Dominique de Saint Pern, journaliste et auteur de « L’extravagante Dorothy Parker » et de « Les amants du soleil noir », aime à l’évidence les personnalités en rupture de ban avec la société et il est vrai que Karen Blixen a mené une existence singulière, partagée entre l’Afrique où elle jouissait d’une liberté, qui entendait se libérer de tous les codes, et le Danemark où elle devint, dans la seconde moitié de son existence, une femme de lettres reconnue et redoutée, manquant de peu le prix Nobel. Avec cette biographie romancée, Dominique de Saint Pern nous retrace un destin vécu à coups de sabre, constamment contrarié dans son tracé et subi dans un incontestable inconfort de santé, puisque peu de temps après son mariage avec le baron Bror Blixen, Karen devait hériter de la syphilis, mal qu’elle trainera sa vie durant et contre lequel elle luttera avec l’incroyable énergie qui la caractérisait. « Vous ne pensez pas que je vais me plaindre ! » - assurait-elle. Et elle ne se plaignit pas malgré les douleurs, les opérations, les traitements de cheval dont elle fut accablée au fil des années, sa maladie se rappelant à elle sans relâche et jusqu’à son dernier souffle.
Qui était Karen Blixen, cette aristocrate danoise qui semblait être née pour une vie convenue dans un milieu privilégié et une suite de belles demeures et de mondanités, milieu figé dans les exquises manières du passé et les rites des riches oisifs, et ne cessera néanmoins, et contre toute attente, d’être une aventurière au propre et au figuré, menant deux existences assez distinctes l’une de l’autre : la première au cœur de l’Afrique auprès des Kikuyus et l’autre dans sa résidence maritime de Rungstedlund où elle devint, lors de cette seconde partie de sa vie, un écrivain démiurge, mondialement célébré et lu ?
En effet, la baronne et son époux, qui lui avait donné son titre en même temps que la syphilis, avaient acheté une ferme près de Nairobi, au Kenya, avec l’argent de la famille de Karen, les Westenholz, ces vieilles corneilles selon elle. Ils s’y installèrent dans un environnement grandiose afin d’y cultiver le café. L’aristocratie anglaise y avait déjà ses habitudes et une gentry élégante se recevait dans des domaines où le champagne et les vins fins coulaient à flot et où les hommes se plaisaient à afficher leurs conquêtes et leurs trophées de chasse.
Dès les premières pages, nous sommes à Mbogani, au pied du Ngong, là où sera enterré Denys Finch Hatton, l’homme des safaris, la meilleure gâchette d’Afrique ; oui, nous sommes dans cette ferme africaine dont « l’élégante véranda court le long de la façade offerte au levant ». Car Dominique de Saint Pern débute son roman au moment du tournage de « Out of Africa » et auprès de Meryl Streep chargée d’interpréter le personnage de cette romancière et conteuse qui sut envoûter successivement les Kikuyus et ses lecteurs. Karen était une magicienne, assez proche de l’héroïne des « Mille et une Nuits », conteuse hors pair qui ensorcelait ses auditeurs et ne cessa jamais d’être complexe, frivole et extravagante. Elle fut également une chasseresse au cuir endurci par les épreuves, ne se dérobant jamais face à l’obstacle et osant même braver les lions. Karen, divorcée de Bror, ce mari insouciant et futile qui se plaisait davantage dans les pubs et le lit des femmes qu’à gérer sa plantation de café, aimait alors Denys Finch Hatton, cocktail explosif d’érudition raffinée et d’instinct sauvage parfaitement aiguisé, qui lui faisait écouter Mozart, Haendel et Stravinsky sur son gramophone et portait aux nues sa liberté de fouler les terres sauvages et de voler à bord de son biplan jaune citron où il improvisait des loopings qui paniquaient Karen au début de leur liaison. Denys, qui n’acceptait aucune attaches, quelles qu’elles soient, n’épousait pas, disparaissait plusieurs mois d’affilé et trouvera la mort à bord de son avion peu de temps avant que Karen, ruinée par sa plantation, ne regagne le Danemark, abandonnant ses chers Kikuyus et un pays qui l’avait marquée d’une empreinte indélébile. Cette première partie du livre est fascinante et évoquée dans un style lyrique qu'illustrent des descriptions d’une réelle poésie ; on y devine une Karen heureuse, amoureuse, dans un cadre qu’elle a agencé avec goût, autant celui des fleurs et des parterres à l’anglaise que celui d’un intérieur cosy et raffiné où les Kikuyus la servaient en gants blancs dans des services et cristallerie précieux, tout droit venus de Londres ou de Copenhague. Ce sera donc le départ déchirant, l’adieu à l’Afrique, l’adieu à chacun de ses domestiques, à ses squatters et au fidèle Farah, le train qui s’ébranle depuis Mombassa, l’arrivée à Rungstedlung, et son retour, comme elle le souligne elle-même, à la taille enfant.
