Personne n’a oublié Péguy romancier et Péguy poète, mais bien peu doivent se souvenir que cet auteur majeur a été aussi un essayiste qu’on devrait peut-être relire en cette période d’élection sur fond de crise économique.
L’argent
Charles Péguy (1873 – 1914)
Les différentes crises, qui ne sont que les épisodes d’une même et profonde dépression qui affecte l’économie mondiale depuis la fin des Trente Glorieuses, ramènent cet essai de Charles Péguy sur l’argent au cœur de l’actualité. Ce texte publié en 1913, juste avant le conflit mondial qui sera fatal à son auteur, nous rappelle que cet affrontement est aussi l’aboutissement d’une grande effervescence sociale et économique. Il serait donc profitable de méditer ce que Péguy pensait à cette époque avant de se projeter dans un avenir bien incertain.
En essayant de comprendre les arguments de Péguy, j’ai eu l’impression de me retrouver dans certains cours d’histoire, juste après 68, où des professeurs très politisés essayaient de faire entrer les idées, les événements, les mouvements de pensée,… dans des grilles de lecture prédéfinies permettant de justifier leur propre engagement politique. J’ai eu ainsi la nette impression que l’auteur se servait de sa propre expérience, de son vécu, pour construire une théorie pouvant servir de fondation à une action politique capable de sortir le monde de la situation dans laquelle il était englué en 1913.
La théorie de Péguy est audacieuse, elle cherche à combiner les forces et les idéaux des deux institutions les plus puissantes du pays : les hussards noirs de la République et l’Eglise, deux institutions idéologiquement opposées mais, d’après Péguy, complémentaires dans leur mission. Je n’oserai aucun jugement sur cette théorie, je me contenterai de constater ce que l’auteur a écrit et chacun, après la lecture de cet essai, pourra se faire sa propre opinion. Nombreux sont ceux qui ont cherché à comprendre Péguy mais chacun a eu un avis différent, ce que le préfacier explique dans une note : « on a tourné sur tous les modes autour de l’insaisissable Péguy, nationaliste, libertaire, catholique, socialiste, anticlérical, dreyfusard, réactionnaire… »
Dans cet essai, Péguy fait l’apologie d’un temps où le travail n’était pas une vulgaire marchandise, où il était souvent un art, où il n’avait pas encore connu les transformations liées au productivisme et à la rentabilité. Lui-même a connu l’artisanat dans sa famille et le travail qu’il prétend noble. « Travailler était leur joie même, et la racine profonde de leur être. Et la raison de leur être ». Il présente le travail comme un mode de vie, le travail pour le travail, pour le travail bien fait, pour l’honneur, pas pour l’argent ou un quelconque avantage.
Mais les temps ont changé et les valeurs ont été bouleversées. "Le monde a moins changé depuis Jésus-Christ qu’il n’a changé depuis trente ans". Avec la révolution industrielle, une nouvelle classe s’est fortement renforcée : la bourgeoisie a pris le pouvoir, tous les pouvoirs. « C’est parce que la bourgeoisie s’est mise à exercer un chantage perpétuel sur le travail de l’homme que nous vivons sous ce régime de coups de bourse et de chantage perpétuel que sont notamment les grèves ». Et il enfonce fermement le clou : "Tout le mal est venu de la bourgeoisie. Toute l’aberration, tout le crime. C’est la bourgeoisie capitaliste qui a infecté le peuple".
Péguy rêve de ce temps où « On ne gagnait rien ; on ne dépensait rien ; et tout le monde vivait. » « On ne gagnait rien, on vivait de rien, on était heureux ». Ce temps où l’argent était seulement le fruit du travail, l’argent nécessaire à la vie en société mais pas le maître du monde. « L’argent est plus honorable que le gouvernement, car on ne peut pas vivre sans argent, et on peut très bien vivre sans exercer un gouvernement. L’argent n’est point déshonorant, quand il est le salaire, et la rémunération et la paye, par conséquent quand il est le traitement. Quand il est pauvrement gagné. Il n’est déshonorant que quand il est l’argent des gens du monde. »
Il conviendrait donc de revenir vers ce temps où l’argent n’avait pas, selon l’auteur, encore pourri le monde. Ce temps où les hussards noirs de la République se contentaient d’enseigner ce qu’il leur rappelle vertement : " Apprenez-leur donc à lire, à écrire et à compter. Ce n’est pas seulement très utile. Ce n’est pas seulement très honorable. C’est la base de tout " - estimant que, depuis un certain temps, ils auraient failli à leur mission essentielle pour s’intéresser davantage à la politique et au syndicalisme.
Le modernisme, sous l’impulsion de la bourgeoisie, aurait perverti la société. « Le modernisme est un système de complaisance. La liberté est un système de déférence. Le modernisme est un système de politesse. La liberté est un système de respect ». Il conviendrait donc de revenir à des valeurs ancestrales pour oublier les turpitudes crées par l’argent trop facile. La figure emblématique de cette perversion est Jaurès qui l’accuse de tous les maux, notamment de celui de la capitulation sous toutes ses formes. Péguy, fils d’artisan pauvre, pur produit de l’Ecole Normale, pense que le travail à la mode artisanale, l’enseignement intègre et honnête sans pollution politique, le retour aux valeurs traditionnelles pourraient sauver le pays. C’est sa vision, même si elle n’est pas forcément très judicieuse, très pertinente, ni totalement empreinte de justice et d’égalité, chacun jugera et appréciera. En attendant, Louise Bottu a eu diablement raison de nous rappeler que Péguy n’était pas qu’un poète un peu oublié.
Denis BILLAMBOZ
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