre mérite, elle a su adoucir les effets négatifs d’une éducation trop austère. Pudique, mon père ne se plaisait guère à exprimer ses sentiments et ma mère avait mal vécu sa grossesse, plus mal encore son accouchement où elle avait, parait-il, tellement souffert qu’elle l’évoquait, trente ans après, avec des trémolos dans la voix. J’avais donc le sentiment d’avoir beaucoup dérangé et Renée a su, grâce à son intuition, chasser de mon esprit l’impression lancinante ( et fausse bien entendu ) que j’étais gênante. Chère Renée ! Lorsque je me suis mariée, trop jeune, elle a vu venir le gendre de Madame avec des yeux furibonds. Finaude, elle avait deviné que notre attelage n’était pas propice aux longs parcours. Et c’est vrai, nous divorcions trois ans plus tard au grand soulagement de Renée qui me répétait : « Je te l’avais bien dit, ma choute, que ce gars-là, il n’était pas fait pour toi. » Heureusement, le second eut davantage de succès et Renée ne s’est pas davantage trompée sur son diagnostic, énoncé ainsi : « Te voilà un bon petit mari pour sûr ! » Merveille, il dure encore ...
Quant à Renée, elle a eu du mal à se remettre de la vente du Rondonneau par mes parents en avril 1961. Puisque je partais habiter en Haute-Savoie, le Rondonneau n’avait plus sa raison d’être. Renée est restée quelque temps avec ceux qui avaient pris la suite, des personnes sympathiques mais qui n’envisageaient pas le parc de la même façon et installaient le chauffage central en lieu et place des feux de cheminées qui diffusaient une chaleur plus rustique … C’en était trop pour Renée qui gagna la ville la plus proche et devint la responsable d’une superette, ce qui lui permettait de voir du monde et l'assurait d'un travail stable. Elle a pris congé en 2006, à l’âge de 83 ans, après une existence où le travail fut sa fierté parce qu’elle entendait le servir avec exigence et qu’elle en recueillait les plus vives satisfactions. Figure inoubliable, elle m'inspire toujours une reconnaissance éternelle et reste intimement mêlée à mon actualité de rat des champs.
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
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