Voici un livre délicat, rédigé en une sorte d’apnée, comme si les vies décrites, non enracinées, étaient celles d’êtres imaginaires dont l’auteure nous rappelle que leur mystère est comme une seconde présence et leur étrangeté ce qui, en eux, est le plus intime, enfin que la seule liberté dont ils disposent est celle de tracer leur itinéraire dans la forêt obscure d’un inconscient qui les déborde. Oui, l’inconnu est sans doute leur seul possible. Le titre l’évoque d’ailleurs : « L’enfant qui … », celui-ci n’est-il pas au carrefour de toutes les routes, prisonnier de l’indéfini, à la lisière d’un ailleurs qui n’a pas encore livré ses secrets ?
« Reste immobile, n’aie pas peur du gouffre. Le temps va passer. Tu peux te balancer lentement, doucement. La lumière n’entrera dans la cuisine qu’en plein midi, jusque-là tu peux rester dans la clarté tamisée par les grands arbres, avec encore quelque chose de la nuit autour de toi, qui t’apaise. Je te vois, debout devant la fenêtre, le regard perdu, ou à la table, assis, devant ton petit bol bleu.
Tu es seul comme peut l’être quelqu’un dans un tableau.
Je voudrais poser ma main sur tes cheveux. Si je ferme les yeux, je peux les sentir très doux, même si aucun peigne n’a raison de tes boucles emmêlées. La paume de ma main les effleure. Tu peux croire que c’est juste de l’air qui passe par les vitres mal jointes. »
Dans cet ouvrage, trois destins s’entrecroisent : celui d’une grand-mère qui s’est définitivement immergée dans son passé, celui un père veuf qui n’a pu se délivrer d’un désir qui encombre sa mémoire et celui d'un enfant, le fils de cet homme et le petit-fils de cette grand-mère, dont la mère a disparu et n’a eu que le temps de le guider à pas lents vers l’affranchissement et le périlleux voyage de la vie.
« Aujourd’hui tu revois son visage quand elle s’était tournée vers toi. Le visage de ce jour-là. Lavé de tout, juste empreint de son amour infini pour toi. Ce visage-là t’accompagnera toute ta vie. Garde-le en toi et oublie tout le reste. Tu le retrouveras dans le visage de chaque madone sur les tableaux. Garde-le. Toi tu sais que les mères qui ont ce visage-là sont celles qui ont su un jour retenir leur pas. Un enfant comprend tout. Le pas en arrière, c’était le pas de ta vie. Car tu l’aurais suivie. Et elle le savait. »
Le récit poétique de Jeanne Benameur reprend les mythes qui traitent autant du monde des morts que du monde des vivants et dispersent leurs itinéraires à travers notre propre forêt intérieure. Quant à l’écriture, elle est sobre et belle et comme suspendue au-dessus de l’incarnation du sens ainsi qu’est la vie et le risque permanent de s’y perdre. L’écrivaine ne cesse de convoquer les sensations enfouies et les émotions latentes pour composer ce chant qui a vocation à exprimer ce qui, en chacun de nous, est le plus intime, employant à cette fin une langue dont elle dit elle-même qu’elle est la langue d’avant toutes les langues.
« Les mots sont inconnus. C’est une langue du dessous des choses. La langue du corps de la mère. Une langue qui a roulé sous les pas de tous ceux qui marchent sur les routes, dans leur sang, sous leur peau et sous les pierres. Cette langue-là est vieille et obscure. Tu l’entends. Elle dit le dedans et le dehors, la peau entre les deux. Fragile. Vivante. Elle œuvre. »
Malheureusement, Jeanne Benameur n’a pas su conclure son ouvrage. Tout à coup, la route bifurque et l’enchantement se dissout comme la brume si douce qui nous enveloppait. Ce qu’elle racontait, avec le velouté des mots, est remplacé soudain, dans les toutes dernières pages, par les conseils bienveillants d’une psychologue éclairée se substituant à la fée qui nous conduisait dans des chemins creux, encombrés de bruyères. Quel dommage ! Un tel conte envoûtant méritait une plus belle fin.
Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE
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