Disparu il y a 71 ans, Georges Bernanos a deviné avant l’heure les dangers et les excès qui menacent notre monde contemporain. Il les a même décrits dans plusieurs de ses ouvrages avec une prémonition qui laisse pantois, ouvrages que l’on republie aujourd’hui tant sa parole demeure vivante. Insoumis et radical, Bernanos n’a cessé de chambarder son époque par son incroyable perspicacité et ses dons de visionnaire. Allié de Mauriac, il se plaisait comme l’auteur du « Nœud de vipères », à pointer du doigt la bourgeoisie pharisienne. L’écrivain était un trublion né. Dès ses premiers écrits, il dérange, d’autant que sa foi s’avère d’une exigence absolue et son caractère celui d’un insoumis permanent : « La civilisation parle pour la partie basse de l’homme. Nous parions pour l’autre. Etre héroïque ou n’être plus. » - écrivait-il tant la partie la plus haute de l’homme était son credo. « La liberté, certes, mais pas n’importe laquelle, seule celle qui rend l’homme digne » – précisait-il. L’horizon, selon Bernanos, était celui d’un absolu, le souci d’être continûment loin des tièdes et des dociles. Il osait même affirmer non sans humour : «Quand je n’aurai plus que les fesses pour penser, j’irai m’asseoir à l’Académie. »
Quel était son statut vis-à-vis de ses contemporains ? Certainement celui d’un écrivain rebelle, un prophète inapte à jouir du moment présent, un romancier qui savait sonder les âmes mais un anarcho-mystique politiquement égaré, un prophète qui soufflait le chaud et le froid et refusait avec véhémence de s’adapter aux exigences de la vie pratique. En quelque sorte, un Don Quichotte impétueux, soldat de Dieu certes, mais en qui sommeillait un apprenti sorcier, selon Henri Clouard. La pauvreté et l’esprit d’enfance sont parmi les valeurs clés de ses romans comme « Les grands cimetières sous la lune » et « Mouchette ». « La France contre les robots », publié en 1944, est une réflexion sur la civilisation moderne et les progrès techniques qui empêchent l’épanouissement de l’homme et de sa liberté. Pierre Cormary a dit de lui qu’il est le divin monstre de la littérature française : « Un auteur dont tout le mal qu’on dira de lui sera toujours inférieur au bien qu’il nous a fait. » « S’il arrive que son intransigeance lasse et que sa fureur perpétuelle ennuie » – ajoute-t-il – « quel homme ! Et quel écrivain ! » En vérité, ce ténébreux voit clair. Chez lui grandeur, véhémence, puissance de l’indignation sont proches de Dostoïevski et des grands écrivains chrétiens. Dès 1938, Bernanos et sa famille (il a épousé une descendante d’un frère de Jeanne d’Arc et aura 6 enfants), il annonce la couleur : « Je ne suis nullement un passéiste, je déteste toutes les espèces de bigoteries superstitieuses qui trahissent l’esprit pour la lettre. (…) Je défie qu’on trouve dans mes livres aucune des écoeurantes mièvreries sentimentales dont sont prodigues les dévots du bon vieux temps. » Voilà, comment il lui arrive de remonter les bretelles de ses détracteurs … « Des imbéciles s’imaginent que je passe mon temps à regretter le passé, mais je ne pense qu’à l’avenir. » Et toujours avec le même humour mordant : "Les ratés ne vous rateront pas".
Georges Bernanos et sa famille passeront plusieurs années au Brésil mais Bernanos met un terme à cet exil volontaire en 1945. Dans la France retrouvée, il découvre la libération et n’y voit, en définitive, que les effets d’une victoire de la barbarie sur la civilisation, avec l’épuration. Très vite d’ailleurs, il ne tarde pas à supposer les méfaits que le nouveau monde en gestation et les prémices de la sainte alliance entre la croissance économique et la consommation de masse, le tout régulé par la techno-structure, vont produire : « La plupart des démocraties, à commencer par la nôtre, exercent une véritable dictature économique. » Le pouvoir crée tout simplement « l’homo économicus », un être réduit à l’état d’objet, en quelque sorte une marchandise. Si bien qu’à ses yeux l’avenir prend les apparences d’une tyrannie, entraînant irrévocablement l’abandon de l’âme et le progressif anéantissement de toute vie intérieure.
« Il y a une crise française, il y a une crise de l’Europe, mais je pense autant vous le dire tout de suite, que ces crises ne sont que les aspects d’une crise d’un caractère général. Cette crise est une crise de civilisation. » Il prévoit donc la naissance d’une société qui ferait « de l’homme libre une espèce de monstre réputé dangereux pour la collectivité tout entière ». Selon lui, l’avenir a le visage inhumain d’une tyrannie mondialisée, souligne Paulin Césari .
Curieusement, cet homme nous l’avons sous les yeux au quotidien. Il est celui que Bernanos avait prévu dès les années 1946, un homme réduit et résigné, « prochainement remplacé par la machine à penser qu’ils attendent, qu’ils exigent, qui va venir » - poursuit-il. Et, en effet, elle se profile avec l’homme augmenté et l’intelligence artificielle selon les prophètes du transhumanisme … Ce visionnaire incroyable avait donc tout subodoré. A son époque, on peut admettre que quelques-uns aient raillé son pessimisme et l’ait trouvé extravagant. Mais de nos jours, comment ne pas être sidéré par une telle clairvoyance, une telle prémonition. « Nous n’assistons pas à la fin naturelle d’une grande civilisation humaine, mais à la naissance d’une civilisation inhumaine qui ne saurait s’établir que grâce à une vaste, à une immense, à une universelle stérilisation des hautes valeurs de la vie. »
Oui, cher Bernanos, il est grand temps que les hommes et les femmes d’aujourd’hui se réveillent. A coup sûr, vous auriez été pour ceux qui entendent résister, qui pratiquent l’insoumission radicale, cela en la payant au prix le plus fort, la prudence étant trop souvent l’alibi des lâches. Nous ne souhaitons pas être ce vous désigniez déjà comme … « les chimpanzés du futur ».
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