La seconde partie est un peu moins exaltante, bien que Karen s’apprête à devenir un écrivain de première grandeur. En entrant en écriture à l’âge de 50 ans, elle se transforme en Isak Dinesen et ouvre une page nouvelle de sa vie derrière un masque. Elle n’est plus la même femme, en effet, mais la baronne qui se bâtit une tour d’ivoire contre la douleur des relations humaines. Avant d’être éditée, elle va devoir subir pas mal d’humiliations et deviendra, à la suite de ces nouveaux échecs, une lionne rugissante. Son premier ouvrage « Les sept contes gothiques », sept merveilles chantournées avec sensualité, vont très vite connaitre un succès fou Outre-Atlantique et lui valoir une cour d’adorateurs. Dans sa propriété de Rungstedlund, elle mène une vie simple au côté de sa mère exigeante et tyrannique et se sent à l’étroit. « Les contes d’hiver » sortent puis « Une ferme africaine » en 1937 qu’elle rédige dans un hôtel, à l’extrême nord du Jutland, afin d’évoquer dans la solitude ce chant du cygne du monde indigène. Le succès de ce nouveau livre, publié en Amérique comme les précédents, et dans les deux langues anglaise et danoise, sera foudroyant et bientôt suivi du même succès en Grande-Bretagne. Puis, sa mère meurt, la guerre se déclare et l’oblige à vivre en autarcie dans sa demeure, transformée en ferme, afin de subvenir aux restrictions. En 1943, une certaine Clara Svendsen se propose de devenir sa traductrice en langue française et sera auprès d’elle une compagne dévouée et soumise à ses innombrables caprices et exigences, comme tous ceux qui l’approcheront sous son masque d'Isak Dinesen.
A Rungstedlund, cela devient une foire aux vanités, chacun plus ou moins satisfait de son reflet dans le miroir que la baronne, manipulatrice en diable, leur tend avec malice ou bienveillance. Bientôt se présente un poète Thorkild Bjornvig, de trente ans son cadet, avec lequel elle aura une sorte de liaison spirituelle, instaurant un pacte qui fera de lui sa créature. Il vivra chez elle longtemps, quittant femme et enfant, pour subir, de la part de cette habile magicienne, un envoûtement accompli dans les règles de l’art. De plus en plus malade et dénutrie, elle pèse 31 kilos, Isak Dinesen se rend néanmoins à New-York en 1959, invitée d’honneur de l’Académie des arts et des lettres, où elle parlera pendant plusieurs heures, suscitant un engouement invraisemblable et une standing ovation avec ses récits sur l’Afrique, puis se faisant photographier auprès de Marilyn Monroe et de son mari Arthur Miller. Mais la fin approche. Isak Dinesen, doublée de Karen Blixen, fait ses adieux à ce qu’elle a aimé, la nature, les oiseaux, les lumières d’automne. Elle a encore rédigé « Les derniers contes » face à ses arbres triplement centenaires et créé sa fondation dans sa demeure de Rungstedlund, reposant désormais dans le parc, où elle s'est si souvent promenée, auprès de son chien Pasop.
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
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